Les candidats de l’« Union de la droite » (UMP, UDI, Modem) ont largement remporté les élections départementales. Sarkozy en sort renforcé dans sa course à l’investiture de l’UMP pour la présidentielle. Mais derrière la « France en bleu » que dessine la carte des conseils départementaux, aucun des problèmes de la droite et de l’ancien président de la République n’est résolu. Sarkozy n’est pas sorti du collimateur de la Justice. Par ailleurs, il aura beaucoup de mal à faire oublier son bilan catastrophique à la tête du pays, entre 2007 et 2012. Le fait est que l’UMP et ses alliés ont remporté les élections départementales par défaut – et non parce qu’ils susciteraient un regain d’enthousiasme dans la population.
Les résultats en nombre de voix le montrent clairement. Lors des élections européennes de juin 2014, l’UMP, l’UDI et le Modem avaient recueilli un total de 5,8 millions de voix. A l’époque, personne ne parlait d’un grand succès de la droite. Or au premier tour des départementales, leurs candidatures d’« Union de la droite » ont recueilli 5,9 millions de voix : à peine 100 000 de plus. Même s’il manque des voix de Lyon et Paris, qui ne votaient pas, ce n’est pas une progression très significative, d’autant que la participation aux départementales était plus élevée qu’aux européennes.
On pourrait agréger à ce résultat quelques centaines de milliers de voix de candidats « divers droite » et autres « dissidents ». Mais cela ne changerait pas grand-chose au constat. Au premier tour de la présidentielle de 2012, Sarkozy et Bayrou recueillaient ensemble 13 millions de voix : c’est le double de l’estimation le plus généreuse du nombre de voix recueillies par la droite et le « centre », le 23 mars. Ainsi, non seulement le rejet massif du PS ne s’accompagne pas d’un mouvement important, vers la droite, d’électeurs socialistes de 2012, mais la droite peine à mobiliser ses électeurs de la dernière présidentielle.
La dynamique est différente du côté du FN : avec 5,1 millions de voix au premier tour des départementales, il progresse de 400 000 voix par rapport aux européennes de 2014 et réalise, en nombre de voix, 80 % de son score de 2012 (6,4 millions), malgré la forte abstention. Différentes études publiées au lendemain des élections montrent que le FN est le parti qui mobilise le mieux ses électeurs de 2012, mais aussi qu’il recueille un nombre non négligeable des voix des électeurs de François Hollande.
Le tableau est donc assez clair : comme aux élections européennes, le rejet des politiques d’austérité, du gouvernement Hollande et de la classe politique traditionnelle s’est exprimé à la fois par l’abstention et – dans une moindre mesure – par le vote FN. Un électeur sur deux n’est pas allé voter. A cela, il faut ajouter le nombre considérable de votes blancs et nuls : 4,8 % des votants au premier tour et 8,3 % au deuxième, soit respectivement 1,05 million et 1,7 million de suffrages. C’est un record pour ce type de scrutin – et un symptôme supplémentaire du profond discrédit qui frappe la démocratie bourgeoise.
Ces chiffres suffisent à balayer l’idée grotesque, répétée en boucle par les dirigeants du PS, selon laquelle ils auraient perdu les élections à cause de la « division de la gauche » et, singulièrement, à cause des listes autonomes du Front de Gauche. A entendre sur ce thème les Valls, Cambadélis et Le Guen, on en oublierait presque qu’ils sont au pouvoir. Ces messieurs renient toutes leurs promesses électorales, imposent l’austérité à la grande majorité de la population, multiplient les cadeaux au patronat, bref, mènent une politique de droite ; puis, lorsque cela provoque leur chute dans l’opinion, ils se tournent vers le Front de Gauche, le pressent de monter sur leur navire en perdition – et, s’il refuse, l’accusent de « diviser la gauche ». La ficelle est un peu grosse ! Si le Front de Gauche s’était systématiquement allié au PS au premier tour, il en serait sorti profondément discrédité.
Les résultats du Front de Gauche
L’analyse précise des résultats du Front de Gauche est compliquée par la grande diversité des alliances de ses différentes forces, au premier tour. Dans Regards, Roger Martelli en dresse la liste, additionne les différents scores et conclut du résultat global qu’il témoigne d’une « bonne résistance » du Front de Gauche. Mais la valeur politique de cette comptabilité est très discutable, car elle agrège sous l’étiquette « Front de Gauche » des alliances avec les Verts – ou, dans certains endroits, additionne les scores de listes concurrentes au premier tour, comme par exemple à Toulouse (PG-Verts/PCF-MRC).
Cela dit, le Front de Gauche a effectivement résisté. Roger Martelli calcule qu’il a recueilli 1,61 millions de voix au premier tour, soit près de 400 000 de plus qu’aux européennes de 2014 (1,25 million). Le Monde, notoirement hostile au Front de Gauche, en calcule 1,52 million. Cependant, même si le Front de Gauche n’était présent que dans 76 % des cantons, le chiffre de Martelli ne représente que 40 % des 4 millions de voix recueillies par Mélenchon en 2012 [1]. Or dans le même temps, le PS a perdu environ 6 millions de voix par rapport à 2012.
