Le texte suivant est le document de perspectives qui a été discuté et adopté par les militants de La Riposte, à l’occasion de leur congrès national, les 1er et 2 mars 2008. N’hésitez pas à nous faire part de vos remarques, questions, etc., à l’adresse suivante :Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.
La lutte contre le capitalisme exige, de la part des travailleurs et des jeunes qui s’y engagent consciemment et sérieusement, non seulement un programme et une maîtrise des idées du marxisme en général, mais également des perspectives. Ils doivent se doter d’une compréhension des processus fondamentaux qui sont à l’œuvre dans l’économie et dans la société, et d’une estimation du cours le plus probable des événements futurs, afin de tirer les conclusions politiques et pratiques qui en découlent. Les perspectives ont nécessairement un caractère général et conditionnel. L’élaboration de perspectives n’est pas une science exacte. Il est impossible de prévoir le cours exact des événements. Des erreurs d’appréciation sur tel ou tel aspect de la situation sont inévitables. Mais les perspectives ont une fonction importante, voire décisive. Il n’y a pas d’action révolutionnaire sans théorie révolutionnaire. Il ne s’agit pas d’un exercice académique. Les perspectives sont un guide pour l’action.
L’effondrement de l’URSS et la restauration du capitalisme en Europe de l’Est avaient donné un nouvel accès de confiance aux représentants du capitalisme à travers le monde, et en particulier aux impérialistes américains. Ils envisageaient l’avenir avec optimisme. Le capitalisme avait triomphé du « communisme » – en réalité, de régimes bureaucratiques et totalitaires qui n’en étaient qu’une monstrueuse caricature. Il n’y avait plus aucun obstacle à l’extension de la sphère d’influence de l’impérialisme américain. Le « nouvel ordre mondial » lui permettrait d’affirmer sa domination sans entraves de la planète toute entière. Tel était l’état d’esprit des impérialistes. Aujourd’hui, ce triomphalisme a complètement disparu. Partout dans le monde, il a cédé la place à une profonde inquiétude – sauf peut-être dans le minuscule cerveau de Georges W. Bush. Face aux événements révolutionnaires au Venezuela, en Bolivie, au Mexique, en Equateur, à l’instabilité sociale et politique en Afrique, en Inde et au Pakistan, aux sombres perspectives économiques des Etats-Unis et de l’Europe, à l’impasse des guerres en Irak et en Afghanistan, les capitalistes et leurs représentants politiques sont hantés par le sentiment que la situation leur échappe, à l’échelle mondiale.
L’arrière-plan économique mondial
L’intensification de la division internationale du travail est telle que la pression du marché mondial a une influence prépondérante – et, en dernière analyse, décisive – sur l’évolution interne de tous les pays, ainsi que sur les relations qui s’établissent entre eux à l’échelle mondiale. La position réelle du capitalisme français et les perspectives qui en découlent ne peuvent être déterminées qu’en tenant compte du contexte international. Ici, nous nous bornerons à souligner les aspects du contexte mondial qui influent le plus directement sur les perspectives pour la France.
La croissance économique relativement soutenue qu’ont connue les Etats-Unis, ces dernières années, s’est essoufflée. Cette croissance était qualitativement différente de la période des « trente glorieuses ». Elle s’est réalisée sur la base d’une intensification du taux d’exploitation des travailleurs, au détriment des conditions de vie de la vaste majorité de la population. Entre 1998 et 2007, la productivité des travailleurs américains a augmenté de plus de 30%. La demande intérieure n’a été maintenue que par l’endettement massif des ménages, notamment par le biais d’emprunts à taux variable, dont les subprimes. La spirale haussière des valeurs immobilières a massivement alourdi cet endettement. Mais comme nous l’avions expliqué à l’époque, il était inévitable que cette bulle spéculative éclate. Avec la saturation du marché de l’immobilier, qui est intervenue en 2007, un million de familles américaines surendettées ont été éjectées de leurs foyers.
A l’endettement des ménages américains s’ajoute celui des entreprises et de l’Etat. La dette publique américaine s’élève désormais à quelques 8 800 milliards de dollars, soit 67 % du PIB. Les guerres en Irak et en Afghanistan – que les Etats-Unis sont en train de perdre – rajoutent plus d’un milliard de dollars par semaine aux dépenses publiques américaines. Cette dette, conjuguée avec l’énorme déficit du commerce extérieur (800 milliards de dollars, en 2007), mine le dollar, qui a perdu 20% de sa valeur contre l’euro au cours des derniers mois de 2007. La baisse du dollar donne un avantage considérable aux exportations américaines au détriment des pays européens. Mais elle ne suffira pas pour résorber le déficit commercial américain, ni pour éviter un net ralentissement de la production. Malgré sa chute, le dollar est toujours surévalué.
L’entrée sur le marché mondial de la Chine, de la Russie, de l’Inde et d’autres pays « émergents » a considérablement augmenté le volume des échanges internationaux, stimulant la production à l’échelle mondiale. La Chine est un marché immense qui a permis aux puissances occidentales d’écouler une part non négligeable de leur production. De plus, les conditions de travail des salariés chinois offrent aux grandes puissances une source de main d’œuvre extrêmement rentable. Cependant, en retour, la Chine inonde le marché mondial de produits à bas prix. Pour l’année 2007, le déficit commercial de l’Europe avec la Chine avoisinait les 160 milliards. En même temps, les investissements directs à l’étranger réalisés par la Chine lui assurent une implantation de plus en plus forte sur tous les continents du monde – au détriment, notamment, des Etats-Unis et des principales puissances européennes.
De vives tensions existent entre les Etats-Unis, les puissances européennes et la Chine sur la question des taux de change. La baisse du dollar par rapport à l’euro a un impact négatif sur les économies européennes. La pénétration du marché européen par les marchandises chinoises ne cesse de progresser, renforcée par la dépréciation du yuan par rapport à l’euro. Le déficit commercial de l’Europe avec la Chine s’élève désormais à 170 milliards d’euros. Cette somme est encore plus importante que le déficit des Etats-Unis avec la Chine.
Les Etats-Unis et l’Union européenne menacent la Chine de multiplier les mesures protectionnistes à son égard. S’ils passent à l’acte, la Chine prendra elle aussi des mesures de rétorsion, privant les capitalistes européens et américains de débouchés commerciaux et d’opportunités d’investissement. De manière générale, une escalade protectionniste restreindrait le volume des échanges internationaux et précipiterait une crise de surproduction à l’échelle internationale. En Chine, cette crise serait particulièrement sévère.
En tout état de cause, avec ou sans protectionnisme, une crise de surproduction de l’économie chinoise est inévitable, à terme. La croissance du PIB chinois avoisine les 11,5%, contre à peine 1,9% aux Etats-Unis. Ce déséquilibre ne pourra pas continuer indéfiniment. La production massive l’industrie chinoise ne peut pas être absorbée par son marché domestique, malgré son développement rapide. Par exemple, seuls 30% des biens industriels produits en Chine sont vendus sur son marché intérieur. Les 70% restants doivent être vendus à l’étranger. La Chine est donc très lourdement dépendante de ses exportations. Le ralentissement de l’économie américaine et la faible croissance de la zone euro tendent à restreindre leur capacité d’absorption des marchandises chinoises. En conséquence, la Chine se dirige vers une crise de surproduction, exactement comme ce fut le cas du Japon, par le passé.
L’Europe
Dans les pays européens, la croissance du PIB – relativement faible dans la plupart des cas – a été acquise au détriment de la majorité de la population. Pour sauvegarder leurs profits, les capitalistes doivent obligatoirement réduire la part des richesses restituée, sous une forme ou sous une autre, aux travailleurs qui les ont créées. A travers le continent, la classe capitaliste mène une offensive implacable contre les services publics, les conditions de travail, les droits des salariés, des chômeurs, des retraités et des jeunes, créant au passage une masse sans cesse grandissante de pauvres. En France, par exemple, près de 7 millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté, selon les chiffres officiels. La réalité est sans doute plus grave encore. Sous la pression des Etats-Unis, de la Chine, la Russie et de l’Inde, le capitalisme européen n’a d’autre issue que d’imposer une régression sociale permanente.
La place qu’occupe l’Union européenne dans l’économie mondiale se rétrécie, ce qui ne peut qu’attiser les tensions entre ses pays membres. Ils s’affrontent à la fois sur le marché européen et sur le marché mondial. Les capitalistes de chaque pays s’efforcent de défendre leurs profits au détriment des autres. Ces antagonismes deviendront encore plus violents dans le cas d’une récession économique.
