Dans les semaines qui suivent la révolution russe d’Octobre 1917, l’ancien chef du gouvernement provisoire, Alexandre Kerenski, prend la tête d’une offensive militaire visant à renverser le nouveau régime des soviets. Cette tentative échoue lamentablement du fait de la mobilisation des travailleurs de Petrograd – organisés dans la « Garde Rouge » – et du ralliement des soldats de Kerenski au régime soviétique. Mais ce n’est là que le premier acte d’une longue guerre civile.
Pendant de longues années, le premier Etat ouvrier de l’histoire (abstraction faite de la Commune de Paris, en 1871) est soumis à un déferlement d’attaques dirigées par des généraux contre-révolutionnaires (les « Blancs ») et des nationalistes bourgeois. Tous veulent renverser le gouvernement de Lénine, et tous reçoivent l’aide des puissances impérialistes.
Des sommes formidables et des dizaines de milliers de soldats sont envoyées d’Amérique, d’Europe et du Japon pour « étrangler à la naissance l’Etat bolchevique », selon la formule de Winston Churchill, l’un des ennemis les plus acharnés de la Russie soviétique. Ces interventions impérialistes permettent aux contre-révolutionnaires russes, qui étaient alors presque totalement dépourvus d’appui populaire, de mener une longue guerre contre le pouvoir des soviets.
Dans leur lutte titanesque contre l’impérialisme, les travailleurs russes ont reçu l’appui décisif de la classe ouvrière des pays capitalistes. C’est cette aide qui a permis à la Révolution russe de se défendre et à l’Etat soviétique de survivre.
L’intervention des impérialistes
Après l’insurrection d’Octobre, les généraux blancs et les chefs réformistes du régime de Kerenski fuient Petrograd, Moscou et les grandes villes ouvrières. Ils se réfugient dans des zones rurales aux frontières du pays, d’où ils reçoivent l’appui enthousiaste des puissances impérialistes. L’argent, les armes et les conseillers militaires pleuvent sur ces « champions » du rétablissement de l’ordre capitaliste, qui peuvent alors mettre sur pied de nouvelles armées.
Des unités « blanches » sont équipées de la tête aux pieds par les Occidentaux. Elles reçoivent aussi des chars d’assaut et des avions, dont la République soviétique est largement dépourvue. Au cours de l’année 1919, les Britanniques fournissent aux troupes du général blanc Denikine, actives en Ukraine et dans le sud de la Russie, un total de 198 000 fusils, 6177 mitrailleuses, 1121 pièces d’artillerie, 62 chars, 168 avions, 460 000 manteaux d’uniformes et 645 000 paires de chaussures. En 1918 et 1919, l’Amiral Koltchak, commandant des armées blanches de Sibérie, reçoit des Etats-Unis 568 000 fusils, 100 mitrailleuses, 12 000 revolvers, 22 canons et 100 avions. [1]
A cette aide matérielle s’ajoute l’envoi de troupes impérialistes qui participent directement à la guerre civile. Dès le début de l’année 1918, alors que les Allemands envahissent l’Ukraine, la Finlande et les Pays baltes, des contingents britanniques, américains et français occupent Bakou dans le Caucase, ainsi qu’Arkhangelsk et Mourmansk en Russie du Nord. Plus tard, les Français prennent la relève des Allemands sur les côtes d’Ukraine et de Crimée, tandis que les Japonais et les Américains débarquent à Vladivostok et occupent l’Extrême-Orient sibérien. Au total, les impérialistes d’Occident et du Japon envoient plus de 200 000 soldats combattre la Révolution russe.
Terreur blanche
Les ouvriers et les paysans pauvres ont le pouvoir entre leurs mains. Pour le leur arracher et leur ôter toute envie d’essayer de le reprendre, les Blancs recourent à la terreur. C’est une méthode habituelle des classes dominantes lorsque leur pouvoir et leurs privilèges sont menacés. Après la révolte de Spartacus, les esclavagistes romains crucifièrent 6000 esclaves pour dissuader tous les autres de s’engager dans cette voie. Après la défaite de la Commune de Paris, en mai 1871, la bourgeoisie française massacra ou déporta la fine fleur de la classe ouvrière parisienne. De même, en Russie, une victoire des Blancs aurait été accompagnée d’une « semaine sanglante » à une échelle beaucoup plus vaste – et aurait débouché sur l’instauration d’une dictature fasciste.
