Avec un taux de participation de 77 % (soit 10 points de plus qu’en 2012), les élections parlementaires catalanes du 27 septembre ont été une victoire pour les partis indépendantistes, bien qu’ils n’aient pas obtenu de majorité absolue en nombre de voix. Si la liste commune Junts pel Sí (JxSí, « Ensemble pour le oui ») arrive en tête, ses résultats stagnent en nombre de voix et baissent en pourcentage : 39,5 %. Elle perd 9 sièges (de 71 à 62) par rapport aux scores qu’avaient réalisés en 2012 les partis qui composent cette liste.
JxSí a été fondé de l’initiative conjointe du parti nationaliste bourgeois Convergence Démocratique de Catalogne (CDC), présidé par Artur Mas, et des nationalistes de gauche de la Gauche Républicaine de Catalogne (ERC). D’autres organisations indépendantistes s’y sont ralliées. Le but – d’ailleurs atteint – était de transformer ces élections en un plébiscite pour l’indépendance. L’État espagnol et le Parti Populaire (PP) au pouvoir avaient clairement rejeté le droit à l’auto-détermination des Catalans. JxSí est également une manœuvre d’Artur Mas pour tenter de sauver son propre gouvernement local, entaché de scandales de corruptions – et que les politiques d’austérité ont rendu très impopulaire.
En combinant les votes de JxSí à ceux des indépendantistes de gauche de Candidature d’Unité Populaire (CUP), les partis indépendantistes cumulent 47,7 % des voix. Les menaces et les attaques contre le camp pro-indépendance, durant la campagne, n’ont fait que renforcer le soutien à ces listes.
JxSí est la première liste dans l’ensemble des 41 « comarques » (comtés) des quatre provinces de Catalogne. Mais ces résultats masquent une nette division sur la question de l’indépendance : la division de classe. Par exemple, les six comarques où les votes cumulés pour le « oui » ne dépassent pas les 50 % sont les plus peuplés – et ceux avec la plus grande concentration de travailleurs. Il en va de même pour la ville de Barcelone, où les classes moyennes et supérieures du quartier de Sarrià-Sant Gervasi ont voté à 49,7 % pour l’indépendance, contre à peine 29 % dans le district populaire de Nou Barris – et moins de 25 % dans les banlieues ouvrières de Barcelone.
Défaite du PP et du PSOE, victoire de Ciutadans et du CUP
Ces élections marquent aussi la défaite du PP au pouvoir – et du parti « socialiste », le PSOE. Le PP a présenté un candidat très à droite et ouvertement raciste, dans le but de capter l’électorat chauvin. En vain : le PP a perdu 8 des 20 sièges qu’il avait obtenus en 2012. L’aile catalane du PSOE, le Parti Socialiste Catalan (PSC), a obtenu à peu près le même nombre de voix qu’en 2012, mais a perdu 4 de ses 20 sièges. C’est son plus mauvais résultat dans une élection parlementaire catalane.
Il y a deux grands gagnants de ces élections : le parti populiste espagnol de droite Ciutadans, mais aussi Candidature d’Unité Populaire (CUP), qui est à la fois anticapitaliste et indépendantiste.
Ciutadans passe de 9 à 25 sièges et devient le deuxième parti du parlement de Catalogne. Non seulement il a pris des voix au PP, mais il a bénéficié de la hausse de la participation. D’anciens abstentionnistes déçus du PSOE ont voté pour Ciutadans dans des villes ouvrières et dans la « ceinture rouge » de Barcelone.
Ciutadans a bien sûr bénéficié de la polarisation des votes sur la question nationale. Son approche populiste a également permis de dissimuler son véritable programme d’austérité derrière une rhétorique de défense des services publics. Mais c’est aussi et avant tout l’absence d’alternative crédible à gauche qui a profité à ce parti. Ces résultats le placent en bonne position pour les élections générales de décembre.
L’autre vainqueur de ces élections est le CUP : il passe de 3 à 10 sièges. Le CUP a réussi à capter une large couche de la jeunesse et des électeurs indépendantistes rejetant la liste JxSí, car liée au bilan politique d’Artur Mas. S’il est vrai que l’influence de CUP dans la classe ouvrière traditionnelle reste faible, elle a tout de même augmenté depuis 2012. Le CUP a fait campagne pour une rupture avec l’actuel statu quo, aussi bien sur la question nationale (en proposant de se séparer de l’Espagne) que sur les questions sociales, en préconisant à la fois la fin des politiques d’austérité et une rupture avec le capitalisme. Clairement, ce message a payé.