La réunification de l’Allemagne, en 1989, a été saluée, dans des discours officiels, par les représentants du capitalisme français. Et pourtant, ils n’avaient aucune raison de s’en réjouir. Dès avant cet événement, la RFA était la puissance dominante en Europe occidentale. Mais la réunification de l’Allemagne constituait un renforcement majeur de son poids en Europe et dans le monde. En Europe centrale et dans les Balkans, les économies planifiées, étranglées par des régimes bureaucratiques et corrompus, s’effondraient les unes après les autres, ouvrant à l’Allemagne réunifiée de nouveaux marchés et de nouvelles sphères d’influence. Le rapport de force entre la France et l’Allemagne s’est modifié à l’avantage de cette dernière. L’impérialisme allemand n’a pas tardé à faire la démonstration de ce nouveau rapport de force, en incitant la Croatie à déclarer son indépendance, au détriment des ambitions de la France dans la région.
La position dominante de l’Allemagne en Europe trouve également son expression dans la politique monétaire de la BCE, dont les ajustements successifs répondent avant tout aux besoins de l’impérialisme allemand. Lorsque Sarkozy a demandé une baisse des taux d’intérêts pour favoriser une dépréciation de l’euro et palier à l’effondrement de la balance commerciale française, il a essuyé un « non » catégorique et sans appel. L’Allemagne affiche un excédant commercial important (162 milliards d’euros en 2006, contre un déficit, pour la France, de 29,2 milliards) et n’a nullement besoin d’une dévaluation.
Si la France avait encore sa monnaie nationale, sa valeur serait en train de s’effondrer. Une dévaluation de la monnaie tend à renforcer les exportations et freiner les importations, et donc à réduire les déficits commerciaux. Elle tend aussi à réduire la valeur réelle des salaires. Mais l’introduction de la monnaie unique a privé les classes capitalistes nationales de cette option. La valeur de l’euro est déterminée par les intérêts des plus grandes puissances européennes. Mais ces puissances ne sont pas sur un pied d’égalité. En cas de conflit entre les intérêts du capitalisme allemand et ceux du capitalisme français, c’est le capitalisme allemand qui l’emporte.
La position mondiale de la France
Le recul du capitalisme français ne se limite pas au seul continent européen. A l’échelle mondiale, sur les plans économique, diplomatique et militaire, sa position s’affaiblit. Le conflit franco-américain au sujet de l’invasion de l’Irak en était une illustration flagrante. L’opposition de l’impérialisme français à la guerre en Irak s’explique notamment par les accords signés avec la dictature de Saddam Hussein, dans l’hypothèse d’une levée de l’embargo. Ces accords prévoyaient que la France aurait un accès prioritaire aux réserves pétrolières irakiennes. Incapable de faire valoir ses prétentions sur l’attribution des réserves pétrolières et le partage du butin de guerre en général, l’impérialisme français savait que l’invasion profiterait exclusivement aux capitalistes américains, et assènerait au passage un coup fatal à ses propres intérêts économiques dans la région. Et en effet, l’intervention américaine en Irak a réduit à néant, ou presque, le peu d’influence qui restait à l’impérialisme français au Moyen-Orient.
Les dépenses militaires de la France ne représentent que 5% du budget militaire des Etats-Unis. La France a participé à la première guerre irakienne, en 1991, ainsi qu’à la guerre en ex-Yougoslavie, en 1999. Ces interventions ont largement démontré les limites des forces militaires françaises. En Afghanistan, où l’impérialisme français s’enlise, aux côtés des Etats-Unis et la Grande-Bretagne, dans une guerre que la coalition ne peut pas gagner, son apport militaire n’a qu’un caractère anecdotique par rapport au puissant dispositif américain.
En Asie et en Afrique, face à la concurrence américaine, allemande et chinoise, les capitalistes français perdent du terrain en termes de marchés et de sphères d’influence. La désintégration de l’Etat en Côte d’Ivoire s’est traduite par un renforcement significatif de l’influence américaine dans ce pays, tandis que la Chine s’y est massivement implantée. Au Congo-Brazzaville, au Rwanda, en République Centrafricaine et au Soudan, l’impérialisme français occupe une place de plus en plus étriquée. En 1980, la France avait le quatrième PIB dans le monde, et le huitième PIB par habitant. Aujourd’hui, elle occupe la sixième place mondiale en PIB et la dix-neuvième en PIB par habitant. Sarkozy est de ceux qui pensent que le refroidissement des relations franco-américaines, au sujet de l’Irak, a contribué à l’affaiblissement de la position mondiale de la France. Dans l’espoir de rompre ce qu’il appelle « l’isolement de la France », il tente un rapprochement diplomatique avec l’impérialisme américain.
Au lieu d’essayer, comme Chirac l’avait vainement tenté, d’endiguer le déclin en adoptant une posture de contrepoids à la puissance américaine, Sarkozy poursuit ce même objectif en adoptant une autre posture, celle de « l’ami des Etats-Unis » – qui ne réussira pas davantage. Comme la Grande-Bretagne, la France ne fait pas le poids. Elle menace l’Iran d’une « guerre » qu’elle serait incapable de mener, avant de se rétracter le lendemain. Elle rompt ses contacts avec la Syrie – qui n’y perd rien. Elle flatte la monarchie saoudienne, l’incitant à prendre une posture ouvertement hostile à l’Iran, sans le moindre succès. De telles gesticulations n’apporteront rien aux capitalistes français. La diplomatie américaine acceptera volontiers toute « aide » de ce genre, d’où qu’elle vienne, mais ne fera aucune concession à la France, ni en Afrique, ni au Moyen-Orient, ni en Asie. En conséquence, la nouvelle « amitié » franco-américaine ne fera peut-être pas long feu. Quoiqu’il en soit, le déclin de la position mondiale de la France est irréversible.
L’économie française
Les statistiques relatives à l’économie française donnent la mesure de ce déclin. La balance commerciale s’est dégradée de façon spectaculaire au cours de la dernière décennie. D’un excédent de 23,8 milliards d’euros en 1997, la balance import-export s’est dégradée jusqu’à l’équilibre, plus ou moins, entre 2000 et 2003, avant de s’effondrer brutalement, passant de -4,78 milliards en 2004 à -22,9 milliards en 2005, puis -29,2 en 2006. Pour 2007, les dernières estimations prévoient un déficit commercial avoisinant les 40 milliards d’euros !
La baisse du dollar n’est pas la cause principale de ce phénomène. Le recul est tout aussi flagrant dans la zone euro, particulièrement dans le domaine des exportations vers l’Allemagne, l’Espagne et la Belgique. Le solde des échanges se dégrade – ou, au mieux, se stabilise dans le négatif – dans toutes les grandes catégories de production, que ce soit les biens d’équipement, les biens de consommation ou les biens dits « intermédiaires » (produits chimiques, métaux, minéraux, matériels électriques, bois, papier carton, textiles, pneumatiques, etc.). Dans le secteur automobile, la chute est constante, d’année en année, depuis 2003. En 2007, les ventes en France d’automobiles fabriquées à l’étranger ont progressé de 8,8%, pour atteindre plus de 994 000 immatriculations, soit 48,2% du marché, contre 45,7% en 2006.
Globalement, l’économie française stagne. Son taux de croissance pour l’année 2007 n’était que de 1,9%. Le FMI, la Banque Mondiale et l’OCDE prévoient un taux de croissance encore plus faible en 2008. L’aggravation constante de la dette publique est l’une des expressions de la crise du capitalisme français. Fin 2006, elle a atteint 3% du PIB – et en cumul 64,2% du PIB, soit 1 150 milliards d’euros. Selon les estimations du FMI, elle risque d’atteindre 67% du PIB à la fin de 2008. Notons que le seuil maximum d’endettement public autorisé par le « pacte de stabilité et de croissance » (Traité de Maastricht) est de 60 % du PIB. Les intérêts versés par l’Etat pour le remboursement de sa dette avoisinent 17% du budget de l’Etat, soit une somme supérieur à la totalité de la recette de l’impôt sur le revenu.
Les profits des plus grands groupes ont massivement augmenté. Les profits des entreprises du CAC 40, par exemple, ont augmenté de 26% entre 2004 et 2005, et de 10% entre 2005 et 2006, pour atteindre près de 100 milliards d’euros. Cependant, la hausse des profits s’explique non par la conquête de nouveaux marchés, ni par une hausse de la production, mais surtout par les fusions, les restructurations, les délocalisations, etc., ainsi que par une augmentation du taux d’exploitation des travailleurs (précarité accrue, réduction des effectifs, heures supplémentaires, intérim, etc.). Le faible niveau des investissements témoigne du peu de confiance qu’ont les capitalistes eux-mêmes dans l’avenir de leur système. Toutes catégories confondues, l’évolution de l’investissement était négative en 2002 (-1,8%). Depuis, elle oscille aux alentours de 3% par an. L’investissement dans le secteur industriel – d’une importance décisive pour l’ensemble de l’économie – n’a augmenté que de 1% en 2001. En 2002, il a chuté de 13%, et son évolution est proche de 0%, depuis.
