Ce texte est constitué de larges extraits du document adopté par la Conférence nationale de Révolution, qui s’est tenue à Paris les 18 et 19 mai.
L’une des tâches centrales de l’analyse marxiste consiste à anticiper les évolutions fondamentales de la situation économique, politique et sociale, de façon à y préparer l’organisation révolutionnaire. Sans de telles « perspectives », nous serions constamment déroutés par la dynamique d’un processus historique qui se développe à travers une série de contradictions et de tournants brusques.
Par exemple, faute de perspectives sérieuses, de nombreux militants et dirigeants de gauche tombent dans un pessimisme noir à chacune des brusques oscillations électorales vers la droite. Et comme une erreur vient rarement seule, les mêmes en concluent qu’il faut soutenir le soi-disant « moindre mal » (Biden, Macron, etc.) face à la prétendue « menace fasciste » (Trump, Le Pen, etc.). Autrement dit, ils sombrent dans une politique de collaboration de classe.
Des perspectives sérieusement élaborées et discutées sont donc indispensables. Cependant, il ne faut pas oublier que des perspectives sont seulement une hypothèse de travail – et non un texte sacré, prophétique, auquel les événements seraient tenus de se conformer. On doit régulièrement corriger et affiner nos perspectives en fonction du cours réel des événements.
Par ailleurs, lorsque des changements majeurs confirment nos perspectives, il faut en prendre acte et agir en conséquence. La « campagne communiste » engagée par l’ensemble de la TMI, depuis l’été dernier, découle précisément d’un changement majeur – et que nous avions anticipé – dans la conscience politique d’une fraction significative de la jeunesse et du salariat. L’orientation d’un nombre croissant de jeunes, en particulier, vers les idées du communisme, n’est plus un élément de nos perspectives ; c’est un fait d’une importance décisive du point de vue de la construction d’une Internationale marxiste. Il faut commencer par reconnaître ce fait, puis en tirer toutes les conclusions politiques, tactiques et organisationnelles.
Marasme économique et contre-réformes
L’économie française est plongée dans un marasme dont les « experts » bourgeois, dans leurs prévisions, repoussent sans cesse la fin. En mars dernier, la Banque de France révisait à la baisse – de 1 % à 0,8 % – ses perspectives pour la croissance du PIB en 2024. Elle table sur 1,5 % de croissance en 2025 et 1,7 % en 2026, c’est-à-dire sur des performances très médiocres. Or même celles-ci, précise la Banque de France, supposent que se vérifient les « hypothèses plus favorables sur les prix de l’énergie et les conditions financières ».[1]
En ce qui concerne les prix de l’énergie, l’hypothèse « plus favorable » est elle-même subordonnée à une autre hypothèse très incertaine : une stabilisation de la situation géopolitique et militaire internationale, en particulier au Moyen-Orient. Quant à l’amélioration des « conditions financières », c’est-à-dire au reflux de l’inflation et des taux d’intérêt, il est très inégal, très fragile et constamment menacé par le spectre d’une crise des marchés financiers et d’une nouvelle récession mondiale. A ce niveau d’incertitudes et de volatilité, la perspective « optimiste » avancée par la Banque de France est très abstraite et hasardeuse, comme le sont d’ailleurs la plupart des prévisions des économistes bourgeois en ces temps agités.
Une seule chose est sûre : au cours des deux prochaines années, les perspectives pour l’économie française se situent entre une faible croissance et une nouvelle récession. Et donc, dans tous les cas, le chômage – qui est reparti à la hausse depuis le premier trimestre 2023 – continuera d’augmenter. Dans tous les cas, les conditions de vie des masses se dégraderont. Le rythme de cette dégradation dépendra de l’évolution de la conjoncture économique. Une nouvelle récession provoquerait une soudaine flambée de la misère et du chômage. Quoi qu’il en soit, l’orientation générale est au déclin, et on ne voit pas ce qui pourrait l’inverser de façon significative à court terme.