Pourquoi les anciens électeurs de François Hollande ne votent-ils pas (ou si peu) pour le Front de Gauche ? Pourquoi se réfugient-ils dans l’abstention ou – dans une moindre mesure – dans le vote FN ? Et pourquoi 56 % des électeurs de Mélenchon en 2012 se sont-ils abstenus, contre 51 % pour Hollande, 44 % pour Sarkozy et 42 % pour Le Pen (sondage Ifop publié par L’Humanité du 24 mars) ? Est-ce parce que le Front de Gauche est trop à gauche, trop radical ? Une telle interprétation – qui circule parfois au sommet du PG et du PCF – n’a absolument aucun fondement sérieux. C’est même un contre-sens politique.
Quel est le problème ? D’une part, le Front de Gauche est trop divisé, au point qu’il n’était pas clairement identifiable lors de ces élections départementales. La multiplicité des stratégies d’alliances a nui à sa « lisibilité » et à sa « cohérence » politiques, comme l’écrivait récemment Mélenchon. Ce n’est pas la première fois que le Front de Gauche offre cette image de division et de confusion. D’autre part, il n’est pas suffisamment perçu comme une force de rupture avec le « système » – ce terme désignant, dans l’esprit de millions de travailleurs, le vaste réseau de politiciens de tous bords qui privilégient leurs intérêts et ceux des riches à ceux du peuple. Pour dire les choses encore plus clairement, le Front de Gauche est souvent perçu comme faisant une partie intégrante du « système ». Le problème n’est pas qu’il serait trop radical ; c’est l’inverse : il ne l’est pas assez.
« Changement de cap » ?
C’est particulièrement vrai des dirigeants du PCF, qui se montrent incapables de rompre politiquement avec le PS. On se souvient des nombreuses alliances du PCF avec le PS au premier tour des municipales de mars 2014. Mais c’est toute l’approche à l’égard du PS qui est mauvaise. Le 29 mars dernier, la direction du PCF appelait une fois de plus le gouvernement à « changer de cap » – vers la gauche. La direction du parti répète cette formule depuis 2012. Or depuis 2012, le gouvernement maintient fermement son cap : vers la droite. Dans le pays, désormais, il n’y a pratiquement plus que les dirigeants du PCF et les « frondeurs » du PS pour croire – ou pire : faire semblant de croire – que le gouvernement Hollande pourrait « virer vers la gauche ». La masse de travailleurs – en particulier sa couche la plus consciente – a compris que cela n’arrivera pas.
Pendant ce temps, le FN fustige le PS et l’UMP sous le sigle « UMPS », ce qui correspond bien mieux à l’expérience réelle des travailleurs, dans la mesure où Hollande poursuit la politique de Sarkozy. De fait, la direction du PCF abandonne aux démagogues réactionnaires du FN le rôle de critiques sans illusions des dirigeants socialistes.
La direction du PCF voit bien le discrédit qui frappe le PS au pouvoir. Mais comme elle ne veut pas rompre avec lui, elle est dans le grand écart permanent. Dans sa déclaration du 29 mars, Pierre Laurent évoque « l’immensité de la défiance et du désarroi de millions de Français qui, confrontés à la violence du quotidien, se sentent totalement trahis » par le PS au pouvoir. C’est exact. Mais Pierre Laurent poursuit : « Continuer à rester sourd à ce qui sonne clairement comme un appel à un changement de cap politique serait engager la France dans le scénario du pire. Les communistes ne s’y résoudront jamais. » « Ne pas se résoudre » à la surdité d’autrui est une démarche assez surprenante. L’absurdité de cette formulation reflète la contradiction de la position politique qu’elle cherche à exprimer. Le résultat des départementales n’est pas vraiment un « appel » des électeurs « à un changement de cap » gouvernemental. Encore une fois, la plupart des électeurs ne croient plus à un tel changement de cap. Le résultat des élections exprime plutôt un rejet – plein de colère et de mépris – du PS au pouvoir. Et le gouvernement n’est pas « sourd » à ce message ; il ne veut pas y répondre par un changement de politique, ce qui n’est pas la même chose.
La direction actuelle du PS n’a pas la moindre intention de résister aux injonctions du Medef, qui demande une politique calquée sur les seuls intérêts du patronat. Valls, Hollande et consorts sont dévoués corps et âme au système capitaliste ; ils n’en conçoivent pas d’autre et en respectent pieusement les lois. Or les lois du capitalisme en crise – et donc les intérêts matériels de la classe dirigeante – exigent une politique d’austérité drastique et des mesures de défense des marges de profit du grand Capital. Telle est la feuille de route que le patronat fixe au gouvernement, depuis 2012, et qui sera suivie à la lettre jusqu’à ce que le PS soit balayé du pouvoir. Dès le lendemain des élections départementales, pendant que L’Humanité demandait un changement de cap vers la gauche, Emmanuel Macron annonçait de nouvelles mesures réactionnaires, et notamment une nouvelle offensive contre les salaires et les conditions de travail.