Les perspectives économiques du capitalisme français sont donc très sombres. Il recule dans la zone euro et sur marché mondial. Le solde de ses échanges commerciaux s’effondre. L’investissement stagne. Le taux de croissance est très faible. A plus ou moins court terme, une récession de l’économie américaine interviendra, provoquant une crise de surproduction internationale – surtout en Chine – dont les répercussions seront particulièrement sévères en France, compte tenu des graves déséquilibres de son économie. Après avoir longuement disserté sur la « mondialisation », certains « économistes » mercenaires du capitalisme nous expliquent à présent que l’Europe et la France ne seront pas nécessairement touchées par une récession américaine. C’est complètement faux. Si les Etats-Unis entrent en récession, toutes les économies européennes en subiront les conséquences. Il y a de fortes chances pour qu’une grave récession de l’économie américaine entraîne une baisse absolue de la production en France, en Italie et même en Allemagne.
Cette situation a des implications d’une importance fondamentale en ce qui concerne les relations entre les classes, en France comme ailleurs. Les perspectives pour la France ne sont pas une affaire « française », en premier lieu. Elle sont conditionnées et, pour ainsi dire, « animées » par l’évolution de la situation internationale. Le capitalisme français n’a aucun moyen à sa portée pour renforcer sa position par rapport à l’Allemagne, au sein de l’Union européenne. L’augmentation du taux d’exploitation des travailleurs et les attaques constantes contre leur niveau de vie ont eu, certes, un effet sur la compétitivité du capitalisme français. Mais dans la mesure où les mêmes attaques sont menées dans les autres pays, les avantages que cela procure à leurs classes capitalistes respectives s’annulent réciproquement. L’affaiblissement du capitalisme français par rapport à l’Allemagne est donc définitif.
Il en va de même pour la position mondiale de la France. En conséquence, la seule façon de freiner le recul de la position économique du capitalisme français en Afrique, en Asie et ailleurs, serait d’imposer une dégradation draconienne des conditions d’existence de la masse des travailleurs, en France. La croissance du PIB dépend directement des « réformes », qui sont en réalité des contre-réformes, car la croissance du PIB ne peut plus se faire qu’au détriment des travailleurs. Quand le MEDEF dit que, pour relancer la production, il faudrait abolir toute limitation légale de la semaine du travail et en finir avec la négociation collective des salaires et des conditions de travail, ce ne sont pas des paroles en l’air. Le capitalisme est devenu si complètement parasitaire, si complètement incompatible avec le développement des moyens de production, que ses intérêts vitaux exigent la destruction progressive de toutes les conquêtes sociales du mouvement ouvrier. En 2006, à propos de la crise économique en Italie, la revue britannique The Economist expliquait qu’il faudrait une réduction de 30% des salaires et le licenciement de 500 000 travailleurs italiens, ne serait-ce que pour engager un redressement de la situation. Le MEDEF et les représentants politiques du capitalisme français voudraient parvenir à un résultat semblable, en France, pour les mêmes raisons.
Cependant, même sur cette voie, le capitalisme ne résoudra pas ses contradictions. La régression sociale chez ses concurrents annulera les avantages compétitifs recherchés. Le résultat sera une contraction de la demande en France et chez ses concurrents, ce qui nécessitera de nouveaux sacrifices de la part des travailleurs. L’argument des capitalistes, selon lequel les sacrifices « consentis » aujourd’hui seront récompensés demain, est faux. Beaucoup de travailleurs imaginent que la crise actuelle est passagère, et que, d’une façon ou d’une autre, la croissance reviendra, et avec elle une augmentation du niveau de vie. Ils espèrent qu’il suffira de quelques ajustements douloureux mais salutaires pour « mettre de l’ordre » et remettre l’économie sur la bonne voie. En l’absence d’une alternative crédible de la part des partis de gauche, ce sentiment explique l’engouement initial d’une fraction significative des travailleurs vis-à-vis de Sarkozy.
Mais Sarkozy ne résoudra rien. Le déclin du capitalisme français est irréversible. Et la tentative de défendre, malgré ce déclin, les profits et les privilèges de la classe capitaliste, ne peut qu’attiser la lutte des classes. Cela finira par rompre l’équilibre social interne qui repose, en définitive, sur la relative passivité de la masse de la population. L’instabilité sociale et politique et les crises révolutionnaires à répétition qui se produisent en Amérique latine gagneront progressivement la France et l’ensemble de l’Europe. Telles sont les prémisses économiques et sociales de la prochaine révolution française.
La droite au pouvoir
Les années 2002-2007, sous les gouvernements Raffarin et de Villepin, ont été marquées par de nombreuses grèves et manifestations massives des travailleurs et de la jeunesse. Dans bien des villes, les manifestations pour la défense des retraites et contre le CPE étaient d’une ampleur sans précédent. La révolte des jeunes qui a éclaté dans les quartiers populaires de plus de 200 villes, en novembre 2005, exprimait également la colère accumulée face à la discrimination sociale et raciale.
La lutte contre le CPE, en particulier, donnait un aperçu du potentiel révolutionnaire de la jeunesse et des travailleurs. Le cours de son développement ressemblait beaucoup – mais à une échelle plus massive et plus puissante – aux phases initiales de la crise révolutionnaire de mai 1968. Effrayés par l’ampleur du mouvement, les dirigeants des partis de gauche et des syndicats ont multiplié les avertissements à Chirac, dans leur discours et déclarations, pour qu’il intervienne afin de prévenir une « déstabilisation de la République ». Dans les hautes sphères de l’Etat, en effet, la panique régnait. Bayrou a parlé d’une « ambiance d’effondrement ». Le « danger » en question était précisément que la lutte de la jeunesse finisse par gagner plus largement la classe ouvrière, ouvrant une situation révolutionnaire semblable à celle de 1968. Finalement, un « appel solennel » – signé par le PS, le PCF, la LCR, des formations syndicales, etc. – a été adressé à Chirac, lui expliquant, en substance, qu’il n’y avait plus de temps à perdre, et que si le retrait du CPE intervenait trop tard, il risquait de ne plus suffire pour empêcher la généralisation du mouvement.
Le rejet de la politique gouvernementale a trouvé son expression sur le plan électoral. Le PS a remporté les élections régionales presque partout, en France, et devançait la droite aux européennes. Lors du référendum sur la Constitution européenne, en 2005, le « non » l’a emporté, à la stupéfaction du gouvernement et des médias capitalistes. Compte tenu des mobilisations massives contre la droite et des résultats des scrutins de 2004, nous nous attendions à une victoire de la gauche aux élections présidentielles et législatives de 2007.
La presse et l’industrie audio-visuelle ont organisé une vaste manipulation de l’opinion publique, tout d’abord pour installer Ségolène Royal à la tête du PS, puis ensuite pour présenter Sarkozy comme l’incarnation de la « rupture ». Mais la victoire de Sarkozy et de l’UMP s’explique avant tout par la faillite politique de la direction du Parti Socialiste. Royal soulignait son « accord sur l’essentiel » avec Bayrou, dont la politique, à son tour, ne se distingue de celle de Sarkozy que sur quelques détails. Cette dérive droitière flagrante a repoussé beaucoup de travailleurs, dont une partie est tombée dans les filets de Sarkozy.
Le « populisme » de Sarkozy
En Sarkozy, les capitalistes espéraient avoir trouvé un chef de gouvernement qui ne céderait pas « à la rue », qui ne se laisserait pas influencer par des considérations électorales ou de « popularité », et qui ne reculerait devant rien. Ils reprochaient à Chirac de n’aller ni assez loin, ni assez vite, dans ses attaques contre les travailleurs. Le paradoxe, c’est que Sarkozy a mené campagne en reprenant des thématiques traditionnellement associées à la gauche. Certes, la droite ne déclare jamais ses intentions réelles pendant une campagne électorale. Mais le comportement de Sarkozy, avant et après son élection, représente un changement d’orientation notable par rapport à ses prédécesseurs.
Sarkozy a délibérément créé des attentes exactement contraires à ses véritables objectifs. Il a fait appel à des aspirations allant directement à l’encontre des intérêts de la classe qu’il représente. Avec Sarkozy, « tout devenait possible ». Le pouvoir d’achat allait augmenter, le minimum vieillesse allait faire un bond de 25%, le chômage serait réduit de moitié en cinq ans. Il serait le président des opprimés, des humiliés, des chômeurs et des « sans-grade ». Les discours de Sarkozy étaient parsemés de références aux grandes figures de l’histoire du mouvement ouvrier (Jaurès, Moquet, Gramsci, etc.). Il a flatté « la France qui se lève tôt ». Il s’est posé en défenseur des travailleurs, allant jusqu’à dénoncer l’avarice du patronat et des spéculateurs. Au grand désarroi des dirigeants « ministrables » de l’UMP, il a annoncé son intention d’accorder une large place, dans le futur gouvernement, aux représentants de la gauche. Ainsi, pendant que le PS se déplaçait vers la droite, les engagements et la tonalité de la campagne de Sarkozy allaient dans le sens inverse, vers la « rupture ».