Les chefs blancs ne s’en cachaient pas. Le général Lavr Kornilov, qui fut l’instigateur d’une tentative de putsch contre le gouvernement provisoire en août 1917, devint ensuite le commandant de toutes les armées blanches. Au début de l’année 1918, peu avant de mourir au combat, il affirmait :
« Même si nous avons à brûler la moitié de la Russie et à verser le sang des trois quarts de la population, nous devrons le faire si c’est nécessaire pour sauver la Russie (…). Plus il y aura de terreur, plus il y aura de victoires. » [2]
Dans les territoires qu’ils conquièrent, les contre-révolutionnaires déchaînent une orgie de pogroms et de massacres visant les communistes, les ouvriers et les paysans pauvres. En mars 1918, par exemple, les troupes du général blanc Bogaievski prennent le village de Lejanka. Les 60 soldats « rouges » faits prisonniers sont exécutés sur-le-champ, puis les troupes blanches se tournent contre la population de cette petite bourgade et massacrent près de 500 paysans. [3] En Sibérie, les chefs blancs font régner une terreur inouïe. Les détachements des chefs cosaques Semenov et Annenkov rançonnent les villages qu’ils traversent et massacrent les paysans par centaines.
La furie des armées blanches se tourne aussi contre les minorités nationales, et en particulier contre les Juifs. L’antisémitisme, qui était l’un des piliers idéologiques du régime tsariste, joue un rôle clé dans la propagande des Blancs et des nationalistes anti-communistes. Un pamphlet de propagande blanc affirme :
« Les Juifs doivent payer pour tout : pour les révolutions de Février et d’Octobre, pour le bolchevisme et pour les paysans qui ont enlevé leurs terres aux propriétaires. » [4]
Au début du XXe siècle, la police secrète tsariste avait produit et diffusé Les protocoles des Sages de Sion, un faux grossier visant à « prouver » que les Juifs complotaient contre le Tsar. Les Blancs l’utilisent à leur tour comme « preuve » que la révolution d’Octobre fait partie d’un « complot mondial judéo-bolchevique ». Il est traduit et diffusé en Europe et en Amérique. Cette propagande antisémite s’accompagne d’horribles pogroms menés par les Blancs et les nationalistes bourgeois. En Ukraine, par exemple, l’armée du nationaliste Simon Petlioura massacre des dizaines de milliers de Juifs. Ce pogromiste est aujourd’hui célébré comme un héros national en Ukraine, où deux statues à sa gloire ont été érigées.
Les Blancs ont aussi recours aux attentats terroristes. Avant 1917, les Socialistes-Révolutionnaires – les SR, un parti réformiste auquel appartenait formellement Kerenski – avaient organisé plusieurs attentats contre des cadres du régime tsariste. Après la révolution d’Octobre, ces spécialistes du terrorisme individuel mettent leur savoir-faire au service des Blancs. L’ancien chef de la « brigade terroriste » des SR, Boris Savinkov, devient le protégé du général Kornilov, puis des nationalistes polonais du Maréchal Pilsudski, qui sont eux-mêmes soutenus par les impérialistes français. Depuis les territoires blancs, Savinkov organise une série d’attentats contre le régime soviétique. En août 1918, une terroriste SR, Fanny Kaplan, tire sur Lénine et le blesse grièvement. Elle revendique son acte au nom du « gouvernement de Samara », une organisation blanche basée en Sibérie et financée par les impérialistes. Le même mois, l’un des dirigeants bolcheviques de la Tcheka de Petrograd, Moïsseï Ouritski, est assassiné par un jeune officier blanc qui est membre de l’organisation terroriste de Savinkov.
La terreur blanche a un profond impact sur la classe ouvrière russe. Au début de la guerre civile, les travailleurs se montraient souvent très magnanimes avec leurs ennemis. Pour ne prendre qu’un exemple, lorsque le général Krasnov – qui commande les troupes lancées par Kerenski contre Petrograd, en novembre 1917 – est arrêté après l’échec de sa tentative, il est immédiatement libéré par les soldats soviétiques après avoir promis de ne plus porter les armes contre le régime. Résultat : Krasnov se précipite dans la région du Don, où les impérialistes lui procurent des armes et de l’argent. Pendant de longs mois, son armée contre-révolutionnaire sème la destruction entre le Don et la Volga, où le nombre de ses victimes se situe entre 25 000 et 40 000. [5] C’est ce déchaînement de terreur blanche, d’attentats et de massacres qui pousse les bolcheviks à riposter et à proclamer la « Terreur rouge » en septembre 1918.
