Le mot d’ordre en faveur d’une « VIe République » figurait très largement dans la campagne du Front de Gauche à l’élection présidentielle. La Riposte, qui milite pour l’avènement d’une république socialiste, n’a pas de position de principe sur la question du nom – ou en l’occurrence du numéro – qui doit la désigner. Ce qui importe, c’est la base économique, politique et sociale du nouveau régime, autrement dit les rapports de classesur lesquels il repose. Quel contenu le programme du Front de Gauche, L’Humain d’abord, donne-t-il au mot d’ordre de VIe République ?
Le chapitre intitulé Convoquer l’Assemblée constituante de la VIe République propose un ensemble de réformes institutionnelles et démocratiques dont l’objectif affiché est de « garantir la souveraineté populaire » et d’« assurer la primauté de l’intérêt général sur les intérêts financiers ». Dans cet objectif, L’Humain d’abord commence par proposer la « reconnaissance de la citoyenneté d’entreprise », en vertu de laquelle « le pouvoir économique ne sera plus entre les mains des seuls actionnaires, [car] les salariés et leurs représentants seront appelés aux choix d’investissement des entreprises en tenant compte de priorités sociales, écologiques et économiques démocratiquement débattues. L’avis favorable des représentants du personnel ou des comités d’entreprise sera obligatoire pour toutes les décisions stratégiques. Nous instaurerons un droit de veto suspensif sur les licenciements et l’obligation d’examiner les contre-propositions présentées par les syndicats ».
Ces quelques lignes renferment une contradiction insoluble. Les intérêts des grands « actionnaires » – c’est-à-dire des capitalistes – sont diamétralement opposés à ceux des travailleurs. Ils entrent constamment en conflit les uns avec les autres. Par exemple, toute augmentation des salaires est une baisse correspondante des profits. Ce queL’Humain d’abord propose, en clair, reviendrait donc à imposer systématiquement aux capitalistes des décisions contraires à leurs intérêts. Un patron veut fermer une usine qu’il juge insuffisamment rentable ? Les représentants du personnel s’y opposeront, bien sûr. Le patron peut-il au moins en accroître la rentabilité en baissant les salaires et en supprimant des postes ? Nul doute que les syndicats useront de leur « droit de véto suspensif ». Et ainsi de suite. La contradiction, c’est que L’Humain d’abord propose de laisser « entre les mains » des capitalistes une partie du « pouvoir économique » – mais, dans le même paragraphe, prévoit des dispositions légales qui, « sur toutes les questions stratégiques », transformeraient les capitalistes en simples exécutants de la volonté des travailleurs et de leurs représentants.
Admettons que, sous la VIe République, les actionnaires d’une grande entreprise décident de la délocaliser en Chine pour y profiter d’une main-d’œuvre moins chère et, ainsi, réaliser davantage de profits. Dès l’annonce de ce projet aux salariés, leurs représentants s’y opposeraient, naturellement. D’après la « nouvelle Constitution », cela signifie que les actionnaires devraient renoncer à la délocalisation. Mais que se passerait-il si ces mêmes actionnaires, dont l’existence est tolérée par la nouvelle Constitution, envoient celle-ci au diable et décident de poursuivre leur projet ? Que prévoit, dans ce cas, la Constitution de la VIe République ? De jeter les actionnaires en prison ? Ils le mériteraient sans doute ! Mais dans ce cas, pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? Pourquoi laisser un quelconque « pouvoir économique » aux actionnaires ? Pourquoi ne pas proposer de s’en débarrasser purement et simplement en expropriant leur capital et en le plaçant sous le contrôle des travailleurs ?
C’est le nœud de la question. L’Humain d’abord fustige la « dictature des marchés », mais il s’arrête devant la propriété capitaliste, qu’il n’ose pas toucher. Il ne prévoit que quelques nationalisations. Sous la VIe République, l’essentiel de l’économie resterait dans le secteur privé. Le passage que nous avons cité est, au fond, une tentative – forcément vaine – de concilier les intérêts des capitalistes et ceux des travailleurs, comme si le capitalisme pouvait cesser de fonctionner au détriment des salariés grâce à une nouvelle Constitution plus démocratique. L’idée – qu’on retrouve ailleurs dansL’Humain d’abord – est que les excès et les injustices du système capitaliste pourraient être corrigés. On laisserait les actionnaires aux manettes, mais les travailleurs les remettraient de temps à autre dans le droit chemin. Cette perspective est un leurre. Pour réorganiser la société conformément aux intérêts de la masse de la population, il faut en finir avec la propriété privée des grands moyens de production. Ceci devrait former l’axe central de notre programme. Quant aux capitalistes expropriés, il ne sera pas nécessaire de les jeter en prison. S’ils ne savent rien faire de leurs dix doigts, on pourrait même leur verser une pension raisonnable leur permettant de terminer assez confortablement leur vie de parasites.
