La multiplication des appels syndicaux à un mouvement de grève reconductible, à partir du 12 octobre, fait entrer la bataille des retraites dans une phase décisive. Les dés sont jetés. La mobilisation de mardi prochain et des jours suivants sera déterminante pour l’ensemble du mouvement. Si une grève reconductible solide se développe dans au moins un ou deux secteurs clés de l’économie, et qu’elle entraîne assez rapidement d’autres secteurs, une victoire est possible. A l’inverse, si, par exemple, une grève illimitée des cheminots devait rester trop longtemps isolée, le gouvernement « tiendrait » et la grève risquerait de s’essouffler. Bien sûr, la réalité vivante de la lutte est toujours plus riche que ce genre d’hypothèses. La mobilisation de la jeunesse, notamment, est un facteur important qui peut modifier le rapport de forces. Mais lorsque Philippe Touzet, délégué central de Sud-RATP, déclare que la grève illimitée est la « dernière cartouche » du mouvement, il exprime un sentiment partagé par de très nombreux militants syndicaux.
Face à cette nouvelle situation, le gouvernement se dit « serein » et affiche sa détermination. Le Figaro du 7 octobre cite un « conseiller de l’Elysée » qui déclare : « on est plus dans le rituel que dans le combat ». Mais derrière cette assurance de façade, le pouvoir retient son souffle. On ne l’entend plus disserter sur la « décélération » du mouvement. La lutte contre la réforme Woerth cristallise l’énorme quantité de colère et de frustration qui s’est accumulée dans la masse de la population. Dans les nombreuses grèves qui ont éclaté, ces dernières semaines, le rejet de la réforme Woerth se greffe à d’autres revendications : sur les salaires, les conditions de travail, la sauvegarde de l’emploi, etc. Le gouvernement atteint des records d’impopularité. Il est criblé d’« affaires » et divisé. Ces fissures, au sommet de l’Etat, encouragent la mobilisation. Dans ce contexte, on ne peut exclure aucun scénario – y compris le développement impétueux d’une grève illimitée qui paralyserait toute l’économie, dans la meilleure tradition du mouvement ouvrier français.
Les appels à la grève reconductible confirment la combativité croissante des bases syndicales, en particulier à la CGT. Désormais, tout le monde comprend qu’on ne pourra pas faire plier le gouvernement au moyen de journées d’action, même massives. Tout le monde le comprend – sauf, naturellement, François Chérèque, qui voit dans les grèves reconductibles un « piège » que nous tend le gouvernement. Dans son infinie sagesse, le dirigeant de la CFDT se refuse également à appeler la jeunesse à se mobiliser : « ce serait l’arme des faibles », explique-t-il. En voilà un qui a tout compris à la lutte contre le CPE ! Avec de tels « amis », les travailleurs n’ont pas besoin d’ennemis.
Depuis le début du mouvement, des dizaines de milliers de militants syndicaux travaillent d’arrache-pied pour mobiliser les travailleurs dans la lutte contre la casse de nos retraites. Ils ont préparé sans relâche chacune des journées d’action. Et à présent, tous ceux qui ont pris la décision d’appeler à des grèves illimitées vont redoubler d’énergie pour faire en sorte qu’elles soient un succès, car ils en mesurent bien la difficulté. Ce faisant, ils ont besoin d’un soutien clair et franc des directions confédérales. L’attitude des dirigeants confédéraux de la CGT – qui est la force décisive de cette lutte – est particulièrement déterminante. Lors de la réunion confédérale du 5 octobre dernier, Maryse Treton, dirigeante de la Fédération Agroalimentaire et Forestière, réclamait des sommets de la CGT qu’ils se prononcent clairement pour un mouvement de grève reconductible : « il y a nécessité d’une impulsion confédérale affirmée pour accélérer le processus de lutte et prolonger le 12 octobre. Cette impulsion confédérale est indispensable ; il n’y a pas de génération spontanée dans la lutte. »
C’est absolument correct. Une « impulsion confédérale affirmée » : voilà précisément ce qui manque, aujourd’hui. Pour justifier le fait qu’il n’appelle pas lui-même au développement d’une grève reconductible, à partir du 12 octobre, Bernard Thibault explique que la lutte appartient aux salariés et que la direction de la CGT ne veut pas se substituer aux décisions démocratiques des Assemblées Générales de salariés. Or, personne ne le lui demande. Dans leurs AG, les salariés ont toute liberté de voter pour ou contre les mots d’ordre des directions syndicales. Mais des mots d’ordre et une perspective clairs, de la part des directions, peuvent faire une grande différence lorsqu’il s’agit de mobiliser tous ceux qui hésitent à se lancer dans la bataille. A l’inverse, les hésitations des salariés se nourrissent des silences des directions.
Si la direction de la CGT appelait franchement à développer un mouvement de grève reconductible, ne risquerait-on pas de voir « l’unité syndicale » voler en éclats ? En effet, François Chérèque et d’autres dirigeants (CGC, CFTC) pourraient claquer la porte de l’intersyndicale. Ceci dit, autant l’unité syndicale est une grande force, autant il serait absurde, pour la CGT, de renoncer à défendre des mots d’ordre corrects sous prétexte que la CFDT les rejette. Ou alors, cela reviendrait à s’aligner sur le dénominateur commun le plus bas de l’intersyndicale – en l’occurrence, sur les positions capitulardesde François Chérèque. Ce serait une impasse. La question est de savoir si les syndicats qui militent pour une grève reconductible ont une chance sérieuse de construire un mouvement solide malgré l’opposition d’autres structures syndicales. Bien sûr, la réponse varie selon les rapports de forces syndicaux qui existent dans les différentes entreprises. Mais les fédérations et syndicats qui appellent les salariés à reconduire la grève, le 13 octobre, ont répondu à cette question par l’affirmative. C’est un fait. Ils n’ont pas subordonné leur décision à l’assentiment de François Chérèque. Et à présent qu’ils se sont engagés dans cette voie, qui est la seule susceptible d’apporter la victoire, le devoir de leurs directions confédérales est de tout faire pour soutenir, amplifier et développer ce mouvement.