Aucun remaniement ministériel ne fera bouger d’un millimètre l’axe de la politique gouvernementale. Et André Chassaigne, le porte-parole des députés communistes, aura beau appeler de ses vœux l’émergence d’une « nouvelle majorité » à l’Assemblée nationale, comme il le fait depuis deux ans, rien de tel n’adviendra. La grande majorité des députés socialistes vote sans broncher toutes les contre-réformes du gouvernement. Quant aux « frondeurs », ils défendent un programme extrêmement modéré, ne conçoivent pas – eux non plus – d’alternative à l’économie de marché et n’ont pas l’intention de faire tomber le gouvernement. Seul un puissant mouvement de masse pourrait précipiter sa chute avant 2017 – sa chute et non un « changement de cap », car Hollande préfèrera dissoudre l’Assemblée nationale et livrer le pouvoir à la droite que désobéir aux diktats du patronat.
La lutte contre le « système »
Mélenchon a raison de déclarer qu’il ne faut rien attendre de bon de ce gouvernement. Et s’il est un « changement de cap » qui est à la fois possible et urgent, c’est celui de la direction du PCF sur cette question. Les militants communistes doivent faire pression dans ce sens. Sans cela, le Front de Gauche ne sortira pas de ses divisions, de sa confusion et, au final, de sa relative stagnation. Le Front de Gauche n’a d’avenir que comme implacable opposition de gauche au gouvernement « socialiste ».
Au lendemain du deuxième tour, Mélenchon a appelé à « un rassemblement plus large que le Front de Gauche », c’est-à-dire « avec EELV, Nouvelle Donne, les socialistes disponibles pour une action autonome (en commençant par le groupe des "Socialistes affligés") ». Concernant EELV, Mélenchon souhaite « une entente avec nous qui soit respectueuse de nos identités respectives ».
Il y a un danger dans cette façon d’aborder la question du « rassemblement ». Que peut bien signifier le « respect des identités respectives » ? Est-ce qu’on doit renoncer à critiquer les idées confuses de dirigeants d’EELV (entre autres) ? Prenons par exemple une déclaration d’Emmanuelle Cosse, secrétaire nationale d’EELV, telle que la rapporte L’Humanité du 31 mars : « Entre un renoncement à changer le monde et un antisystème excessif et démagogique, il est urgent de défendre une nouvelle politique plus écologique et plus solidaire ».
Doit-on respecter l’identité politique qui s’exprime ici ? Emmanuelle Cosse veut « changer le monde » sans changer de système ; elle veut une « nouvelle politique » plus « solidaire », mais sans s’en prendre « excessivement » au système. Comme si les inégalités sociales, la misère, le chômage, la précarité et les problèmes environnementaux n’étaient pas inextricablement liés au « système » – au système capitaliste en crise et à son système politique corrompu !
Le Front de Gauche n’a pas à respecter ce genre d’identité politique. Rassemblement ou pas, il faut combattre publiquement de telles idées. Ne pas le faire, ce serait tomber dans un opportunisme aux conséquences sérieuses. Dans un contexte où la masse de la population rejette le système politique sur lequel repose le capitalisme, où le FN tente d’exploiter ce rejet à des fins réactionnaires, il faut dire clairement que les idées réformistes d’Emmanuelle Cosse – et de tant d’autres – font le jeu de Marine Le Pen, car celle-ci en profite pour occuper l’espace vacant et poser en adversaire du système, avec un certain succès.
Bien sûr, le FN n’est pas contre le « système » ; il en est un partisan acharné. Mais ses progrès électoraux découlent, dans une certaine mesure, des difficultés du Front de Gauche à apparaître clairement comme un ennemi du système. La nature ne tolère pas le vide. Le Front de Gauche doit être le champion de la lutte contre le « système », en précisant ce qu’il entend par là : il s’agit de lutter contre le capitalisme lui-même, c’est-à-dire contre le système économique et social qui est la source de tous les problèmes de la masse de la population. Il faut remettre à l’ordre du jour le combat contre la propriété capitaliste des grands moyens de production, le combat pour le socialisme en France et en Europe. Les Emmanuelle Cosse de ce monde trouveront cela très « excessif ». Mais c’est la seule façon d’en finir avec la crise du capitalisme et ses ravages sociaux.
[1] Le FN a recueilli 3,5 millions de voix de plus que le Front de Gauche, le 23 mars. Dès lors, les déclarations des dirigeants du PCF sur le nombre d’élus communistes, comparé au nombre d’élus FN, n’aide pas à l’analyse sérieuse du résultat. Cela relève de l’auto-satisfaction stérile, surtout lorsque le PCF perd des dizaines d’élus, au final. Or les militants communistes ont besoin d’une analyse sérieuse.