Le capitalisme français est entré dans une nouvelle phase de destruction massive d’emplois. Les annonces de fermetures et de plans sociaux se multiplient : Michelin, Auchan, ArcelorMittal – et bien d’autres. Selon la CGT, 150 000 emplois industriels sont menacés à court terme. En fermant des sites, les donneurs d’ordre provoquent des réactions en chaîne : les fournisseurs et sous-traitants déposent le bilan ou licencient, à leur tour.
Dans le même temps, la dégradation générale de la conjoncture économique frappe beaucoup d’entreprises petites et moyennes. Le nombre de faillites – 66 800 depuis janvier 2024 – dépasse le pic de 2010. La contraction de la demande et l’explosion des prix de l’énergie ont placé des milliers de petites entreprises dans l’impossibilité de rembourser les prêts alloués par l’Etat pendant la pandémie.
En septembre dernier, la Banque de France révisait à la baisse ses perspectives de croissance pour 2024 (à 1,1 %). Elle tablait sur 1,2 % en 2025. Or ces prévisions ne tenaient pas compte de la vague actuelle de faillites, de fermetures et de licenciements. Combinée aux dizaines de milliards d’euros de coupes budgétaires prévues par le gouvernement, la hausse du chômage ne peut que miner davantage la demande, et donc la croissance. A cela s’ajoutent, pour le gouvernement Barnier, le risque de subir une motion de censure à l’Assemblée nationale – et celui de provoquer de grandes mobilisations sociales.
La question de la dette
Du point de vue de la défense de ses intérêts de classe, la bourgeoisie française n’a pas d’alternative aux politiques d’austérité drastiques pour tenter de résorber le déficit public, qui devrait dépasser les 6 % en 2024. En 2025, la France devra emprunter au moins 300 milliards d’euros supplémentaires sur les marchés, alors que la dette publique continue d’augmenter et, désormais, dépasse 3200 milliards d’euros.
Depuis la dissolution de l’Assemblée nationale, en juin dernier, les conditions de financement de la dette française se dégradent. L’Espagne et le Portugal empruntent à des taux d’intérêt plus bas que la France. Le paiement des seuls intérêts de la dette publique française pourrait atteindre 55 milliards d’euros en 2025, puis 70 milliards en 2027 et près de 100 milliards en 2028.[1] A tire de comparaison, le budget de l’Education nationale, en 2024, était de 63 milliards d’euros.
En octobre, les agences de notation Fitch et Moody’s ont assorti la note de la dette française d’une « perspective négative ». Dans son explication, Moody’s souligne que la France se caractérise par « un environnement politique et institutionnel qui n’est pas propice à une coalition autour de mesures politiques susceptibles d’améliorer durablement le solde budgétaire ». En d’autres termes, l’agence de notation sanctionne la crise de régime, c’est-à-dire le profond discrédit et l’impasse des mécanismes politiques censés garantir la mise en œuvre des « réformes » dont la bourgeoisie a besoin.
Le grand patronat français a besoin d’un gouvernement fort. Au lieu de cela, il a le gouvernement de Michel Barnier, membre d’un parti qui pèse moins de 7 % des voix, et qui est contraint de négocier sans cesse avec les différentes fractions concurrentes et hostiles de sa « majorité » relative – mais aussi avec le Rassemblent National. A ce jour, le RN a refusé de voter les motions de censure présentées par le NFP, mais l’insatisfaction croissante de l’électorat du parti de Marine Le Pen pourrait pousser celle-ci à changer son fusil d’épaule à court terme, sur la question de la censure.
Colère sociale
A l’issue des élections législatives anticipées, nous écrivions : « Lénine soulignait qu’une crise révolutionnaire est souvent annoncée, voire amorcée, par une crise du régime politique de la bourgeoisie, c’est-à-dire des institutions, des mécanismes et des méthodes qui garantissent habituellement sa domination. De toute évidence, la crise de régime du capitalisme français, qui ne date pas d’hier, est en train de franchir un nouveau seuil. Or, comme le soulignait aussi Lénine, une telle crise, et la division de la classe dirigeante qui l’accompagne, ouvrent un espace à la classe exploitée pour intervenir et tenter de pousser la situation à son avantage. Nous n’en sommes peut-être pas encore là, en France, mais nous y allons tout droit. Le résultat des élections législatives a ouvert une nouvelle phase de très grande instabilité politique. »
Il a fallu trois mois à Emmanuel Macron pour nommer un nouveau gouvernement. L’adoption du budget est suspendue au bon vouloir du RN. Quant à la masse des travailleurs, ils ne suivent pas le détail des joutes parlementaires, mais ils prennent acte à la fois des mauvais coups que prépare ce gouvernement et de son extrême fragilité. Tous les secteurs de la société – à l’exception des plus riches, quoi qu’en dise Barnier – sont dans le viseur des mesures d’austérité qui sont à l’ordre du jour. Dans ce contexte, la colère sociale monte d’un cran.