La dislocation de la « prison des peuples »
En même temps que la guerre civile éclate, l’empire russe se disloque. Le gouvernement soviétique reconnaît immédiatement les droits des minorités nationales, ainsi que l’indépendance de la Pologne, de la Finlande et de toute une série de nations jusqu’alors opprimées dans la « prison des peuples » qu’était la Russie impériale, selon la formule de Lénine. La politique des bolcheviks s’explique simplement : il s’agit de montrer que le nouveau régime soviétique ne poursuivra pas la politique d’oppression tsariste, qu’il prône au contraire la solidarité des travailleurs de toutes les nationalités.
Beaucoup des nouveaux Etats sont immédiatement déchirés par une guerre civile opposant la classe ouvrière à la bourgeoisie autour d’une question simple : l’Etat indépendant sera-t-il un Etat bourgeois soumis aux puissances impérialistes – ou un Etat ouvrier allié à la Russie soviétique ? La question nationale se dissout ici dans la lutte des classes.
Nombre de dirigeants bourgeois ou tsaristes, jusqu’alors partisans acharnés de « l’unité de la Russie », deviennent du jour au lendemain des « indépendantistes », dans l’espoir d’opposer une frontière nationale à l’expansion de la Révolution russe. C’est le cas des dirigeants mencheviks d’origine géorgienne : après la révolution d’Octobre, dont ils étaient des adversaires acharnés, ils se précipitent en Géorgie pour en proclamer l’indépendance.
Cette hypocrisie « nationaliste » atteint des sommets en Finlande. Le camp « nationaliste » y est dirigé par le Général-baron Carl Gustaf Mannerheim. Né dans une famille de la noblesse suédoise de Finlande, marié à une aristocrate russe et membre de la Cour du Tsar Nicolas II, cet officier de la garde impériale russe n’a jamais parlé correctement le finnois, ce qui ne l’empêche pas de se proclamer « nationaliste finlandais » au lendemain de la révolution d’Octobre. Aux côtés d’autres nationalistes bourgeois, il prend immédiatement les armes contre le gouvernement soviétique que viennent d’instaurer des socialistes finlandais proches des bolcheviks russes.
Le « nationalisme » de ces bourgeois finlandais a d’ailleurs des limites, puisqu’ils promettent aux impérialistes allemands de proclamer « Roi de Finlande » le prince Frédéric-Charles de Hesse-Cassel, gendre du Kaiser Guillaume II, si les Allemands les aident à combattre les Finlandais « rouges ». Comme le faisait déjà remarquer Marx à propos de la Commune de Paris, le patriotisme de la bourgeoisie s’évapore dès que ses intérêts de classe sont menacés.
En mars 1918, une division allemande débarque dans le dos de l’armée rouge finlandaise. Cela permet à Mannerheim de l’emporter et de déchaîner une terreur blanche extrêmement meurtrière. Alors que la Finlande compte 3 millions d’habitants, quelque 100 000 travailleurs sont tués, emprisonnés ou contraints à l’exil, soit à peu près un quart de la classe ouvrière finlandaise. [6]
Cependant, Frédéric-Charles ne sera jamais Roi de Finlande. La guerre mondiale s’étant achevée par la défaite de l’Allemagne, en novembre 1918, Mannerheim devient soudainement « républicain » et se tourne vers la France et l’Angleterre pour obtenir leur appui dans ses projets d’invasion de la Carélie soviétique. Les troupes blanches finlandaises vont harceler la Russie révolutionnaire jusqu’en 1922.
Hypocrisie impérialiste
En janvier 1918, quelques mois après l’entrée en guerre des Etats-Unis, le président américain Woodrow Wilson présente devant le Congrès américain ses « 14 conditions » d’une paix juste. Il réclame notamment
« l’évacuation de tout le territoire russe et le règlement de toutes questions concernant la Russie de façon à assurer la meilleure et la plus libre coopération des autres nations du monde en vue de donner à la Russie toute latitude, sans entrave ni obstacle, de décider, en pleine indépendance, de son propre développement politique et de son organisation nationale. »
Quelques mois plus tard, pourtant, il ordonne l’envoi de 5000 soldats américains en Russie du Nord, où ils rejoignent les milliers de soldats britanniques qui occupent Mourmansk et Arkhangelsk. Wilson envoie aussi 7000 soldats à Vladivostok pour soutenir les troupes blanches de Sibérie. Drôle de façon de laisser la Russie « décider, en pleine indépendance, de son propre développement politique » !