Le succès de CUP le place dans une situation délicate, car JxSi n’est pas capable d’obtenir une majorité au parlement à lui seul. Si le CUP s’abstient et que tous les autres partis votent contre, aucun gouvernement ne pourra voir le jour, ce qui conduira à de nouvelles élections. A ce jour, la position de CUP est de refuser toute alliance avec Artur Mas et sa politique de droite. Mais il est aujourd’hui sous pression pour former une alliance sur la seule question de l’indépendance. Ce serait fatal pour le CUP, car il a gagné ses soutiens sur la base d’un programme anticapitaliste. Comment pourrait-il demeurer crédible s’il participe – ou s’il donne son soutien – à un gouvernement incluant des membres de CDC ?
Il est probable qu’Arthur Mas et le CDC auront de grandes difficultés à former un gouvernement. Et ils n’obtiendront aucune concession substantielle de la part de l’État espagnol (or c’est au final tout ce qu’ils recherchent). Le PP au pouvoir sera tenté d’instrumentaliser la menace de la séparation à des fins électorales. Cependant, une défaite du PP, en décembre, pourrait ouvrir la situation. L’élection d’un gouvernement national prêt à faire des concessions fiscales ou d’autonomie à la Catalogne pourrait pousser les aspirations légitimes du peuple catalan vers l’idée d’une lutte unitaire pour des changements profonds.
Ceci dit, l’unité de l’Espagne est l’un des piliers du régime de 1978 (avec la monarchie et l’impunité des crimes franquistes). Le moindre changement dans ce domaine remettrait en cause tout l’édifice du régime. Il est difficile de concevoir comment cela pourrait arriver en dehors d’une situation révolutionnaire.
Les résultats de Podemos
Il faut enfin analyser les résultats de « Catalunya Sí Que Es Pot » (CSQP, la liste commune de Podemos et des « rouges-verts » d’ICV). En juin, un sondage prévoyait qu’une liste reprenant la formule gagnante des élections municipales à Barcelone (une très large alliance de la « gauche radicale ») obtiendrait 30 sièges et pourrait arriver en tête. Au final, CSQP parvient à peine au résultat d’ICV en 2012, soit 11 sièges. Il est important d’en comprendre les causes, dans l’optique des élections générales de décembre.
Sur la question nationale, la stratégie de Podemos est de reconnaître le droit à l’auto-détermination des Catalans, tout en leur disant : « restez en Espagne – et virons Rajoy ensemble ! » Cette approche générale est correcte, mais elle a été affaiblie par le manque de clarté sur les méthodes nécessaires pour battre Rajoy. Les statuts officiels de la liste CSQP proposaient la mise en place d’une constituante autonome de la Catalogne, sans subordination à l’État espagnol ; mais son programme électoral semblait proposer un référendum pour l’indépendance négocié avec l’État espagnol. Cela semble improbable dans les deux cas, Madrid ayant déjà rejeté toute tentative de tenir légalement un référendum en Catalogne.
D’autre part, les dirigeants espagnols de Podemos ont concentré leurs attaques contre Artur Mas, le comparant à Rajoy. Cette position est correcte, mais elle aurait dû s’accompagner d’une virulente critique des attaques de l’État espagnol et du PP contre les partis indépendantistes catalans. Ceci n’a pas été fait – ou insuffisamment.
Les leçons sont claires : Podemos doit adopter une position anticapitaliste aussi radicale que précise et rassembler une large base démocratique autour de ce programme. C’est exactement l’inverse qui se produit à quelques semaines des élections générales de décembre. Les rangs et les « cercles » organisés de Podemos se sont vidés, le message anticapitaliste a été modéré, édulcoré, et au lieu d’un sincère effort pour créer l’unité de la « gauche radicale », nous n’avons que des manœuvres d’appareil.
Dans les derniers sondages d’opinion sur les élections de décembre, Podemos est passé de la première à la troisième place. Mais il est encore temps pour ce parti de faire un virage à gauche et de renouer avec le programme radical de ses débuts, d’incarner de nouveau une alternative crédible. Il faut poser la question de la rupture avec la constitution de 1978, octroyer un référendum à la Catalogne, se battre pour une République en Espagne, tout en s’opposant de front au système capitaliste, car c’est la cause fondamentale des politiques d’austérité actuelles.