Ce phénomène n’est pas le fruit du hasard. Il ne tient pas non plus, en premier lieu, à la personnalité de Sarkozy, même s’il faut reconnaître que l’ambition sans bornes, la soif de pouvoir et l’hypocrisie flagrante de cet individu l’ont aidé à opérer ce virage. La politique dite d’« ouverture » s’explique par l’opposition massive soulevée par la politique de Raffarin et de Villepin, surtout contre le CPE.
L’ampleur du mouvement avait profondément ébranlé la droite. La classe capitaliste sentait le sol se dérober sous ses pieds. Les stratèges les plus sérieux du capitalisme ont compris qu’il n’était plus possible plus gouverner comme avant. Il fallait chercher des nouveaux points d’appuis dans la société. Le capitalisme ne peut pas se maintenir uniquement, ni même principalement, par la contrainte. Il a besoin d’une base sociale, de relais d’influence et de confiance dans la société. Par le passé, le capitalisme français trouvait cette base dans la paysannerie et la petite bourgeoisie urbaine. Mais aujourd’hui, la paysannerie a pratiquement disparu. Le poids écrasant du salariat, dans la société, est tel que la stabilité de l’ordre capitaliste dépend essentiellement du consentement passif des travailleurs, de leur inertie, de l’espoir qu’ils nourrissent dans une possible amélioration de leur condition.
Sarkozy a attiré une partie importante de ceux qui votaient pour le Front National, par le passé. Cependant, le Front National pourrait de nouveau renforcer sa position, sur la base de la déception vis-à-vis de la politique du gouvernement. Quoi qu’il en soit, la stratégie « populiste » a permis à la droite de passer le cap des échéances électorales. Comme nous l’avons expliqué à l’époque, une élection n’est jamais qu’une photographie – au demeurant floue et déformée – de l’humeur de la population à un moment donné. La « vague bleue » s’est épuisée très rapidement. Dès avant les élections législatives, l’annonce de la « TVA sociale » a contribué à renforcer la position du Parti Socialiste, qui a vu le nombre de ses députés progresser par rapport aux élections législatives de 2002. La côté de popularité de Sarkozy a amorcé sa descente dès le mois de juillet 2007, et a chuté de 25% avant la fin du mois de janvier 2008. Les candidats UMP n’ont pas voulu pas que Sarkozy s’implique dans les élections municipales, de peur que l’hostilité qu’il suscite ne leur porte préjudice. Les sondages négatifs tendront à renforcer le moral et la combativité des travailleurs, face à la crise économique et la dégradation de leur niveau de vie.
La nouvelle orientation de la droite est un développement d’une grande importance symptomatique. C’est une indication – parmi bien d’autres – du fait que la France est entrée dans une période de grande instabilité sociale et politique, marquée par des changements brusques et imprévus. La classe capitaliste cautionne l’« ouverture » et les autres facettes peu conventionnelles du « sarkozisme » dans l’espoir de prévenir une explosion sociale. Ceci pourrait bien fonctionner pendant quelques mois. Au demeurant, en cherchant une nouvelle orientation, au point d’adopter une posture en opposition radicale à ses intérêts réels, la droite encourt de graves dangers. Comme le disait Alexis de Tocqueville, « le moment le plus dangereux pour un mauvais gouvernement est d’ordinaire celui où il commence à se réformer. » Pris au piège de sa propre démagogie, contraint désormais à un double langage flagrant – au point parfois de le rendre quelque peu ridicule – Sarkozy est en train de créer d’immenses difficultés pour lui-même et la classe qu’il représente. Un jour, le gouvernement menace les pêcheurs de sanctions pénales implacables en cas de violation des quotas. Deux semaines plus tard, Sarkozy se déclare favorable à la « remise à plat » des mêmes quotas. Devant des dizaines de micros et de caméras, Sarkozy se déclare favorable à la suppression des 35 heures. Dès le lendemain, il prétend n’avoir rien dit de la sorte. Sarkozy double son propre salaire, et dit que les caisses de l’Etat sont vides. Il prône les heures supplémentaires pour les travailleurs qui veulent gagner plus, mais ne paie pas les heures supplémentaires déjà travaillées dans les hôpitaux et ailleurs. Les flottements, l’instabilité, la nervosité au sommet de la société risquent fort de la remuer jusque dans ses profondeurs.
Eléments de bonapartisme parlementaire
Au-delà des traits personnels de Sarkozy, le rapport qui s’est établi entre lui, le gouvernement et le parlement s’explique par l’impasse dans laquelle se trouve le système capitaliste, qui signifie nécessairement une crise du régime parlementaire. La démocratie bourgeoise est un régime sous lequel chacun est libre de dire et d’écrire ce qu’il pense, mais où toutes les décisions importantes sont prises par les capitalistes les plus puissants. Sa stabilité dépend de la capacité de la classe capitaliste à faire des concessions, aussi mineures soient-elles, aux travailleurs.
Pour les raisons que nous avons expliquées, les intérêts vitaux du capitalisme français dépendent de sa capacité à revenir sur les concessions du passé. Mais ceci est impossible sans provoquer une réaction de la part des travailleurs et de la jeunesse. La crise du capitalisme français n’est pas seulement économique. Elle est aussi une crise du régime parlementaire. Devant l’ampleur et la puissance des luttes menées contre Raffarin et de Villepin, la classe capitaliste et les représentants politiques sentaient l’impasse du parlementarisme. Les « institutions » étaient impuissantes. D’où la nécessité de gouverner d’une position plus élevée, « au-dessus des partis » et du parlement.
La théorie marxiste a défini plusieurs formes d’Etat capitaliste : démocratie parlementaire, bonapartisme parlementaire, bonapartisme, fascisme, etc. Mais ces conceptions générales ne suffisent pas pour décrire la multitude de formes intérmédiaires qui existent entre les régimes « classiques » qu’elles décrivent. La vérité est toujours concrète. Le « sarkozisme » représente un pas – mais un pas seulement – dans la direction du bonapartisme parlementaire. Le rôle du parlement et des ministères tend à se réduire à celui de chambres d’enregistrement des décisions d’un arbitre tout puissant.
Contrairement à un préjugé largement répandu, le marxisme ne nie pas le rôle de l’individu dans le processus historique. Les qualités et caractéristiques d’un individu peuvent avoir une influence importante – et parfois même décisive – sur le cours des événements. Dans le cas de Sarkozy, force est de reconnaître que son « style » personnel comporte un certain nombre de dangers du point de vue de la classe dirigeante, dangers qui commencent à semer la consternation dans le monde des capitalistes et chez leurs ministres, parlementaires et journalistes appointés.
Sarkozy se met en première ligne sur toutes les questions. Il n’hésite pas à contredire et humilier ses ministres. Ceci n’est pas sans danger du point de vue des capitalistes. Ce n’est pas pour rien que les chefs d’Etat, en général, préfèrent ne pas se mêler directement et ostensiblement des affaires du gouvernement. En France, le président est supposé être un recours possible, « en dehors du gouvernement », pour désamorcer une crise, comme ce fut le cas avec Chirac lors du mouvement contre le CPE. En cas de besoin, il peut remanier le gouvernement, comme s’il n’était pour rien dans la politique de ce dernier. En se mettant en première ligne, Sarkozy limite considérablement la possibilité et l’efficacité de cette manœuvre, en cas de crise sociale majeure.
Ce n’est pas pour rien, non plus, que les chefs d’Etat, en France comme ailleurs, cultivent une certaine réserve, pour ne pas dire un mystère, par rapport à leur vie personnelle, leurs loisirs et autres escapades. L’image « honorable » du président, les palais majestueux et imposants, le luxe de leurs décors, les cérémonies et le symbolisme qui émaillent la « vie de l’Etat » contribuent au prestige de ce dernier, à son pouvoir de fascination et d’intimidation. Sarkozy, à l’inverse, se comporte comme un éléphant dans un magasin de porcelaine. Grisé, intoxiqué même, par son ascension au sommet de l’Etat, il brise tous les tabous. Son allure de « nouveau riche », l’étalage sans vergogne de ses « amis » milliardaires, ses flatteries et courbettes devant les dictateurs et despotes du monde, la sollicitation des paparazzi pour le mettre en scène dans la presse à sensation, tout ceci pouvait amuser – ou en tout cas intriguer – la gallérie médiatique pendant quelques semaines. Cependant, encore une fois, cela finira par priver la classe capitaliste d’une arme importante, en détruisant le prestige personnel du principal représentant de leur Etat. Cette situation risque fort de contribuer à l’instabilité sociale, à la haine des possédants de la part de ceux qui ne possèdent rien. Il en était de même avec l’extravagance de Marie-Antoinette, à la veille de la révolution française. Il en était de même, aussi, dans les années précédant la révolution de 1870-1871, avec les amusements et les grandes fêtes « horizontales » à la cour de Napoléon III.
