« Si vous le voulez, priez pour les morts – mais surtout, battez-vous pour les vivants ! »

Selon un procureur de Virginie de l’Ouest, elle était « la femme la plus dangereuse de l’Amérique. » Détestée par les capitalistes, Mary Harris Jones était respectée et aimée de tous les travailleurs qui avaient croisé son chemin - et ils furent nombreux. Elle est née en Irlande, en 1830. Son grand-père a été condamné à mort et pendu pour s’être révolté contre le colonialisme britannique. Dans son enfance, elle a vu des soldats de Sa Majesté portant les têtes tranchées d’insurgés à la pointe de leurs baïonnettes. En 1835, son père, un ouvrier, part travailler à la construction des chemins de fer en Amérique, où sa famille le rejoint peu après, avant de déménager ensemble à Toronto, au Canada. Mary Harris travaille brièvement comme enseignante dans un couvent, puis comme couturière. En 1861, elle épouse George Jones, un mouleur de fer et un organisateur syndical à Memphis, dans le Tennessee.

Sa vie personnelle fut jalonnée d’événements tragiques. Ses enfants et son mari ont tous péri dans l’épidémie de fièvre jaune qui a frappé Memphis en 1867. « Les victimes étaient avant tout les pauvres et les travailleurs », a-t-elle écrit plus tard. « Les riches pouvaient quitter la ville. Les écoles et les églises ont été fermées. Il était interdit d’entrer dans le foyer d’une victime sans autorisation spéciale. Les pauvres ne pouvaient pas se payer une infirmière. En face de chez moi, dix personnes étaient mortes de l’épidémie. De tous les côtés, la mort nous entourait. On enterrait les cadavres la nuit, sans cérémonie. J’entendais les cris délirants et les pleurs. Un par un, mes quatre petits enfants sont tombés malades et moururent. J’ai lavé leurs petits corps avant de les enterrer. Mon mari a attrapé la fièvre et en est mort également. [...] D’autres foyers étaient aussi durement frappés que le mien. De jour comme de nuit, j’entendais le grincement des roues des charrettes mortuaires. »

Suite à ce drame, elle est partie s’installer comme couturière à Chicago, mais sa boutique a disparu dans le grand incendie de 1871, qui a détruit une bonne partie de la ville. A partir de cette date, elle s’investit toujours plus dans le mouvement syndical américain, au point que l’histoire de sa vie se confond largement avec celle des luttes particulièrement impressionnantes – mais, hélas, trop peu connues en Europe – de la classe ouvrière américaine. Ayant perdu toute sa famille, elle a « adopté » les travailleurs du secteur minier, les cheminots et les travailleurs du textile. Ils l’appelaient « Mère » – « Mother », en anglais. Mother Jones était de toutes les luttes. Elle a participé à la grande grève des cheminots de Pennsylvanie, en 1877. Au cours des années 1880, elle a organisé des leçons d’éducation politique pour les travailleurs syndicalistes. En 1890, elle a été engagée par l’United Mine Workers of America (UMWA) – le syndicat des mineurs.

Malgré sa petite taille et son air de grand-mère inoffensive, Mother Jones était une oratrice d’une force extraordinaire. Montant sur des estrades de fortune pour s’adresser aux foules ouvrières, sa prestance s’imposait à tous. Le ton variait, suscitant chez ceux qui l’écoutaient un large éventail d’émotions. Elle pouvait pousser les gens aux larmes, puis, en un instant, les faire éclater de rire. Marchant furieusement d’un bout à l’autre de la plate-forme, ses tirades contre les méfaits des employeurs exprimaient une puissante indignation. Elle ridiculisait les riches. Aux travailleurs, elle faisait sentir à la fois leur force et l’inhumanité de leur condition.

Dans ses écrits également, son style direct et la sincérité de son propos marquent l’esprit du lecteur. Dans un article intitulé La civilisation dans les fabriques du Sud, publié dans l’International Socialist Review en 1901, elle raconte son expérience dans une fabrique de coton, où elle s’était faite embaucher pour témoigner des conditions de travail dans cette industrie.« J’ai trouvé que des enfants de 7 ou 8 ans étaient tirés de leur lit à 4h 30 du matin, au coup de sifflet du contre-maître. Ils avalaient un maigre repas de café noir et de pain de maïs trempé dans de l’huile de graine de coton, qui tenait lieu de beurre. Ensuite, toute cette armée de serfs – les grands comme les petits – se mettait en marche. A 5h 30 ils étaient déjà derrière les murs de l’usine, où, dans le bruit de piaulement des machines, ils écrasaient leurs jeunes vies pendant 14 heures, jour après jour. Lorsqu’on contemplait cette couvée d’âmes désespérées, on pouvait presque entendre crier : "Arrêtez, ne serait-ce qu’un instant, ô roues de l’avarice capitaliste, pour que nous puissions enfin entendre une voix humaine, et laissez-nous croire, juste un instant, que ceci ne peut pas être toute la vie !" »

