Nous publions ci-dessous des extraits d’un courrier qu’une jeune toulousaine nous a envoyé. Cette lettre illustre bien le comportement de la police et de la justice à l’égard des jeunes et des travailleurs d’origine immigrée.
La dernière fois que j’ai vu mon frère Ahmed, au printemps 2007, je ne pensais pas qu’il allait fêter son vingtième anniversaire en prison. Je ne pensais pas que la justice était devenue folle. Ou alors je voulais garder un peu d’espoir avant de me laisser aller au cynisme face à une véritable machine à fabriquer du délinquant.
Les faits
Ma famille habitait Colmar, en Alsace. Un matin, vers 6 heures, des hommes cagoulés et armés ont défoncé la porte de chez mes parents. Mon père, réveillé d’un coup, a pensé en les voyant que c’était des criminels, des fous venus les tuer. C’était le GIGN.
Ils sont montés à l’étage vers la chambre des petits, ont menotté l’un de mes frères, qui en fait s’est révélé être la mauvaise personne (le policier l’a donc libéré, avant de lui balancer un coup de botte dans le visage, ce qui l’a assommé). Puis, dans la deuxième chambre, ils sont tombés sur ma petite sœur de 16 ans, qui s’est réveillée avec une arme pointée sur la tête, sommée de lever les bras. Pour finir, ils ont arrêté Ahmed et ont fouillé toute la maison sans dire pourquoi, si ce n’est qu’ils cherchaient des armes, qu’ils n’ont pas trouvées puisqu’il n’y en avait pas.
Un mois plus tôt, d’autres policiers, les « gentils » comme dit ma mère, étaient déjà venus perquisitionner. A 6 heures du matin, les douanes, les stups, la police nationale et la gendarmerie ont fouillé toute la maison avec des chiens. Ils ont arrêté deux de mes frères, dont Ahmed, sur la foi d’une dénonciation viciée. Un dealer a marchandé avec la police une réduction de peine contre des noms.
Après la fouille, n’ayant rien trouvé, la police a ramassé des emballages en aluminium de paquets de cigarettes, qu’ils ont exhibés comme la preuve principale de l’existence d’un réseau mafieux.
Ahmed est enfermé depuis le mois de mai. Aujourd’hui, il a 20 ans, et dans chacune de ses lettres, il raconte de quelle manière il occupe ses journées entre musculation, télé et cours de religion. Les autres cours pour lesquels il a déposé une demande lui ont été refusés.
Dans chaque lettre qu’il nous envoie, il raconte ne pas comprendre, ne plus avoir ni confiance ni espoir, car quoiqu’il fasse pour réussir ses études et sa vie, chaque fois qu’il se passe le moindre délit dans un périmètre de plus en plus large, il est présumé coupable.
Souvenirs, souvenirs
Longtemps j’ai évité de raconter ces histoires. Mes parents nous ont élevés avec un principe simple : nous ne sommes pas chez nous, il faut être encore plus blancs que tous ceux d’ici, encore plus invisibles, quitte à baisser les yeux plutôt que de se plaindre d’une quelconque injustice.
Mais aussi loin que remonte ma mémoire, il me reste des souvenirs vivants et tragiques de violences à répétition.
Le premier de mes frères a passé sa vie à subir des contrôles d’identité, même dans le village où il vit, par des gendarmes et des policiers qui connaissaient son nom et son prénom.
Un jour, deux de mes frères ont été contrôlés, puis amenés en voiture, quelques kilomètres plus loin, pour être lâchés en pleine campagne. Les policiers n’avaient rien à leur reprocher, mais c’était sans doute très amusant de savoir que mes frères allaient devoir marcher pendant des heures pour rentrer chez eux. Sinon je ne vois pas trop l’intérêt.
Un été, trois types ont agressé l’un de mes frères. Deux le tenaient, le troisième le tabassait – et ce à tour de rôle, en le traitant de « sale arabe ». Il est rentré le visage en sang, cassé en deux. Mon père l’a accompagné à la gendarmerie pour porter plainte, comme pour n’importe quelle affaire d’agression – qui plus est raciste. Le gendarme a refusé d’enregistrer la plainte avant de faire un test sanguin : il était convaincu que mon frère s’était drogué et avait provoqué ces trois types.
Les économies parallèles
En France, aujourd’hui, il y a une économie parallèle puissante, organisée et violente – mais pas là où on le pense a priori. Pour l’affaire des stupéfiants, tout a été commandité par un officier de police assuré de faire sa promotion sur l’arrestation de mes frères. Pendant leur enfermement, ils ont sympathisé avec un policier qui leur a tout expliqué. Quand l’officier a vu les noms de mes frères, il a pensé de suite qu’il avait déniché « de gros caïds ». Il a réveillé le procureur, le préfet, fait intervenir les stups, les douanes, la gendarmerie, des chiens, etc., pour « cueillir » mes frères au plus vite, sans faire de véritable enquête, pour ne pas perdre cette belle opportunité de promotion. Combien d’autres policiers pensent faire carrière grâce à des enquêtes bâclées ?
Mais le pire n’est pas là. Le pire c’était notre avocat, commis d’office à la cour de Colmar. Il a fait traîner l’affaire, sans déposer d’appel, sans demander de mise en liberté et sans aider mes parents – qui ne savent ni lire ni écrire en français – à rédiger leurs demandes de visite.
Cet avocat a vu mon frère une fois. Il l’a laissé croupir dans sa cage pendant des mois, pour rien. Mon père, qui allait tous les jours au tribunal pour essayer de parler à quelqu’un, l’a croisé un jour dans un couloir et a tenté de lui parler. L’avocat lui a dit de l’attendre là, qu’il allait revenir : mon père est resté sans bouger pendant près de trois heures à attendre, comme mon frère attend encore. Depuis le mois de mai, l’avocat a fait traîner l’histoire – en étant payé par l’Etat. Est-ce que cette économie parallèle n’est pas la plus dangereuse ?
On s’inquiète vraiment. Les contrôles d’identité à répétition, quand ils étaient petits, ça allait : on baissait la tête en se disant que c’était ça, la police. Mais si maintenant ça tourne à l’acharnement judiciaire, il n’est plus question de laisser faire en espérant que ça s’arrange.
L’urgence, pour ma famille, est que mon frère sorte de prison, avant qu’il ne devienne ce qu’ils veulent en faire, qu’il arrête ses études en attendant la prochaine fois que la police aura besoin d’une tête de turc, d’un potentiel terroriste ou d’un parrain d’une quelconque mafia.
Le pire, c’est que le cas de mon frère n’est pas isolé. Ils sont des milliers à être enfermés, parfois depuis deux ans, en attente d’un éventuel procès. Si vous les laissez là pendant deux ans, avec des enquêtes bâclées et des avocats démissionnaires, vous pouvez tout aussi bien rétablir la peine de mort, parce qu’à ce compte c’est toute une jeunesse qu’on assassine à coups de violence et d’injustices répétées.
Fatiha M.
Grande sœur affolée