Cette hypocrisie de Wilson est partagée par tous les gouvernements impérialistes. Les « démocrates » bourgeois de France ou d’Angleterre n’ont aucun scrupule à apporter leur aide aux dictateurs sanguinaires qui se succèdent à la tête des armées blanches.
En janvier 1918, le pouvoir soviétique dissout l’Assemblée constituante qui est dominée par les réformistes et refuse de reconnaître la chute du régime de Kerenski. Cette dissolution est approuvée par le IIIe Congrès Panrusse des soviets, composé de délégués élus par les travailleurs de toute la Russie. Elle n’en provoque pas moins la colère des dirigeants occidentaux, qui en font un exemple du « mépris » des communistes pour la démocratie. Quelques mois plus tard, les restes de l’Assemblée constituante qui s’étaient réfugiés du côté blanc sont dispersés par l’Amiral Koltchak, qui s’autoproclame « chef suprême de toute la Russie » et fait fusiller les politiciens réformistes qui protestent contre son coup d’Etat. Les pourfendeurs occidentaux de la « violence bolchevique » ne s’en émeuvent guère et continuent de fournir une aide massive aux troupes de Koltchak, car ils savent que ce boucher galonné sera un organisateur de la terreur blanche plus efficace que les parlementaires réformistes de l’Assemblée constituante.
En Russie du Nord, les troupes blanches exterminent en quelques mois plusieurs milliers d’ouvriers et de paysans accusés de sympathies communistes. Ce faisant, les bourreaux sont protégés par un corps expéditionnaire de plus de 10 000 soldats britanniques et américains. Les troupes impérialistes assurent une bonne partie des combats contre l’Armée rouge, pendant que les Blancs se livrent à des tueries massives à l’arrière du front. En Sibérie, les massacres commis par Koltchak et par des chefs blancs à demi fous – tels l’Ataman Semenov et le baron von Ungern-Sternberg – se déroulent sous les yeux des officiers impérialistes. Dans leurs rapports, ces derniers décrivent les noyades de prisonniers et les pendaisons massives de paysans, mais cela ne les empêche pas de continuer à livrer des armes aux massacreurs.
En Ukraine, les pogroms abominables commis par les troupes nationalistes de Simon Petlioura n’empêchent pas les impérialistes français de lui apporter leur appui. Un général français l’a même décrit, après sa mort, comme « un ami de la France » qui « a fait tous les efforts possibles pour collaborer de la façon la plus amicale avec le corps d’occupation français. » [7]
L’objectif fondamental des impérialistes est plus important, à leurs yeux, que le sort de quelques millions d’ouvriers, de paysans et de Juifs de Russie ou d’Ukraine : il s’agit d’écraser la menace que représente la Révolution russe pour le capitalisme mondial. En Russie, les travailleurs ont pris le pouvoir et ont renversé leurs exploiteurs. C’est un exemple insupportable pour les bourgeoisies du monde entier, qui veulent y mettre fin par n’importe quel moyen.
L’Armée Rouge des Ouvriers et des Paysans
Au tout début de la guerre civile, le régime soviétique ne dispose que de la Garde rouge pour défendre la révolution. Ces détachements disparates et improvisés de travailleurs en armes ne sont pas de taille face aux troupes impérialistes et aux détachements blancs parfois composés entièrement d’officiers et de sous-officiers vétérans de la guerre mondiale. L’ancienne armée impériale est en pleine décomposition.
En janvier 1918, le régime soviétique crée l’« Armée Rouge des Ouvriers et des Paysans ». Il s’agit de constituer une force armée cohérente et centralisée sur la base du regroupement des détachements de Gardes rouges, de communistes volontaires et d’une masse de paysans mobilisés. Cette nouvelle armée manque de tout : elle n’a pas assez de fusils, d’uniformes et de munitions. Au printemps 1918, Léon Trotsky est nommé Commissaire du peuple à la guerre. Il reçoit la lourde charge de construire une armée capable de défendre la Russie soviétique.
