Moins de deux mois après l’insurrection de février se déroulèrent deux événements majeurs : la réorientation du parti bolchevik sous la pression de Lénine, rentré d’exil, et la première mobilisation des masses de Petrograd contre le gouvernement provisoire.
Vacillations des dirigeants bolcheviks
Lors de la formation du gouvernement provisoire, composé de grands bourgeois et propriétaires terriens, le parti bolchevik de Petrograd adopta tout d’abord une attitude très critique et défiante à son égard. Mais le 15 mars, deux dirigeants du parti, Kamenev et Staline, rentrèrent de déportation et prirent la direction du comité de Petrograd et de son journal. La ligne du parti bolchevik s’orienta alors vers la droite, c’est-à-dire vers un « soutien critique » au gouvernement provisoire.
Cette position s’expliquait par l’idée que la révolution russe était bourgeoise – et qu’à ce titre elle ne pouvait pas déboucher sur la conquête du pouvoir par la classe ouvrière, mais seulement sur une République démocratique dans laquelle les travailleurs pourraient développer leur action politique. Dès lors, les soviets devaient se limiter à exercer sur le gouvernement une pression de gauche et le contraindre, notamment, à convoquer une Assemblée Constituante. Ce point de vue était si proche de celui des mencheviks que la réunification immédiate des deux partis (bolcheviks et mencheviks) fut envisagée par Kamenev et Staline, entre autres.
Lénine et les Thèses d’avril
Début mars, de son exil en Suisse, Lénine exhorta la direction de son parti à refuser tout soutien au gouvernement provisoire. Et dès son retour en Russie, le 3 avril, il s’opposa publiquement à la majorité de la direction bolchevik. Il résuma sa position dans ses célèbres Thèses d’avril.
Dans ce document, Lénine dénonçait la politique appelant le gouvernement provisoire à agir pour une paix sans annexions. Ce gouvernement représentait des intérêts impérialistes ; il ne pouvait conclure qu’une paix de « rapaces ». Lénine appelait donc les travailleurs à mettre fin eux-mêmes à la guerre en établissant leur propre pouvoir, en s’appuyant sur la paysannerie pauvre et sa principale revendication : le partage des terres.
Lénine rencontra d’abord l’opposition de la majorité de la direction de son parti, au point qu’il envisagea sérieusement la possibilité d’une scission. Mais les jours passant, il devint évident qu’une partie importante de la base du parti partageait la position de Lénine. Fin avril, le parti bolchevik réunit une Conférence pour trancher la question. Lénine y rallia à sa position la majorité des délégués : 71 voix contre 38. Ce tournant eut une importance immense : le parti bolchevik se mit en ordre de bataille pour les phases suivantes de la révolution.
Les journées d’avril
Cette victoire de Lénine dans son propre parti fut facilitée par l’actualité, car elle coïncida avec le premier choc sérieux entre le gouvernement et les soviets. Le 20 avril, Pavel Milioukov, ministre des Affaires étrangères, publia une note affirmant que la révolution de Février n’avait rien changé aux objectifs de guerre (impérialistes) de la Russie. Comme avant février, il s’agissait notamment de s’assurer le contrôle des détroits du Bosphore et des Dardanelles, ainsi que la domination sur certains Etats balkaniques.
La déclaration de Milioukov ne rencontra pas de franche opposition dans l’Exécutif des Soviets, qui était dominé par les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires (SR). Mais la réaction des masses fut immédiate et imposante. Dès le 22 avril, Petrograd fut secouée par d’immenses manifestations contre la politique impérialiste de Milioukov.
Sous la pression de sa base, l’Exécutif des Soviets fut contraint de désavouer Milioukov. Celui-ci tenta de mobiliser les soldats contre les soviets : en vain. Les soldats n’obéissaient qu’aux soviets. Le gouvernement provisoire était dans une situation intenable. Il dépendait des soviets pour toute son activité quotidienne et fut donc contraint de leur demander de lui confirmer leur soutien. De leur côté, les dirigeants « conciliateurs » des soviets, ne pouvant faire comme si rien ne s’était passé, poussèrent Milioukov à la démission.
La première coalition
Lénine avançait le mot d’ordre : « Tout le pouvoir aux soviets ! » Mais les dirigeants des soviets ne voulaient pas prendre le pouvoir. Ils maintenaient leur politique de soutien au gouvernement provisoire. Or, ce dernier sortait tellement affaibli des « journées d’avril » que le seul moyen susceptible de lui redonner un semblant de légitimité était une participation directe de représentants du soviet dans le gouvernement : ainsi naquit la première coalition. Aux yeux des masses, l’entrée de ministres « socialistes » au gouvernement semblait un pas dans la bonne direction, car cela signifiait autant de ministres bourgeois en moins. Cela offrait donc au gouvernement une couverture sur sa gauche, sous la forme de dirigeants soviétiques « solidaires » de la politique gouvernementale.
Entré en fonction le 5 mai, ce premier gouvernement de coalition comprenait six ministres mencheviks ou SR. Il incarnait toute l’impasse du « double pouvoir ». Jusqu’en octobre, les dirigeants réformistes allaient assumer directement la politique de défense des intérêts de la bourgeoisie, en s’exposant ainsi à la fureur des ouvriers, des paysans, des soldats – et aux critiques des bolcheviks.