La lutte contre la casse des retraites a montré que l’immense majorité de la population s’opposait à cette contre-réforme. La participation aux grandes journées de mobilisation est montée jusqu’à 3,5 millions de manifestants. Parallèlement à ces grandes journées, de nombreuses grèves illimitées étaient en cours dans tout le pays. De « petites » manifestations – de 2 ou 3000 personnes – ont eu lieu jusque dans des petites villes de province, où il arrivait que plus d’un quart de la population locale soit dans la rue. A travers le pays, les lycéens et les étudiants se sont lancés dans l’action. Les mobilisations s’accompagnaient souvent de débrayages de salariés dans les entreprises locales, dans les hôpitaux, les administrations publiques et les écoles. Le pays était en ébullition.
Au plus fort des mobilisations, les sondages indiquaient que 70 % de la population les soutenaient. Ce soutien était souvent actif, comme le montre ce que disait Marcel Croquefer, délégué CGT à la raffinerie des Flandres de Dunkerque : « On reçoit des milliers d’euros d’employés de PME, de profs, d’intermittents du spectacle, de gens qui travaillent dans des bureaux de la région lilloise et qui nous envoient spontanément de l’argent en disant : “Moi si je me mets en grève, cela ne change rien. Alors que vous, il ne faut pas que vous lâchiez !” »
Au milieu du mois d’octobre, 60 % des sondés se disaient favorables à une « radicalisation » de la lutte. Ce chiffre a enlevé au gouvernement Sarkozy toute possibilité de prétendre agir au nom d’une soi-disant « majorité silencieuse ». La masse de la population comprenait bien que la réforme était une régression sociale majeure portant gravement atteinte à ses intérêts.
La dégradation des retraites touche pratiquement tout le monde, à l’exception des riches. Mais au-delà de la question des retraites, ce mouvement a révélé un profond malaise, dans la société française. Tout le mécontentement accumulé au cours des dernières années a commencé à remonter à la surface. Certes, la réforme est passée. Mais la droite payera cette « victoire » par un renforcement du sentiment d’injustice qui brûle dans le coeur de millions de personnes – et qui rajoute du matériel combustible dans les fondements de l’édifice capitaliste. Tôt ou tard, ce matériel explosera. Dans l’immédiat, les militants syndicaux, les étudiants, les lycéens, les militants du PCF et d’autres formations politiques impliqués dans cette lutte vont réfléchir à ses enseignements.
La puissance de la classe ouvrière
Le premier de ces enseignements, c’est l’énorme puissance potentielle de la classe ouvrière. Nous insistons sur ce point, car il est d’une importance absolument cruciale dans le combat contre le capitalisme. La grève dans les raffineries et les dépôts pétroliers a fourni une preuve concrète de cette puissance. Quand on pense que les travailleurs d’un seul secteur de l’économie, s’ils restent en grève, peuvent mettre l’économie capitaliste à genoux, on se rend compte de l’énorme pouvoir qui est concentré entre les mains des travailleurs de ce pays, comme d’ailleurs de tous les pays industrialisés du monde. Rien ne se passe sans leur assentiment.
Les salariés font partie des « moyens de production » dont les capitalistes disposent et dont ils tirent leurs fortunes. L’homme et la machine forment un ensemble inséparable, un mécanisme unifié, pour ainsi dire. Cependant, malgré tous leurs efforts, les capitalistes ne parviendront jamais à réduire les travailleurs au rang de simples automates. La position des travailleurs leur donne le pouvoir de suspendre, partiellement ou totalement, le fonctionnement de la machine infernale de l’exploitation capitaliste, au moyen de la grève. Malgré toutes les théories savantes sur la « disparition » supposée du salariat, le fait est qu’en raison de la sophistication accrue des techniques de production et d’échange, dont découle une plus grande interdépendance des différentes branches de l’économie, les travailleurs n’ont jamais concentré autant de pouvoir entre leurs mains. Le problème est qu’ils n’en sont pas conscients, pour la plupart. Aider les travailleurs à prendre conscience de ce pouvoir – qui constitue la clé de leur émancipation future – est l’une des tâches les plus importantes que le mouvement communiste et syndical doit s’assigner dans les mois et les années à venir.
Comme la grande grève de 1995 et la mobilisation contre le CPE, cette lutte a fait émerger une nouvelle génération de militants. De même, des « anciens » – parfois découragés par des défaites et des déceptions – ont été relancés et enhardis. Des centaines de milliers de salariés et de jeunes ont participé pour la première fois de leur vie à des actions militantes. Cette lutte imprimera sa marque sur le mouvement ouvrier. Cependant, elle s’est soldée par une défaite. Nous devons essayer d’en comprendre les raisons.