N’oublions pas que c’est Sarkozy, par ses provocations et remarques brutales, qui avait allumé la révolte des banlieues, en 2005. Dans un contexte de tensions sociales grandissantes, il suffit parfois d’un incident, d’une offense ou d’un mot déplacé pour mettre le feu aux poudres. Alors que la précarité et la misère se généralisent, alors que l’inflation – dont le taux est très important pour bien des produits de première nécessité – plonge les travailleurs les plus mal payés dans la détresse, Sarkozy se prélasse et s’exhibe dans un luxe débridé, ce qui est vécu comme une provocation. Il répond avec un mépris ostensible aux journalistes qui, selon lui, voudraient le priver de son « droit au bonheur ». Ce côté incontrôlable et imprévisible de Sarkozy commence à inquiéter sérieusement la classe dirigeante. Et de leur point de vue, cette inquiétude est entièrement justifiée.
Les syndicats
Dans la mesure où le capitalisme déclinant ne peut se maintenir que par l’abaissement constant du niveau de vie des travailleurs, la base économique du réformisme syndical n’existe plus. Dans ces conditions, les syndicats doivent, en dernière analyse, soit se transformer en organisations révolutionnaires, soit se mettre au service des capitalistes pour démanteler les réformes sociales obtenues dans le passé et renforcer l’exploitation des travailleurs. Les dirigeants confédéraux, dont les intérêts matériels divergent de ceux des travailleurs qu’ils sont censés défendre, ont opté pour la deuxième voie.
Pour éviter une confrontation majeure avec les travailleurs, Sarkozy mise directement sur les directions confédérales des syndicats. La défaite de la grève des cheminots pour la défense des régimes spéciaux était la conséquence directe de la complicité de ces directions. Les dirigeants anciennement réformistes « accompagnent » aujourd’hui la contre-réforme. Ils se sont transformés en police économique pour le compte des ministères et des capitalistes. Le processus est particulièrement flagrant dans le cas de la CFDT. Chérèque est un agent conscient des intérêts capitalistes. Il parle et se comporte en conseiller stratégique du gouvernement et du MEDEF. Il les met en garde contre la tentation de mener des contre-réformes sur plusieurs fronts à la fois, car ceci, explique-t-il, exposerait le gouvernement au danger de mouvements généralisés. Il conseille au gouvernement de céder des contreparties susceptibles de diviser les différents corps de métier. Il signe systématiquement des accords se traduisant par une baisse des conditions de vie des travailleurs. Mailly et la direction de FO emboîtent le pas de la CFDT. La seule différence est que FO adopte une posture – purement formelle et verbale – plus « combative » dans un premier temps, avant de signer.
C’est la CGT qui constitue, de loin, l’organisation syndicale la plus puissante en France. Sa capacité de mobilisation dépasse très largement ses effectifs. Plus que toute autre structure syndicale, elle regroupe les éléments les plus combatifs et les plus conscients de la classe ouvrière. C’est précisément en raison de son enracinement social que la CGT connaîtra une série de crises internes dans la période à venir.
Le comportement de la direction confédérale de la CGT suscite l’hostilité – ou, au moins, la profonde inquiétude – de nombreux militants, surtout depuis la défaite de la grève pour la défense des régimes spéciaux (défaite que Thibault présente comme une victoire !). Déjà, lors de l’arrivée au pouvoir de Sarkozy, au lieu de sonner l’alarme et d’œuvrer pour mobiliser les travailleurs, pour les inciter à préparer la résistance aux attaques inévitables de la part du nouveau gouvernement, Thibault a voulu les endormir en déclarant qu’il n’y avait aucune raison, a priori, de craindre la politique du gouvernement, et qu’il ne fallait pas lui faire un « procès d’intention ». Il fallait « attendre pour voir » si les engagements de ce dernier – et quels engagements ! – seraient tenus. Il fallait « juger son action sur pièce ». Dans la grève contre la réforme des régimes spéciaux, Thibault, Le Reste et la direction confédérale ont joué un rôle scandaleux. Il considéraient la réforme comme justifiée, et ne demandaient qu’à en négocier les « modalités ». Ils ont fait une concession impardonnable lorsque, quelques heures avant le début de la grève et sans consulter les grévistes, ils ont accepté des négociations séparées, au niveau de chaque entreprise, ce qui ne pouvait que semer la confusion chez les travailleurs et affaiblir la mobilisation.
Compte tenu du déclin du capitalisme français, qui, pour préserver les profits et le pouvoir de la classe capitaliste, doit impérativement imposer des sacrifices aux travailleurs, augmenter le taux d’exploitation de ces derniers et extraire toujours plus de profit de chaque heure de travail, il est tout simplement impossible d’obtenir des améliorations significatives par la négociation « à froid ». Les employeurs ne feront des concessions que s’ils sont pris à la gorge par une grève – ou, dans le meilleur des cas, par la menace imminente d’une grève. Avec plusieurs millions de chômeurs et la généralisation de l’emploi précaire et de la misère, les capitalistes sont en position de force.
Il arrive que des « révolutionnaires » sectaires s’étonnent que les travailleurs « se laissent faire ». Pourquoi ne se révoltent-ils pas contre les directions syndicales ? Ils veulent des syndicats plus radicaux, et tout de suite. Des syndicats à eux, en somme. Cette approche ne sert qu’à diviser le mouvement ouvrier. La place des révolutionnaires est à l’intérieur des grandes formations syndicales. Il faut comprendre la psychologie des militants syndicaux. Ils ne sont pas dupes. Ils savent que les dirigeants syndicaux ne font pas leur travail, qu’ils ne sont pas fiables, qu’ils sont coupés de la base, etc. Des idées et arguments de ce genre sont monnaie courante dans le milieu syndical. Mais en même temps, les syndicalistes se disent que sans leurs organisations, la situation serait bien pire encore. L’idée de « faire la révolution » est compromise, à leurs yeux, par des décennies de discours creux, de soubresauts et de trahisons de la part des dirigeants socialistes et communistes. Ils ont le sentiment d’être piégés, d’être dans une impasse, face aux réalités de l’époque qui n’autorisent pas de rêves « idéalistes ».
La masse des travailleurs – et même la plupart des travailleurs avancés – ne parviennent pas à des conclusions révolutionnaires par la théorie, mais par l’expérience, souvent au prix de coups durs et de défaites. Sous l’impact des événements, avec l’accumulation des renoncements et reculs, la contestation de la politique des directions syndicales prendra forme, dans toutes les confédérations, et surtout dans la CGT. La CFDT, devenue complètement docile, perdra du terrain en termes d’implantation et d’audience, au profit de formations syndicales plus militantes.
L’exacerbation de la lutte des classes aura des conséquences importantes dans la CGT, où la pression des travailleurs se heurtera au conservatisme de la bureaucratie. Les travailleurs comprendront que la « négociation » et le « dialogue social » ne leur apportent que de nouveaux reculs. Le cours général de la lutte des classes, et la contestation que cela provoque au sein de la CGT, mettront fin à la « dépolitisation » de la dernière période. L’érosion de l’autorité des instances dirigeantes posera la question d’une nouvelle orientation, d’un nouveau programme. Le rétrécissement des horizons psychologiques propre à une activité « purement syndicale » cédera la place à une recherche consciente d’explications, de théorie. Les idées révolutionnaires, que de nombreux syndicalistes relèguent au musée des projets louables mais irréalisables, regagneront du terrain. La radicalisation touchera surtout, mais pas exclusivement, les jeunes travailleurs.
De nombreux militants sont entrés en opposition aux dirigeants nationaux, après l’expérience de la grève des transports. Un processus analogue se produira dans d’autres luttes. L’émergence d’un courant authentiquement marxiste et révolutionnaire dans le PCF deviendrait un pôle d’attraction pour les éléments les plus combatifs de la CGT, dont la plupart sont des membres, des anciens membres ou des sympathisants du parti.
On ne peut dire d’avance à quelle vitesse se développera la lutte contre la bureaucratie de la CGT. Comme dans toutes les autres confédérations, l’appareil de la CGT a acquis une certaine indépendance à l’égard de la base, et ne manque pas de moyens pour se défendre contre la contestation interne. Il conservera sans doute une base de soutien parmi les éléments les plus prudents et « modérés ». Ainsi, longtemps après que les syndicalistes les plus militants retirent leur confiance à la direction confédérale, celle-ci peut encore conserver ses positions. Si la pression d’en bas est suffisamment forte, l’appareil de la CGT peut être obligé, par crainte de perdre son emprise sur le mouvement, d’aller bien plus loin qu’il ne le voudrait dans la lutte contre le gouvernement et les capitalistes. Ceci est vrai, aussi, pour FO et la CFDT. Dans le cas contraire, si les directions résistent, il est probable que nous verrons l’émergence des « coordinations » et autres initiatives organisationnelles destinées à contourner les obstacles bureaucratiques qui se dressent sur le chemin de la lutte.