Courant octobre, des grèves ont eu lieu dans l’Assurance maladie pour dénoncer les 4,9 milliards d’économies prévus par le projet de loi de finances de la sécurité sociale (PLFSS). Plusieurs hôpitaux sont en grève pour exiger plus de moyens. Des grèves ont éclaté le 19 novembre dans le secteur de la petite enfance, pour revendiquer de meilleurs salaires et davantage de moyens. Les syndicats de la Fonction publique annoncent une grève le 5 décembre. Après un coup de semonce le 21 novembre, les syndicats de la SNCF prévoient une grève illimitée, à partir du 11 décembre, contre le démantèlement du fret et l’ouverture à la concurrence.
En début d’année 2024, la France et l’Europe connaissaient l’une des plus puissantes révoltes agricoles de ces dernières décennies. Depuis, les conditions de vie et de travail des petits agriculteurs ne se sont pas améliorées, et la mobilisation reprend de plus belle.
Enfin, face à la vague de licenciements et aux fermetures d’usines, plusieurs grèves illimitées ont débuté dans la métallurgie, l’automobile et la chimie. D’autres grèves éclateront pour la défense des emplois.
Un problème de direction
Les mois qui viennent seront marqués par une nouvelle phase d’intensification de la lutte des classes. Dans ce contexte, les travailleurs ont besoin d’une stratégie et d’un plan de bataille clairs et offensifs. Mais leurs dirigeants officiels ne sont pas à la hauteur de la situation.
La France insoumise s’enferme dans le Palais Bourbon, où elle multiplie les amendements sans lendemain – au lieu de jeter toutes ses forces dans l’organisation du mouvement extra-parlementaire, c’est-à-dire dans la rue, les entreprises et les quartiers populaires.
Quant à la direction confédérale de la CGT, elle appelle le gouvernement des riches à décréter un « moratoire sur les licenciements », c’est-à-dire à trahir ses maîtres. Il est vrai qu’elle appelle aussi à une « une journée de convergence de toutes les luttes pour l’emploi », le 12 décembre. Mais cela n’arrêtera pas les grands patrons qui se préparent à licencier et à fermer des sites. La stratégie des « journées d’action », aussi massives soient-elles, a maintes fois démontré sa faillite. Par exemple, l’an passé, cette stratégie a condamné à la défaite la grande lutte contre la réforme des retraites, dont le potentiel était pourtant énorme : l’écrasante majorité de la population était opposée à cette contre-réforme. Plusieurs secteurs avaient tiré les bonnes conclusions et se sont engagés dans des grèves reconductibles, mais ils se sont trouvés isolés à cause du refus de la direction confédérale d’étendre ces grèves à d’autres secteurs de l’économie.
La stratégie des « journées d’action » ponctuelles canalise le mouvement, en limite la portée et l’empêche de prendre une forme qui menacerait le gouvernement et la classe dirigeante. Comme le reconnaissait ouvertement Sophie Binet (CGT) sur les plateaux de BFM TV, en avril 2023 : « nous ne demandons pas que ce gouvernement tombe, mais que la réforme des retraites tombe ». Mais justement, aujourd’hui comme l’an dernier, seul un mouvement assez puissant pour faire chuter le gouvernement peut aussi – et en conséquence – faire obstacle à ses contre-réformes. Les deux sont indissociables. En renonçant à l’objectif de faire chuter le gouvernement, Sophie Binet facilite, de facto, la mise en œuvre de sa politique réactionnaire.
« Unité CGT »
Depuis décembre 2019, des cadres dirigeants de la CGT – dont Olivier Mateu, secrétaire de l’UD des Bouches-du-Rhône, et Emmanuel Lépine, secrétaire de la FNIC CGT – ont structuré un courant de gauche au sein de la confédération : « Unité CGT ». A plusieurs reprises, Unité CGT a souligné la nécessité de préparer un vaste mouvement de grèves reconductibles.
Cette aile gauche de la CGT est sortie très renforcée du congrès confédéral de mars 2023. Elle y a notamment obtenu le rejet du « Rapport d’activité » de la direction sortante, ce qui était inédit dans l’histoire de la CGT.
Face à l’actuelle vague de licenciements et de plans sociaux, Unité CGT porte un tout autre programme que celui de la direction confédérale : « Il faut exproprier et nationaliser, sous contrôle ouvrier, les grands groupes industriels, des donneurs d’ordre aux sous-traitants ». Nous sommes absolument d’accord. L’ensemble de la CGT devrait défendre ce programme. Cela aurait un énorme impact sur la conscience et la combativité de millions de travailleurs qui souffrent des politiques d’austérité, des licenciements et de toutes les conséquences du capitalisme en crise.
Les dirigeants d’Unité CGT ne devraient pas se contenter de défendre leur programme parallèlement à celui – impuissant et archi-modéré – de la direction confédérale. L’heure n’est pas à la diplomatie à l’égard de Sophie Binet et de son entourage ; l’heure est à une lutte franche et sérieuse, au sein même de la CGT, pour doter cette puissante organisation d’un programme et d’une stratégie à la hauteur des enjeux et de la gravité de la situation.