Face au manque de cadres militaires compétents issus des rangs de la révolution, Trotsky ordonne la mobilisation de 22 000 officiers de l’ancienne armée impériale. Ils doivent servir comme « spécialistes militaires » sous la surveillance de commissaires politiques chargés de veiller à leur loyauté vis-à-vis du régime soviétique. [8] Ce recours à des officiers « tsaristes » suscite l’opposition d’une frange du parti bolchevik. Encouragée par Staline, cette « opposition militaire » prône aussi l’adoption de méthodes de guérilla et de structures décentralisées.
Trotsky rejette cette démagogie et souligne que seule une armée centralisée, disciplinée et dotée d’officiers compétents peut vaincre l’assaut coordonné des Blancs et des impérialistes. L’expérience lui donne raison. Sur les milliers de spécialistes mobilisés, quelques-uns trahissent effectivement le régime, mais l’immense majorité reste loyale envers la République soviétique. Nombre d’anciens officiers du Tsar – tels Mikhaïl Toukhatchevski et Jukums Vacietis – deviennent des « commandants rouges » et jouent un rôle clé dans la victoire finale de l’Armée rouge.
Tout au long de la guerre civile, Trotsky doit lutter pour imposer une discipline stricte, sans laquelle aucune armée centralisée ne peut exister. Ceci dit, cet élément n’est pas le plus important dans la victoire finale de l’Armée rouge, comme l’expliquera Trotsky lui-même dans son autobiographie, dix ans plus tard :
« On ne peut dresser une armée sans répression. On ne peut mener à la mort des masses d’hommes si le commandement ne dispose pas, dans son arsenal, de la peine de mort. Tant que les méchants singes sans queue qui s’appellent des hommes, et qui sont fiers de leur technique, formeront des armées et batailleront, le commandement placera les soldats dans l’éventualité d’une mort possible en avant ou d’une mort certaine à l’arrière.
« Pourtant, ce n’est pas par la terreur que l’on fait des armées. Ce n’est pas faute de répression que l’armée du tsar s’était décomposée. En essayant de la sauver par le rétablissement de la peine de mort, Kérenski l’avait seulement achevée. Sur les cendres chaudes de la Grande Guerre, les bolcheviks créèrent une armée nouvelle. Pour celui qui entend quelque chose à l’histoire, ces faits n’ont pas besoin d’explications. Pour notre armée, le ciment le plus fort, ce furent les idées d’Octobre. » [9]
Dès la fin de l’été 1918, l’Armée rouge remporte ses premiers succès dans l’Oural. Alors que les troupes blanches de Koltchak avancent vers Kazan, d’où elles pourraient alors s’élancer vers Moscou, l’Armée rouge leur inflige une cuisante défaite, notamment grâce à l’envoi de nombreux renforts d’ouvriers volontaires. Ce scénario se répète durant les quatre années de la guerre civile : à chaque fois que les Blancs et les impérialistes menacent de renverser le régime soviétique, il est sauvé par une mobilisation des masses paysannes et ouvrières. A la toute fin de la guerre civile, lorsque les dernières troupes japonaises évacuent la Sibérie en octobre 1922, l’Armée rouge a mis en échec toutes les forces d’invasion que les impérialistes du monde entier ont lancées contre la Russie.
Internationalisme révolutionnaire
Face à l’offensive du capitalisme international, la Russie soviétique peut compter sur l’internationalisme révolutionnaire de la classe ouvrière mondiale.
En juillet 1918, les rangs de l’Armée rouge comptent de nombreuses unités recrutées exclusivement parmi les minorités nationales, comme les Lettons ou les Bachkirs, mais aussi plus de 40 000 volontaires étrangers. Parmi eux figurent de nombreux immigrés chinois, que le régime tsariste traitait comme des travailleurs de seconde zone et qui ont massivement rallié la révolution. Les Blancs haïssent ces « Chinois rouges » et les massacrent systématiquement lorsqu’ils les font prisonniers.
En 1917, de nombreux prisonniers de guerre des puissances centrales se trouvent en Russie. Des milliers d’entre eux rejoignent l’Armée rouge : des Autrichiens, des Hongrois, des Tchèques… C’est le cas de Jaroslav Hasek, le romancier tchèque et génial auteur des Aventures du brave soldat Chveïk : il fut commissaire politique dans l’Armée rouge pendant deux ans.