Dans le même temps, la politique réactionnaire du gouvernement Macron aggrave sans cesse l’impact de la crise du capitalisme français sur le niveau de vie des travailleurs et des classes moyennes. C’est la double peine permanente. L’inflation et le chômage augmentent ? Le gouvernement attaque les retraites et l’indemnisation des chômeurs. Une crise sanitaire place l’hôpital public au bord du gouffre ? Le gouvernement continue de fermer des lits et des services. Et ainsi de suite.
La seule « mesure » progressiste dont ce gouvernement puisse essayer de se vanter, c’est l’inscription du droit à l’IVG dans la Constitution, c’est-à-dire deux lignes ajoutées sur un bout de papier – alors que des médecins refusent toujours de pratiquer l’IVG au nom de la clause de conscience et que le nombre de centres médicaux pratiquant l’IVG ne cesse de baisser dans le pays (130 en moins au cours des 15 dernières années selon le Planning familial), ce qui limite toujours plus l’accès réel à ce droit démocratique fondamental. Soit dit en passant, face à cette manœuvre hypocrite et dictée par des considérations purement électorales, les dirigeants réformistes – FI en tête – n’ont rien trouvé de mieux à faire que s’en attribuer tout le mérite ! C’est une nouvelle illustration de leur déconnexion de la réalité sociale, de leur crétinisme constitutionnel et de leur modération politique.
Le déclin de l’impérialisme français
Dans nos précédents documents de perspectives, nous avons insisté sur le déclin relatif du capitalisme français, qui recule sur tous les marchés – mondial, européen et même national – face à ses principaux concurrents. Par exemple, les parts de marché des entreprises françaises au niveau mondial sont passées de 5,1 % en 2000 à 2,5 % en 2022, derrière l’Allemagne (6,6 %) et même l’Italie (2,6 %).
Ce déclin s’est brutalement accéléré, ces dernières années, dans les pays du « pré carré » français en Afrique. Des puissances impérialistes telles que la Chine, la Russie et la Turquie y délogent l’impérialisme français sur fond de délitement de son emprise politique et militaire sur ce continent.
Après la Centrafrique, le Mali et le Burkina Faso, le Niger a rompu en 2023 ses accords militaires avec Paris. Les troupes françaises ont dû à nouveau évacuer un pays du Sahel. Elles pourraient y être remplacées (comme ailleurs) par des soldats et des instructeurs russes. Fin 2023, le Niger, le Burkina Faso et le Mali ont annoncé qu’ils quittaient la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), historiquement liée à la France, pour créer l’« Alliance des Etats du Sahel ». Ils déclarent aussi vouloir remplacer le Franc CFA, qui est imprimé à Paris, par une nouvelle monnaie : le Sahel.
Il n’y a pas si longtemps, la bourgeoisie française aurait réagi à de tels développements par des interventions militaires directes contre ces régimes et leur remplacement par des gouvernements « amis ». Mais désormais une intervention directe sonnerait le glas de l’impérialisme français dans toute la région. Après des décennies d’oppression impérialiste, l’hostilité de la population d’Afrique de l’Ouest à l’égard de la domination française est si vive qu’une intervention militaire pourrait provoquer une vague révolutionnaire à l’échelle régionale. Cette situation est d’ailleurs une indication du profond potentiel révolutionnaire qui mûrit en Afrique de l’Ouest – comme sur l’ensemble de ce continent.
Le cas de l’Afrique est le plus flagrant, mais l’impérialisme français décline partout et sur tous les plans : économique, militaire et diplomatique. Macron a beau prendre de haut le reste de l’univers, de temps à autre, personne ne le prend au sérieux – et Poutine moins que quiconque.
Comme nous l’avons expliqué à de nombreuses reprises, cette situation oblige la bourgeoisie française à s’attaquer systématiquement et brutalement aux conquêtes sociales arrachées par le mouvement ouvrier depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Il y va de la compétitivité du grand capital français. C’est d’autant plus urgent, du point de vue de la classe dirigeante, que les travailleurs français bénéficient toujours d’un système de « protection sociale » relativement meilleur que ceux des principaux concurrents de la France sur le marché mondial.