Le Parti Socialiste
Le régime interne des partis réformistes reproduit le schéma de la démocratie bourgeoise. Les adhérents peuvent penser et dire ce qu’ils veulent, en théorie, mais les décisions sont prises au sommet. Tant que subsiste la possibilité de faire des « réformes » pour palier aux plus graves injustices et souffrances qui touchent la classe ouvrière, ses organisations traditionnelles sont généralement dominées par leréformisme. Elles sont pénétrées de l’illusion que les problèmes sociaux et économiques les plus importants peuvent être résolus, ou du moins atténués, au moyen de débats parlementaires et de négociations avec les capitalistes et l’Etat. Tant que les concessions demeuraient possibles, les dirigeants réformistes conservaient une certaine autorité au sein de leurs organisations respectives, et pouvaient ainsi concourir à ce que l’« opinion publique » demeure favorable à l’ordre établi. Mais cette époque est définitivement révolue.
Sur une période de 25 ans, entre 1981 et 2006, la gauche a été au pouvoir pendant 15 ans, avec la participation du PCF pendant 8 ans. A chaque fois, sur toutes les questions fondamentales, les dirigeants socialistes et communistes ont aligné leur politique sur les intérêts des capitalistes. Par conséquent, depuis le début des années 80, l’autorité politique des dirigeants du PS et du PCF a connu un véritable effondrement. Une fraction significative de l’électorat de gauche a tiré la conclusion que, sur le fond, il n’y a pas de différence entre la droite et la gauche. Le décalage à droite de la politique du PS s’explique par le fait que le capitalisme, à notre époque, ne peut plus s’accommoder d’une politique réformiste. Par « réalisme », les dirigeants du PS sont donc passés d’une politique de réforme à une politique de contre-réforme proche de celle de la droite.
En 2007, le programme électoral du PS était le plus vide et le plus conservateur de toute l’histoire du mouvement socialiste. Il ne contenait aucune mesure susceptible de soulever l’enthousiasme des victimes du capitalisme. Plusieurs dirigeants socialistes ont rejoint le gouvernement de droite. Bien d’autres les suivraient s’ils y étaient invités. La défection d’Eric Besson, à la veille du premier tour de l’élection présidentielle, ne faisait que souligner la similarité des programmes Royal et de Sarkozy. Besson était le « conseiller économique » de Royal. L’absence d’un programme mobilisateur, de la part du PS, fut le principal facteur de sa défaite aux élections présidentielles et législatives.
Depuis, la direction du PS s’efforce de séduire la classe capitaliste, de la convaincre de sa fiabilité. Elle veut convaincre les capitalistes que soutenir Sarkozy n’était pas le bon choix de leur point de vue. Son argument consiste à dire qu’avec les socialistes au pouvoir, les capitalistes ne courent aucun danger. Leurs intérêts seraient vigoureusement défendus – avec, en prime, un moindre risque de « dérapage social ». Les dirigeants du PS se présentent comme une bouée de secours à la disposition de la classe capitaliste, dans le cas où la droite se trouverait en difficulté. Du point de vue des capitalistes, cependant, il est toujours préférable d’avoir un gouvernement de droite. Si la droite perd, ils savent que leurs intérêts seront protégés par les dirigeants socialistes. Mais à la première occasion, malgré toutes les concessions faites par la gauche au pouvoir, les capitalistes ramèneront la droite aux affaires. Les capitalistes trouvaient que Chirac, Raffarin et de Villepin n’était pas suffisamment agressifs dans leurs attaques contre les travailleurs. Ils le pensent encore plus des socialistes, compte tenu de la base sociale du parti.
Certains dirigeants, comme Strauss-Kahn, voudraient justement changer la base sociale du PS, et le transformer en un parti capitaliste du type du Parti Démocratique, aux Etats-Unis. Ce pas a été franchi, en Italie, par le PDS. Le PDS – l’ex Parti Communiste Italien – a récemment fusionné avec des partis capitalistes pour former le Parti Démocratique. En France, un certain nombre de dirigeants sont passés à l’UMP. D’autres peuvent les suivre. D’autres encore peuvent rejoindre le Modem. Pour ces individus, l’appartenance à un parti n’est qu’une question de carrière, d’avancement personnel, de prestige. Mais, à la différence de l’Italie, où, depuis l’effondrement du Parti Chrétien-démocrate, la classe capitaliste n’avait plus de parti stable à sa disposition, l’UMP occupe le terrain à droite, en France, et la transformation du PS en un parti capitaliste proprement dit est improbable.
Les partis de gauche n’existent pas dans le vide. Ils subissent la pression politique, matérielle, morale et psychologique de l’ordre établi, surtout dans leurs échelons supérieurs. Ce phénomène est particulièrement évident dans le cas du Parti Socialiste. La plupart des dirigeants du PS sont issus d’un milieu bourgeois ou petit-bourgeois. Pour eux, le PS est avant tout une structure leur permettant de faire carrière, de se hisser bien au-dessus de ceux qu’ils prétendent défendre, de se rapprocher des riches et puissants de ce monde. Leur « socialisme » est pénétré de fond en comble d’un esprit bourgeois, conservateur. « Modérés » et parfaitement « responsables », ils ne jurent que par l’abreuvoir des institutions capitalistes, dont le caractère corrompu, bureaucratique, sclérosé et profondément réactionnaire se cache derrière le pantomime des cérémonies et rituels « républicains ».
Le caractère bourgeois de ses dirigeants ne suffit pas pour définir le PS comme un « parti capitaliste ». Les groupements ultra-gauchistes portent des jugements très sévères sur le Parti Socialiste, comme sur le PCF. Pour la plupart, leurs critiques sont entièrement justifiées. Mais le PS repose sur le salariat, qui constitue sa base sociale. Cette contradiction ne cadre pas avec les catégories et les définitions formelles qui encombrent les esprits gauchistes, toujours à la recherche de définitions « claires et nettes » – c’est-à-dire simplistes. La réalité est contradictoire, complexe. L’attitude de telle ou telle secte politique à l’égard du PS et du PCF n’importe pas. L’attitude de la « masse », par contre, est décisive. La mobilisation de 10, 15 ou 20 millions de personnes, jusqu’alors politiquement inertes et inconscientes, ne profitera pas à des structures minuscules, aussi « anti-capitalistes » ou « altermondialistes » soient-elles, mais aux grandes organisations traditionnelles du mouvement ouvrier.
Le Parti Socialiste, comme le PCF, est un parti « de masse ». Mais il faut bien comprendre ce que signifie ce terme, dans le contexte actuel. A vrai dire, les « masses » ne sont ni au PS, ni au PCF, ni même dans les organisations syndicales. Elles sont politiquement inertes. Il en est généralement ainsi, en dehors des périodes de révolution. Les membres de ces organisations ne constituent qu’une infime fraction du salariat. Et parmi les membres, ce n’est encore qu’une minorité qui assiste aux réunions et participe activement à la vie des organisations en question. Ce sont des organisations « de masse » en ce sens que, du fait de la place qu’elles occupent dans la conscience collective et l’histoire du mouvement ouvrier, elles sont les organisations vers lesquelles se tourne la masse de la population lorsqu’elle sort de son inertie.
Sous l’effet des pressions de classe contradictoires qui s’exercent en son sein, le PS se divisera de plus en plus nettement entre une aile gauche et une aile droite. Et ce développement provoquera, à terme, une scission, ou plutôt une série de scissions – sur la gauche et sur la droite. La défaite de 2002 avait créé les conditions du développement d’une opposition de gauche au sein du Parti Socialiste. L’aile droite du parti était sur la défensive. L’humeur contestataire des militants s’est manifestée, en 2005, lors du référendum interne sur la Constitution européenne : 42% des militants ont voté contre l’aile droite du parti. Si la droite du parti a pu reconsolider sa position par la suite, c’est à cause de l’opportunisme des dirigeants de l’aile gauche (Mélenchon, Montebourg, Emmanuelli, etc.), qui ont capitulé – et pas pour la première fois – en échange de postes prestigieux et autres engagements concernant leur carrière en cas de victoire électorale. L’ouverture de l’adhésion annuelle à 20 euros, qui a fait entrer dans le parti une masse considérable de « royalistes », a contribué à isoler davantage les militants les plus à gauche. Ces deux facteurs – la capitulation des dirigeants de l’aile gauche et la modification du rapport de force au sein du parti – explique l’assise apparemment confortable des dirigeants les plus ouvertement pro-capitalistes.
Sur le plan électoral, il est difficile de prévoir comment les choses vont se passer. D’un côté, le Parti Socialiste représente la seule organisation politique capable de battre la droite. Les travailleurs n’ont pas d’alternative que de se tourner vers le PS pour battre la droite sur le plan électoral. Mais comme le montre l’expérience de 2007, si le PS ne propose aucune réforme sociale conséquente – en 1997, il y avait notamment la semaine de 35 heures –, la victoire n’est pas garantie. Probablement, aux élections municipales et, en 2009, aux européennes, l’hostilité et la désaffection vis-à-vis de la politique du gouvernement s’exprimeront dans les urnes, et ceci profitera surtout au PS.