Certaines nationalités sont tellement nombreuses que l’Armée rouge peut organiser des unités sur une base linguistique : des unités de cavalerie hongroise (comme celle que dépeint l’excellent film de Miklos Jancso, Rouges et Blancs), des régiments allemands (notamment un « régiment Karl Liebknecht », en hommage au révolutionnaire spartakiste assassiné en janvier 1919) ou encore trois régiments exclusivement composés de réfugiés finlandais qui ont fui la terreur blanche. [10]
Les bolcheviks organisent aussi une audacieuse propagande visant les soldats des corps expéditionnaires envoyés par les impérialistes. De nombreux militants communistes des quatre coins du monde se trouvent alors en Russie. Le gouvernement soviétique en envoie un certain nombre sur les lignes de front, où ils trouvent les moyens d’expliquer aux soldats des armées impérialistes pourquoi leurs gouvernements les ont envoyés combattre en Russie. Beaucoup le payent de leur vie. En mars 1919, l’institutrice et militante française Jeanne Labourbe est assassinée à Odessa par des officiers français. Elle animait la production et la diffusion d’un journal clandestin de propagande destiné aux soldats français : Le Communiste. [11]
Cette agitation internationaliste produit ses effets : des mutineries et des révoltes éclatent partout. En Russie du Nord, les différents contingents occidentaux se révoltent les uns après les autres ou menacent de le faire, ce qui contraint les généraux impérialistes à évacuer Arkhangelsk et Mourmansk à l’automne 1919. Parfois, non seulement les soldats refusent de se battre, mais ils tentent même de rallier l’Armée rouge.
La flotte française est particulièrement affectée par ce mouvement. Au printemps 1919, deux vagues successives de mutineries touchent les navires français envoyés dans la Mer Noire. D’abord, des militants socialistes mobilisés dans la marine tentent d’organiser une révolte afin de livrer leurs navires de guerre à la Flotte rouge. Ils échouent, mais c’est le point de départ d’une deuxième vague, qui a pour but de libérer les mutins emprisonnés, d’améliorer les conditions de service et, surtout, de faire cesser l’intervention française en Russie. L’ampleur du mouvement est telle que l’état-major français est obligé de rapatrier ses navires en France. Malgré cela, la mutinerie se poursuit. Des soulèvements éclatent dans les ports militaires de Toulon, Brest et Lorient. Des revendications politiques se mêlent aux protestations contre les mauvaises conditions de service des marins.
De nombreux mutins réussissent à passer dans les rangs bolcheviks. Pierre Pascal, un officier français en poste à Moscou pendant la guerre mondiale, décide de désobéir à ses supérieurs pour rester en Russie, après la révolution d’Octobre, et adhérer au parti bolchevik [12].
Solidarité de classe
Le régime soviétique produit aussi une importante propagande à destination des travailleurs d’Occident. Il leur explique la signification de la Révolution russe et du pouvoir des Soviets ; il fait appel à leur solidarité de classe. En août 1918, après que Wilson a envoyé des troupes américaines en Russie, Lénine écrit une « Lettre aux ouvriers américains » dans laquelle il démontre le caractère de classe de la guerre civile :
« Les ouvriers du monde entier, de quelque pays qu’ils soient, sympathisent avec nous, nous acclament et nous applaudissent parce que nous avons rompu les anneaux de fer des attaches impérialistes, des sordides traités impérialistes, des chaînes impérialistes ; parce que nous avons conquis notre liberté au prix des plus lourds sacrifices ; parce que nous, république socialiste martyrisée et pillée par les impérialistes, nous sommes restés en dehors de la guerre impérialiste et avons levé à la face du monde entier le drapeau de la paix, le drapeau du socialisme.
« Quoi d’étonnant si la bande des impérialistes internationaux nous hait pour cette raison, s’ils nous “accusent”, si tous les larbins des impérialistes, y compris nos socialistes-révolutionnaires de droite et nos mencheviks, nous “accusent” eux aussi ? Dans la haine que ces chiens de garde de l’impérialisme vouent aux bolcheviks, comme dans la sympathie des ouvriers conscients de tous les pays, nous puisons une assurance nouvelle dans la justice de notre cause. » [13]
Les appels des bolcheviks à la solidarité prolétarienne internationale ne sont pas vains. Par exemple, lorsqu’en 1920 la bourgeoisie britannique songe à soutenir la Pologne qui vient d’envahir l’Ukraine soviétique, elle se heurte à l’opposition de la classe ouvrière. Les dockers de Londres refusent de charger des armes destinées à la Pologne, tandis que le parti travailliste et le congrès des syndicats britanniques avertissent le gouvernement qu’ils déclencheront une grève générale si l’armée britannique intervient directement aux côtés de l’armée polonaise. Lloyd Georges, le Premier ministre britannique, déclare alors qu’il faut renoncer à une nouvelle intervention militaire contre les soviets de Russie, car sinon des soviets pourraient surgir en Ecosse.