Les dirigeants réformistes qui prétendent que la bourgeoisie « pourrait » mener une « autre politique » – plus « sociale », plus « progressiste », etc. – font complètement abstraction des lois du capitalisme et de la concurrence qui ne cesse de s’aiguiser entre les grandes puissances, sur fond de crise organique du système. Mais si les réformistes ne veulent pas voir la réalité en face (ou font mine de ne pas la voir), c’est précisément parce qu’ils n’ont pas la moindre intention de renverser le capitalisme – ni même, d’ailleurs, de mobiliser sérieusement les travailleurs contre la politique du gouvernement. Par exemple, lorsque Sophie Binet (CGT) affirme que le gouvernement doit « oser (…) s’attaquer aux 200 milliards d’aides aux entreprises » au lieu d’imposer 10 milliards de coupes dans les dépenses publiques, elle cherche surtout à se dédouaner de sa responsabilité et à justifier sa passivité. S’il suffit que Macron « ose » enfin s’attaquer aux intérêts des banques et des multinationales, à quoi bon organiser une puissante mobilisation des travailleurs contre les politiques d’austérité ?
La lutte des classes et le mouvement syndical
Quelques semaines après que Bruno Le Maire a décrété 10 milliards d’euros de coupes (essentiellement sous la forme des suppressions de postes dans la Fonction publique), la Cour des comptes a demandé que soient ajoutés 50 milliards de coupes d’ici 2027, dans un contexte où le déficit public est toujours très au-dessus des 3 % visés (4,8 % en 2022, 5,5 % en 2023). Sophie Binet exhortera peut-être Macron à oser chercher les 50 milliards dans les coffres du grand patronat, mais le « président des riches » et sa clique s’obstineront à les chercher ailleurs : dans les poches des travailleurs, des pauvres, des chômeurs, des retraités et des classes moyennes.
Le système d’indemnisation des chômeurs est systématiquement attaqué. Chaque recul est suivi de l’annonce d’un nouveau recul. Il s’agit d’« inciter toujours plus à la reprise du travail, sans tabou », expliquait Gabriel Attal lors de sa déclaration de politique générale, fin janvier. « Sans tabou » signifie : quitte à plonger dans la misère des centaines de milliers de personnes supplémentaires. Il faut bien cela pour réaliser des milliards d’euros d’économies budgétaires sur le dos des couches les plus pauvres de la population, d’une part, et d’autre part pour obliger des chômeurs à accepter des emplois précaires et payés au lance-pierre. Le conditionnement du RSA à « 15 heures d’activité » par semaine obéit à la même logique.
Code du travail, retraites, Fonction publique, assurance chômage, santé, éducation, logement : rien ne sera épargné par l’offensive réactionnaire de la classe dirigeante et de son gouvernement. Encore une fois, la bourgeoisie française n’a pas d’autre option face à ses concurrents sur le marché mondial. Cependant, elle est confrontée à un sérieux problème : cette politique de destruction de toutes les conquêtes sociales du passé provoquera des mobilisations de la classe ouvrière que les directions syndicales ne seront pas toujours en mesure de contrôler – comme elles ont contrôlé, par exemple, la mobilisation massive du premier semestre 2023 contre la réforme des retraites.
A un certain stade, l’aile droite du mouvement syndical – qui est l’alliée la plus importante de la bourgeoisie dans la mise en œuvre de sa politique – ne pourra plus garantir que les mobilisations se cantonnent à de simples « journées d’action » sans lendemain. Le mouvement des Gilets jaunes, en 2018 et 2019, en fut une illustration limpide. A la fin de l’année 2018, ce mouvement explosif, qui échappait totalement au contrôle des directions syndicales, a placé le pays au seuil d’une crise révolutionnaire. Macron ne fut pas loin d’être contraint de dissoudre l’Assemblée nationale pour éviter d’être lui-même renversé, 18 mois après son élection.
La répression brutale du mouvement et la complicité des directions syndicales ont permis au gouvernement de reprendre la main, peu à peu. Mais cette expérience massive a donné une leçon précieuse à l’ensemble du mouvement ouvrier. Précisément parce que les dirigeants syndicaux ne contrôlaient pas cette énorme explosion de colère sociale, les Gilets jaunes ont arraché au gouvernement davantage de concessions que des dizaines de « journées d’action interprofessionnelles » sans lendemain. Beaucoup de travailleurs en ont pris note. Ils ont pu lire sur le visage de Macron – et sur ceux des journalistes de droite, d’habitude si arrogants – la terreur qui gagnait la classe dirigeante. Une conclusion s’est imposée dans l’esprit d’un nombre croissant de jeunes et de salariés : pour faire reculer le pouvoir, il faudra aller bien au-delà des mobilisations routinières imposées par les chefs syndicaux.