Le rôle de la direction
Le gouvernement était effrayé par la montée en puissance du mouvement. Certes, dans un premier temps, la perspective d’une série de « journées d’action » ne l’inquiétait pas. Il misait sur un essoufflement graduel de ces mobilisations de 24 heures. Il se félicitait de la « modération » et de l’attitude « responsable » des directions confédérales. Mais avec les grèves dans les ports et les raffineries, avec ce qui se passait à Marseille, au Havre et ailleurs, avec la multiplication des actions « spontanées », des blocages, des grèves reconductibles, et enfin la perspective d’une entrée en action massive de la jeunesse, le gouvernement commençait à sérieusement s’inquiéter. Dès lors, toute la machine gouvernementale, médiatique et répressive a été mise en branle.
La désinformation, la levée des barrages par la police, le recours aux agents provocateurs, la répression des manifestants et des lycéens, le blocage « préventif » d’universités par la police (comme par exemple à la Sorbonne, le 26 octobre) : tout ceci montre que nous faisions face à un adversaire implacable, doté d’une stratégie réfléchie, concertée et centralisée, mettant tous ses atouts dans la balance pour parvenir à ses fins. De notre côté, par contre, le combat avait un caractère éparpillé. Les différents détachements des opposants à la réforme avançaient en ordre dispersé. Il nous manquait une stratégie de lutte collective et coordonnée. Cette situation s’explique en grande partie par le comportement des directions confédérales.
Dès le départ, les objectifs et les formes d’action envisagées par les directions confédérales étaient très limités. Au moyen de mobilisations de 24 heures, elles prétendaient convaincre le gouvernement d’ouvrir des négociations. Cette prise de position revenait à admettre implicitement le principe d’une dégradation de nos retraites, puisqu’il est évident qu’aucune « négociation » avec Sarkozy ne pouvait aboutir à une améliorationde celles-ci. Par ailleurs, cette posture laissait au gouvernement la possibilité de mettre fin à la mobilisation par un simple engagement à négocier. La stratégie du gouvernement consistait à laisser passer les journées de mobilisations successives, à introduire quelques modifications mineures préparées d’avance, puis à entériner l’essentiel de la réforme. A aucun moment les directions de FO, de la CFDT et même de la CGT n’ont encouragé des mouvements de grève illimitée. Et ils n’ont rien fait pour pousser à la généralisation des grèves illimitées qui se sont développées à partir du 12 octobre.
Thibault se bornait à l’idée que la reconduction des grèves devait être « décidée par la base », ce qui est une évidence, puisqu’il est impossible de mettre des travailleurs en grève sans leur assentiment. Cette posture revenait à abdiquer toute responsabilité dans la direction de la lutte, en dehors de la convocation de journées d’action qui, à elles seules, n’ont pas suffit et ne pouvaient pas suffire à infliger une défaite à Sarkozy. Dire aux travailleurs : « faites grève si vous voulez, quand vous voulez, c’est à vous de voir », sans aucune tentative de renforcer, de généraliser et coordonner les grèves en cours, de façon à maximiser leur impact et augmenter les chances d’emporter la bataille, cela revenait à laisser les différents secteurs en grève se débrouiller seuls et, en définitive, favoriser leur isolement et leur défaite.
Quant à Chérèque, il a activement cherché à limiter l’ampleur et la durée du mouvement. Il a approuvé le déblocage des raffineries et des dépôts de carburants par la police. Aussitôt la reprise du travail amorcée, dans les raffineries, à la SNCF et chez les éboueurs, il a tendu la main au gouvernement et au MEDEF, leur proposant des négociations sur « l’emploi des jeunes et des seniors », afin de « tourner la page » de la contestation de la réforme des retraites. Ces négociations ne déboucheront sur rien, bien évidemment, ou du moins sur rien de positif. Pour les travailleurs syndiqués à la CFDT, les leçons de cette lutte sont évidentes : s’ils veulent que leurs dirigeants soient autre chose qu’une « cinquième colonne » du patronat et du gouvernement au sein du mouvement syndical, il faut qu’ils se débarrassent de Chérèque et consorts. Chez FO, le problème se pose dans les mêmes termes vis-à-vis de Mailly et compagnie.
Lutter pour le socialisme !
La bataille contre la réforme des retraites a été perdue, mais ce n’est qu’une bataille. En tirant les leçons de nos échecs, nous préparerons nos victoires futures. Cependant, la réalité du système capitaliste est telle que même des victoires ne peuvent être qu’éphémères, tant que les banques et les principaux leviers de l’économie nationale demeurent la propriété des capitalistes. Si la réforme des retraites avait été repoussée cette fois-ci, elle aurait été remise à l’ordre du jour à une date ultérieure. Le système capitaliste est désormais incompatible non seulement avec le progrès social, mais aussi avec les conquêtes sociales du passé.
A force de voir leurs droits et leurs acquis bafoués et démolis, à force de voir leurs conditions d’existence se dégrader mois après mois, année après année, les travailleurs en viendront à la conclusion que des luttes partielles et sporadiques ne sont pas suffisantes, pas plus que des changements de gouvernement qui ne changent rien au système qui les opprime. Ils en viendront à la conclusion qu’il n’y a pas d’autre solution qu’un renversement de l’ordre établi, c’est-à-dire leur émancipation complète du carcan capitaliste.