Le rapport de force interne au PS pourrait être brusquement modifié dans le cas d’une offensive générale des travailleurs, qui interviendra inévitablement à un certain stade. Sous la pression du mouvement, l’aile droite se retrouvera en difficulté. Déjà, à ce stade, une partie significative des jeunes socialistes s’opposent à la politique des dirigeants du parti, qui vantent sans vergogne les vertus du capitalisme, du marché, de l’individualisme, des privatisations, etc. Cette opposition se renforcera dans le contexte d’une forte agitation sociale. Tôt ou tard, La Riposte attirera l’attention des militants les plus politiquement avancés du PS et du MJS.
Le Parti Communiste
Le nouveau revers subi par le PCF aux élections de 2007 a ouvert une crise interne qui couvait déjà depuis plusieurs années. La partie de la direction qui prône la dissolution du PCF et la nécessité de remplacer le parti par « autre chose » a lancé une nouvelle offensive. Ce que ces dirigeants entendent par « autre chose » n’est pas très clair, même pour eux-mêmes. Jean-Claude Gayssot veut supprimer toute référence au communisme et en finir avec la « forme parti ». Braouezec, Zarka et Martelli parlent en termes de « mouvances » vaguement « anti-libérales ». Lucien Sève voudrait voir le PCF disparaître au profit d’« ateliers » locaux autonomes, qui prendraient ce qu’il appelle des « initiatives désaliénantes » – quoi que cela puisse signifier – sans direction nationale et sans programme défini.
L’Assemblée extraordinaire de décembre 2007 n’a rien résolu. Aucune décision pour ou contre la dissolution n’a été prise. Mais elle avait au moins le mérite de montrer l’hostilité de l’immense majorité des communistes à la dissolution du parti et à l’abandon de son nom. Malgré cette majorité, il n’est pas certain que le Congrès National de 2008 prendra une décision ferme et catégorique à ce sujet. En effet, la majeure partie des ceux qui, dans les instances dirigeantes du parti, sont plutôt favorables à son maintien, veulent ménager les liquidateurs, comme en témoigne leur comportement lors de l’Assemblée extraordinaire. Si le Congrès débouchait sur l’adoption d’une position aussi vague que celle de l’Assemblée, le PCF continuerait d’apparaître, aux yeux de ses adhérents, de ses sympathisants et l’ensemble des travailleurs, comme un parti qui se pose la question de sa propre raison d’être, qui se demande encore s’il doit ou non se dissoudre. Et cela ne pourrait que l’affaiblir davantage et accélérer le processus de son déclin.
L’une des justifications « théoriques » invoquées pour justifier la liquidation du PCF concerne les « mutations sociologiques » qui seraient à l’œuvre dans la société française. La classe ouvrière occuperait une place de moins en moins importante dans la société, et cette évolution engendrerait un changement correspondant des « mentalités ». L’abandon des objectifs communistes et son remplacement par le réformisme « anti-libéral » ne seraient que la prise en compte de ce changement. Cependant, la « théorie » de la disparition graduelle de la classe ouvrière ne correspond à aucune réalité. Le prolétariat, tel que Marx et Engels le définissait, est la classe qui, ne possédant pas de moyens de production, ne vit que de la vente de sa force de travail. Cette classe représente aujourd’hui 86% de la population active. Jamais, dans toute l’histoire du pays, cette proportion n’a été si élevée.
Les « mutations sociologiques » à l’œuvre depuis l’époque de Marx, loin de faire disparaître le salariat, l’ont au contraire placé au cœur même de l’organisme social tout entier. Dans le domaine de la production, de la distribution, des communications, des transports, de la construction, comme dans toutes les branches des administrations et des services publics, le salariat assure toutes les fonctions essentielles de la société, à un degré beaucoup plus important que par le passé. A la veille de la révolution française, l’Abbé Sieyès pouvait écrire que le « Tiers Etat », considéré comme « rien » par l’Ancien Régime, était « tout » dans la société. De nos jours, nous pouvons dire, avec infiniment plus de justification, que le salariat, méprisé et ignoré par la classe qui l’exploite, est « tout » dans la société. Sans lui, sans son consentement, rien ne se fait.
Il faut tout de même reconnaître une certaine cohérence à l’argumentation des liquidateurs. Dans la mesure – disent-ils en substance – où nous avons abandonné le communisme dans notre programme, et puisqu’au gouvernement nous avons même cautionné et organisé des privatisations – à quoi bon nous appeler communistes ? De même, à quoi bon avoir une organisation et un programme distinct des partis et des « mouvances » qui, comme nous, sont des réformistes « anti-libéraux » ?
L’Etat et la classe capitaliste ne sont pas indifférents à ce qui se passe dans les partis de gauche. Les médias capitalistes ont activement soutenu Ségolène Royal pour la projeter à la direction du PS, avant de se retourner contre ses « faiblesses » et son « inexpérience » au profit de Sarkozy. Les capitalistes seraient naturellement favorables à l’autodestruction du PCF. A défaut, les médias dont ils disposent feront ce qu’ils peuvent pour renforcer la position des liquidateurs, en présentant les communistes qui s’y opposent comme des « orthodoxes » et des « conservateurs » d’un autre âge. C’est pour les même raisons que les médias ont fait la promotion de Bové et Besancenot.
Le danger immédiat d’une disparition du PCF semble avoir été écarté, du moins pour un temps, grâce à la réaction hostile de la base vis-à-vis des projets des liquidateurs. Cependant, le seul maintien des structures du parti ne permettra pas d’arrêter et d’inverser sa perte d’influence. Le déclin du parti est avant tout une question politique.
Entre 2002 et 2007, avec la politique menée par la droite et le virage à droite de la direction du Parti Socialiste, le PCF pouvait sembler être en bonne position pour accroître son audience, son implantation sociale – y compris dans la CGT – et son assise électorale. Mais cela n’a pas été le cas. Non seulement le PCF n’a pas progressé, mais il a même régressé. La tentative, de la part des instances dirigeantes du parti, d’expliquer ce revers électoral par le « vote utile » ne tient absolument pas la route. Le PCF a également régressé aux législatives, ou le « vote utile » n’était pas un facteur. Par ailleurs, la régression du parti est patente non seulement sur le plan électoral, mais dans tous les aspects de son organisation et de son activité. Tant que le programme du parti ne sera pas autre chose qu’une version plus « radicale » du programme du Parti Socialiste, il ne pourra pas reconquérir le terrain perdu. Quand deux partis réformistes sont en présence, c’est le plus grand et le plus « respectable » qui l’emporte.
La dérive vers un « anti-libéralisme » insipide, conjuguée à l’expérience du PCF au gouvernement – d’abord en 1981-1984, puis en 1997-2002 – a mené à un véritable effondrement de ses liens avec la couche la plus politiquement conscience et active de la classe ouvrière et de la jeunesse, et donc de son implantation sociale en général. Si, au gouvernement, les communistes privatisent des entreprises, cautionnent la guerre contre la Serbie et l’Afghanistan, s’ils alignent leur politique sur celle des socialistes – à quoi sert le PCF ? Dans les entreprises, dans les quartiers populaires, dans la jeunesse, le PCF a perdu des centaines de milliers d’adhérents et de sympathisants au cours de cette période. L’effondrement de l’URSS et des autres régimes totalitaires et corrompus que la direction du parti avait soutenu pendant des décennies n’a fait qu’aggraver sa chute.
Dans le passé, ce qui a permis au PCF de résister face à la répression, face à l’offensive idéologique permanente menée contre lui par les médias capitalistes, face, aussi, aux erreurs, zigzags, aberrations et trahisons de ses propres dirigeants, c’est que la couche la plus militante et la plus consciente du salariat et de la jeunesse voyait en lui un parti révolutionnaire. A l’époque, on pouvait parler aux militants du PCF de toutes les contradictions et tous les soubresauts dans la « ligne » du parti, de tous les crimes du stalinisme – rien, semblait-il, ne pouvait ébranler leur dévouement, leur loyauté à l’égard du parti. Ceci s’explique par le fait qu’il incarnait à leurs yeux, malgré tout, un projet révolutionnaire : le renversement du capitalisme et la réalisation du socialisme. L’adhésion de cette couche militante des travailleurs donnait au parti ses relais dans la société, ses racines dans les entreprises et dans les quartiers populaires. C’est la perte progressive du soutien de cette même couche qui constitue la cause fondamentale du déclin du PCF. Dans les sections du parti, la dérive « anti-libérale » – la perspective illusoire d’une société capitaliste « régulée » – a été facilitée par l’évolution de la composition sociale du parti, au détriment des syndicalistes et des ouvriers en général.