Mother Jones a joué un rôle de premier plan dans de nombreuses luttes, dont la grève des mineurs à Arnot (Pennsylvanie). Elle y a impliqué les femmes de mineurs d’une manière typiquement rocambolesque :

« Lorsque la compagnie voulait faire venir des briseurs de grève, j’ai dit aux hommes de rester chez eux et de laisser les femmes s’occuper des "jaunes". J’ai organisé une véritable armée de ménagères. Elles devaient se présenter avec leurs balais, leurs lavettes et des seaux d’eau pour s’attaquer aux jaunes, près de la mine. Le jour venu, je ne suis pas montée jusqu’à la mine moi-même, par crainte que mon arrestation ne mette l’armée en déroute. J’ai choisi une Irlandaise à l’allure plutôt pittoresque pour diriger l’attaque. Elle s’était réveillée en retard et a dû se préparer en toute hâte. Elle s’était parée d’un jupon rouge qu’elle avait enfilé au-dessus d’une longue chemise de nuit. Sur une jambe, elle avait un bas blanc, et sur l’autre, un bas noir. Sur ses cheveux roux et ébouriffés, elle portait un châle rouge. Elle avait des yeux sauvages. Je lui ai dit : "Tu vas mener l’armée jusqu’à l’entrée du puit. Prends ta casserole, un marteau, et lorsque les jaunes arriveront avec leurs mules, vous allez toutes vous mettre à frapper sur vos casseroles et chasser les jaunes à coup de balai. N’ayez peur de personne." »

Quand les femmes ont commencé à frapper sur leurs casseroles, le chef de police est venu dire à l’Irlandaise : « Attention, ma chère dame ! Vous allez effrayer les mules. » Mother Jones raconte comment, en guise de réponse, elle lui a administré un coup de casserole qui l’a envoyé dans le fossé, tout en criant : « Allez au diable, vous et vos mules ! » A ce moment-là, « même les mules semblaient se rebeller contre les jaunes en leur décochant des ruades ! Les jaunes se sont mis à courir, pris en chasse par les femmes qui brandissaient balais et lavettes. »

La grève a été victorieuse, mais pas avant une tentative, de la part des employeurs, d’y mettre fin d’une façon bien particulière. Mother Jones se trouvait un soir chez le dirigeant du syndicat de la localité, un dénommé Wilson, lorsque quelqu’un a frappé à sa porte. Le foyer de la famille Wilson était hypothéqué auprès d’une banque dont le propriétaire était aussi celui de la mine. Les visiteurs nocturnes avaient une proposition à faire au dirigeant syndical : « On annulera l’hypothèque sur votre foyer et on vous donnera 25 000 dollars si vous acceptez de quitter la région et de laisser mourir la grève. »Mother Jones écrit : « Je n’oublierai jamais sa réponse : "Messieurs, si vous rendez visite à ma famille, je vous garantis un accueil chaleureux. Mais si vous êtes là pour m’inciter à trahir mon intégrité et les travailleurs qui me font confiance, je vous demande de partir immédiatement et de ne plus jamais revenir." » Wilson logeait des grévistes en difficulté chez lui, partageait tout ce qu’il avait avec eux et vivait modestement. Mother Jones écrit encore à son sujet : « Il connaissait les mêmes difficultés que les militants de base de l’organisation. Des dirigeants comme lui, nous n’en avons plus, de nos jours. »

A partir de 1904, Mother Jones a travaillé comme organisatrice pour le Parti Socialiste Américain, avant de retourner à l’UMWA, en 1911. Le 21 septembre 1912, pendant les grèves de Paint Creek et de Cable Creek, elle a dirigé une manifestation des enfants de mineurs dans les rues de Charleston. Cinq mois plus tard, lors d’une autre manifestation et à l’âge de 82 ans, elle a été arrêtée, inculpée de « conspiration de meurtre » et condamnée à 20 ans de réclusion criminelle. Heureusement, en mai 1913, elle a été libérée suite à l’élection d’un nouveau gouverneur. Mother Jones est restée liée au mouvement ouvrier jusqu’à sa mort, en 1930, à l’âge de 100 ans. Elle disait : « Si vous le voulez, priez pour les morts – mais surtout, battez-vous pour les vivants ! » Elle est enterrée dans le cimetière du Syndicat des mineurs, à Mount Olive, près de Saint Louis, dans l’Illinois. Au pied du monument érigé à sa mémoire, une plaque rappelle sa dernière revendication : « Que nul traître ne respire au-dessus de ma tombe. »

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