Inconséquences
Les formes démocratiques d’un régime donné ne peuvent contredire les bases économiques sur lesquelles elles reposent. Ayant établi d’emblée que la VIe république serait capitaliste, le reste de ce chapitre ne peut pas aller au-delà d’une série de réformes visant à améliorer la démocratie bourgeoise. La Riposte n’est évidemment pas opposée à ce type de réformes. Par exemple, nous sommes favorables à la suppression du Conseil Constitutionnel, du Conseil d’Etat, du Sénat et de tous les autres remparts institutionnels qui protègent la domination des capitalistes et renforcent leur contrôle de l’appareil d’Etat. Des revendications de ce type ont toute leur place dans notre programme et peuvent jouer un rôle pédagogique non négligeable pour ouvrir les yeux des travailleurs sur la nature réelle de la « démocratie » bourgeoise, dans laquelle chacun peut dire et faire ce qu’il veut du moment que l’économie reste « entre les mains » de la classe capitaliste. Mais il n’est pas sérieux de prétendre que, sur la base du capitalisme, de telles réformes permettraient d’assurer une authentique « souveraineté populaire ». Il n’y aura jamais de « souveraineté populaire » dans une société fondée sur l’exploitation de l’homme par l’homme.
L’Humain d’abord propose de renforcer le droit de grève, le droit de se syndiquer, l’accès à l’engagement associatif et le contrôle des médias – entre autres. Ceci rejoint le combat que mènent quotidiennement, sur le terrain, des millions de militants politiques, syndicaux et associatifs. Relevons cependant une revendication qui nous semble ne pas aller assez loin : « Nous mettrons immédiatement en place une citoyenneté de résidence. Les résidents extra-communautaires bénéficieront du droit de vote aux élections locales ». Pourquoi se limiter aux élections locales ? Du point de vue de la lutte commune de tous les travailleurs – français et étrangers – pour leur émancipation, cette restriction n’a aucun sens. Nous devons défendre le droit de vote et d’éligibilité de tous les résidents, à toutes les élections, indépendamment de leur nationalité, dès un an de séjour sur le territoire.
Un peu plus loin, les auteurs de L’Humain d’abord expliquent : « Nous voulons rétablir la primauté de l’Assemblée nationale sur l’exécutif. Les pouvoirs exorbitants du président de la République doivent être supprimés dans le cadre d’une redéfinition générale et d’une réduction de ses attributions ». Pourquoi ne pas proposer directement la suppression de l’élection présidentielle ? Pourquoi, après avoir « supprimé » ses « pouvoirs exorbitants », devrions-nous ressusciter le président de la République pour lui concéder des « attributions », même « réduites » ? L’impression que cela donne, c’est que les auteurs de L’Humain d’abord conservent malgré tout une certaine déférence à l’égard de la fonction présidentielle. Pour notre part, nous n’y sommes absolument pas attachés. Mais surtout, nous ne devons pas accorder trop d’importance à cette question. Il y a en Europe toute une panoplie de régimes plus ou moins « présidentiels » ou « parlementaires ». Et dans tous les pays d’Europe, on observe les mêmes résultats : chômage de masse, inégalités croissantes, précarité de l’emploi, pauvreté, délocalisations, démantèlement des services publics – et tous les autres fléaux du capitalisme. Ces fléaux, en France, sont-ils vraiment le produit du « déséquilibre » entre le Parlement et l’exécutif ? Et en quoi la « primauté de l’Assemblée nationale sur l’exécutif » changerait-elle quoi que ce soit, du point de vue des travailleurs et de leur famille ?
Ce chapitre de L’Humain d’abord se conclut sur l’idée de convoquer une « Assemblée constituante ». Nous ne voyons pas en quoi celle-ci diffèrerait fondamentalement de l’Assemblée nationale. Mais admettons qu’on la convoque et qu’un « grand débat public » soit organisé. Si, au final, ces débats et cette Constituante accouchent d’une « nouvelle Constitution » qui repose sur des rapports de propriété capitalistes, cela n’aurait aucun intérêt – et ne ferait que détourner l’attention des travailleurs de leur tâche historique : prendre le pouvoir et engager la transformation socialiste de la société.
Encore une fois, La Riposte est favorable à la fondation d’une nouvelle République : d’une République socialiste, dans laquelle la classe dirigeante sera la classe ouvrière – c’est-à-dire, pour la première fois de l’histoire, non plus une petite minorité de la population, mais son écrasante majorité. Quant aux formes démocratiques du pouvoir des travailleurs, elles ne consisteront pas dans une version « améliorée » des institutions de la démocratie capitaliste. Elles seront en complète rupture avec ces dernières. Comme le montre l’histoire des révolutions ouvrières passées, à commencer par la Commune de Paris, les travailleurs forgeront des organes beaucoup plus souples, plus représentatifs – plus démocratiques – que le plus démocratique des parlements bourgeois.