Malgré son affaiblissement, le PCF demeure un parti très important, avec plus de 100 000 adhérents. C’est un parti dont les traditions militantes sont fortement enracinées dans la conscience ouvrière. Il dispose d’énormes réserves sociales, d’autant plus que le PS s’oriente, pour le moment, vers la droite. Les différentes organisations dites d’extrême gauche qui imaginent pouvoir dépasser le PCF n’aboutiront à rien. Elles ne cessent, comme d’habitude, de louvoyer d’une stratégie à une autre, dans l’espoir de sortir de leur isolement. Lutte Ouvrière, pour qui, jusqu’à une date très récente, le Parti Socialiste était un parti capitaliste au même titre que l’UMP, s’est finalement déclarée favorable à des listes communes avec le PS. Le Parti des Travailleurs perd des adhérents à tour de bras, surtout depuis sa campagne présidentielle fantasque emmenée par un élu local « républicain » et plutôt nationaliste du nom de Schivardi. Juste après les élections législatives, il a annoncé la création d’un nouveau « parti de masse ». Ceci restera lettre morte.
La LCR a également lancé, à grands renforts médiatiques, une initiative visant la création d’un « nouveau parti anti-capitaliste ». Au moyen d’une dilution de son programme et d’un changement de nom, la LCR deviendrait un parti de masse. Les mêmes chaînes de télévision qui se consacrent à la glorification de Sarkozy accordent une large place à Besancenot, le présentant sous un jour très positif. Ceci est une stratégie de division délibérée, pilotée par les groupes industriels proches de Sarkozy. L’industrie audio-visuelle et la presse ont fait la même chose pour Bové, et pour les mêmes raisons. Elles veulent promouvoir le projet de la LCR pour enlever des voix au PS et au PCF lors des élections. Les médias peuvent monter une « personnalité » – puis la condamner à l’oubli, si nécessaire. Les capitalistes n’accorderaient pas à la LCR des millions d’euros de subventions et n’en feraient pas la promotion à la télévision s’ils la considéraient comme une menace pour leur système. Ils ne la prennent pas au sérieux. Avec le soutien des médias capitalistes, il est possible que l’organisation connaisse une légère progression électorale. Mais le projet de créer, à partir de la LCR, un parti plus grand et plus implanté que le PCF, a approximativement autant de viabilité qu’une boule de neige en enfer. Même avec une couverture médiatique massive, la LCR n’a attiré, finalement, que très peu de nouveaux adhérents. Son effectif total doit être aux environs de 3000 adhérents. D’où viendront les forces de ce nouveau parti ? Les scissions que la LCR espère provoquer dans le PS et le PCF ne se matérialiseront pas – ou alors à une échelle insignifiante. Le programme économique proposé par Besancenot est similaire, en fin de compte, à ceux du PCF et d’ATTAC. La « taxe Tobin » avait temporairement enflammé l’imagination des « altermondialistes » petits-bourgeois – avant d’être complètement oubliée. L’« anti-capitalisme » réformiste de la LCR connaîtra sans doute le même sort.
Le PCF est une organisation infiniment plus viable que toutes les organisations d’extrême gauche réunies. Il ne disparaîtra pas de sitôt. Mais la crise interne se poursuivra. Les échelons supérieurs du parti sont pénétrés de fond en comble par l’esprit de compromis, de demi-mesures et de « pragmatisme » réformiste. Aux élections municipales, de nombreux dirigeants du PCF ont accepté de s’allier avec le MoDem pour conserver leur pouvoir et leurs positions prestigieuses, comme par exemple à Roubaix, Marseille et Grenoble. Sans théorie, sans perspectives, ils naviguent à vue. Toujours à la recherche d’un nouvel habillage, d’une nouvelle « formule », la direction passe d’alliances en « rassemblements », de « forums » en « collectifs ». Sans programme indépendant, elle ramasse sur son passage les notions petites-bourgeoises en vogue – réformes fiscales, primes pour les capitalistes qui investissent, réprimandes et pénalités pour les autres, commerce capitaliste « équitable », anti-productivisme, « dialogue Nord-Sud », appels larmoyants en direction des impérialistes à la tête de l’ONU, du FMI et de l’OMC, etc. S’il continue sur cette voie, le PCF se coupera de plus en plus des syndicalistes, des travailleurs et de la jeunesse – et, à terme, finira par mourir.
De nombreux militants communistes ont pris conscience de ce danger. Ils ont compris que le programme et les idées défendues par la direction du parti au cours de la dernière période constituent une dérive idéologique, un abandon du communisme. Lors les débats au sujet de l’Assemblée extraordinaire, la nécessité d’un retour aux « idées fondamentales » du communisme a souvent été évoquée. Ces idées fondamentales sont celles du marxisme. C’est une indication de ce qui se passera au sein du parti, dans les années à venir. La lutte pour rompre avec le réformisme « anti-libéral » et pour le rétablissement des idées du marxisme gagnera en ampleur. D’ores et déjà, le travail deLa Riposte pour défendre le programme et la théorie du marxisme dans le parti a attiré l’attention de bon nombre de militants.
Il est significatif qu’aucun représentant de la direction du parti n’a tenté de répondre aux idées de La Riposte. Il est plus facile, sans doute, de murmurer en coulisse que le journal représente une « conspiration » contre le PCF pour y introduire le marxisme ! Dans le monde sens dessus dessous des réformistes, le marxisme est considéré comme un corps étranger, cependant que toutes sortes d’idées petites-bourgeoises y sont bienvenues. La Riposte n’a rien d’une opération clandestine. Son action pour expliquer et défendre les idées du marxisme se fait au grand jour, au vu et au su de tous, au moyen de notre journal, de notre site internet et de toutes nos activités publiques.
Le socialisme
Le système capitaliste ne peut pas tolérer les conquêtes sociales du passé. Par la combinaison des mesures gouvernementales et des mécanismes aveugles du marché capitaliste, ces conquêtes seront progressivement minées et détruites. Or, aucune forme de société ne peut continuer indéfiniment sur cette pente. Un système reposant sur la dégradation continue des conditions de vie du plus grand nombre est condamné. Cependant, le système ne tombera pas tout seul. Il ne sera pas, non plus, graduellement et imperceptiblement « dépassé » par une succession de réformes prétendument « anti-libérales ». La révolution socialiste est qualitativement différente des révolutions qui ont marquées la transition de l’ordre féodal à l’ordre capitaliste. Celles-ci aboutissaient à la destruction des dernières entraves à l’ascension de la classe capitaliste, qui s’était déjà établie – dans la période antérieure à la révolution – comme la classe économiquement et, dans une large mesure, politiquement dominante, grâce à la progression du commerce et à la place de plus en plus prépondérante du capital dans l’économie nationale. Mais le salariat est une classe sans propriété, une classe exploitée, qui ne saurait devenir progressivement une classe dominante. Même longtemps après que les conditions objectives de l’émancipation des travailleurs soient réunies, tant que les conditions subjectives – la conscience des travailleurs – ne le sont pas, la révolution socialiste est impossible. L’émancipation des travailleurs ne peut être que le produit d’un mouvement de masse conscient de ses tâches et de ses objectifs. Le rôle des communistes – un rôle fondamental, décisif – est d’aider les travailleurs et les jeunes, à partir de leur propre expérience, à se libérer des illusions réformistes et à parvenir à des conclusions révolutionnaires.
Contrairement à ce que croient – ou feignent de croire – les dirigeants du PCF, il est impossible d’imposer une « logique anti-capitaliste » à l’économie de marché. C’est un programme irréalisable. Le programme économique du mouvement communiste doit être axé sur l’expropriation des capitalistes. Il faut nationaliser les grands groupes industriels, l’ensemble du système bancaire et les compagnies d’assurance, ainsi que les entreprises de la grande distribution. Il ne s’agit pas de reproduire, à une plus grande échelle, les entités bureaucratiques et gérées selon des critères capitalistes qu’étaient les anciennes entreprises « publiques » comme Elf-Aquitaine ou le Crédit Lyonnais, mais de placer les moyens de production et d’échange sous le contrôle et la gestion démocratique des salariés à tous les niveaux, et de les intégrer dans une planification démocratique de l’ensemble des ressources économiques du pays. L’accomplissement de cette transformation posera la base économique sur laquelle s’érigera la société socialiste.
Dans les années à venir, le déclin du capitalisme français provoquera vague après vague de luttes de la part des travailleurs. Une confrontation majeure – ou plutôt une série de confrontations majeures – entre les classes est inévitable. Au cours de ces luttes, les travailleurs, à commencer par les plus politiquement conscients, seront à la recherche d’idées sérieuses. Certes, ils ont de bonnes raisons d’être méfiants, voire sceptiques, vis-à-vis des idées révolutionnaires. Ils ont été maintes fois déçus et trahis. Ils voudront se convaincre de notre solidité, de notre fiabilité, de la justesse de notre programme et de nos mots d’ordre. Il faut absolument intégrer les idées, les principes, la théorie et le programme du marxisme révolutionnaire dans le mouvement communiste et syndical. Ce ne sera pas une tâche facile. Elle implique engagement, fermeté et sacrifices. Mais elle est tout à fait réalisable. L’avenir de notre classe et de l’humanité toute entière dépend de la victoire du socialisme. Aucune autre cause n’est plus grande, plus juste et plus digne de notre engagement.