C’est cette solidarité internationaliste qui finit par obliger toutes les bourgeoisies impérialistes à renoncer aux agressions militaires contre le régime soviétique : elles craignent de provoquer des révolutions en Occident. Cette crainte est justifiée : entre 1918 et 1923, l’Europe est le théâtre de nombreuses mobilisations révolutionnaires. En Allemagne, en Italie, en Autriche et ailleurs, le pouvoir de la bourgeoisie vacille. Elle n’est sauvée que par l’inexpérience des jeunes partis révolutionnaires et par la trahison des chefs réformistes (« social-démocrates »). En Hongrie, il faut même une intervention armée de la France et de la Roumanie pour écraser la République des Conseils ouvriers et imposer au peuple hongrois une dictature militaire féroce [14].
Révolution mondiale
Tout cela montre que la révolution d’Octobre et la guerre civile ne sont pas des affaires russes, mais des événements d’ampleur internationale. De fait, la Révolution russe est perçue, à l’époque, comme la première étape de la révolution socialiste mondiale. Comme le souligne Lénine dans sa « Lettre aux ouvriers américains », pour des millions d’ouvriers et de paysans à travers le monde, le programme socialiste des bolcheviks semble une bonne réponse à leurs propres problèmes, à la guerre, à la misère et à l’exploitation. Comme l’expliquait déjà Marx dans Le Manifeste du Parti Communiste, « les travailleurs n’ont pas de patrie ». Ils ont les mêmes intérêts et forment donc une seule classe internationale.
Cette idée est toujours d’une actualité brûlante. L’émancipation des travailleurs passera par leur unité internationale, par-delà les frontières. Et si la solidarité internationale est un réflexe spontané en période révolutionnaire, elle doit être organisée pour être victorieuse. C’est ce que les bolcheviks ont bien compris : immédiatement après la révolution d’Octobre, ils se sont attelés à la construction d’une IIIe Internationale, dont le premier congrès s’est tenu à Moscou en mars 1919. C’est en marchant dans leurs pas que nous avons créé l’Internationale Communiste Révolutionnaire !
[1] Mikhail Khvostov et Andrei Karachtchouk, The Russian Civil War (2) - White Armies, Osprey Publishing, 1997, p.7.
[2] Cité par Jean-Jacques Marie, La Guerre civile russe, 1917-1922, Autrement, 2005, p.23.
[3] Jean-Jacques Marie, La guerre des Russes blancs, Tallandier, 2019, pp.69-70.
[4] Cité par Jean-Jacques Marie, « En Ukraine, des pogroms dont l’Occident se lavait les mains », Le Monde diplomatique, décembre 2019, pp.20-21.
[5] Georgy Manaev, « Between a rock and a hard place : The Cossacks’ century of struggle », Russia Beyond, 29 mars 2014.
[6] Stefan Kangas et John Peterson, « Lessons of the Finnish Revolution of 1917–1918 », In Defence of Marxism (Marxist.com), 1er mars 2019.
[7] Cité par Jean-Jacques Marie, « En Ukraine, des pogroms dont l’Occident se lavait les mains », op.cit.
[8] Mikhail Khvostov et Andrei Karachtchouk, The Russian Civil War (1) - The Red Army, Osprey Publishing, 1996, p.7.
[9] Léon Trotsky, Ma Vie, Gallimard, 1953 (1929), p.485.
[10] David Bullock, The Russian Civil War, Osprey Publishing, 2008, p.91 ; Mikhail Khvostov et Andrei Karachtchouk, The Russian Civil War (1) - The Red Army, Osprey Publishing, 1996, p.42.
[11] Kassim B.H, « Jeanne Labourbe, une bolchevik française », sur marxiste.org.
[12] Alfred Rosmer, Moscou sous Lénine - les origines du communisme, Les bons caractères, 2009, p.149.
[13] Lénine, Lettre aux ouvriers américains, 20 août 1918.
[14] Alan Woods, « La République soviétique hongroise de 1919 - La révolution oubliée », 1979, marxiste.org