La mobilisation des agriculteurs, en janvier dernier, a donné une leçon du même ordre au mouvement ouvrier. Là aussi, le gouvernement a immédiatement sorti le carnet de chèques. Bien sûr, ce sont les gros exploitants et les grands patrons du secteur agricole qui bénéficieront des mesures annoncées dans l’urgence par Gabriel Attal. Seule une mobilisation massive des travailleurs et des petits paysans pour l’expropriation des banques et des multinationales aurait ouvert la perspective d’une amélioration réelle des conditions de vie des petits exploitants. De fait, il n’y a pas de solution à leurs problèmes sur la base du capitalisme. Reste que leur mobilisation offensive, hors de tout « cadre » préétabli, a semé la panique dans les rangs d’un pouvoir qui redoutait une extension de la lutte à d’autres secteurs de la société. Ce n’est pas passé inaperçu dans la masse de la jeunesse et du salariat.
Conformément à nos perspectives, la crise du capitalisme et les politiques réactionnaires des gouvernements successifs commencent à trouver une expression à l’intérieur du mouvement syndical. Le Congrès de la CGT, en mars 2023, a marqué une étape importante dans le développement d’une aile gauche (« Unité CGT ») au sein de cette confédération. Il est vrai que, depuis, les dirigeants d’Unité CGT ont adopté une attitude relativement conciliante à l’égard de Sophie Binet. C’était prévisible : les dirigeants d’Unité CGT s’adaptent à l’attitude de nombreux militants syndicaux, qui accordent le bénéfice du doute à la nouvelle secrétaire générale. Ils attendent de voir si elle fera mieux que Martinez.
Par ailleurs, dans la foulée d’un Congrès très polarisé, Binet avait tout intérêt à ménager, en interne, les dirigeants d’Unité CGT – du moins dans un premier temps. Mais cet équilibre instable ne tiendra pas indéfiniment. De grandes mobilisations sociales reposeront la question de la stratégie et du programme de la CGT. L’aile gauche de la CGT repartira à l’offensive, sous la pression d’une couche toujours plus large de travailleurs exaspérés par la régression sociale permanente et l’incapacité du mouvement syndical à y mettre un terme.
A un certain stade, des processus analogues se développeront dans d’autres confédérations syndicales. Révolution n’a rien à voir avec l’attitude sectaire et cynique d’un certain nombre de militants de gauche à l’égard des travailleurs organisés à la CFDT, chez FO et dans d’autres confédérations. Il est vrai qu’elles organisent des couches de travailleurs moins conscients et moins combatifs que la moyenne des adhérents de la CGT. Mais d’une part, la CGT elle-même compte de nombreux militants désabusés, démoralisés et conservateurs, parce que désorientés par des décennies de défaites, de désillusions et de trahisons. D’autre part, l’histoire nous enseigne que sous l’impact de grandes crises et de grands événements, la conscience des travailleurs les plus modérés peut faire brusquement de très grands bonds en avant. C’est même inévitable.
Une organisation marxiste digne de ce nom doit être attentive aux processus à l’œuvre non seulement dans la CGT, mais dans l’ensemble du mouvement syndical. En particulier, nous devons suivre de près l’attitude des jeunes syndicalistes, qui sont les moins marqués par les défaites passées et les plus ouverts à nos idées révolutionnaires.
Le gouvernement Macron
Macron préside un gouvernement très faible et discrédité. Il est détesté dans la masse de la jeunesse et du salariat. Sa base petite-bourgeoise a complètement perdu son enthousiasme de 2017. Il est minoritaire à l’Assemblée nationale, ce qui l’oblige à multiplier les 49.3. Et pourtant, à l’heure où nous écrivons ces lignes, le gouvernement n’est toujours pas tombé et parvient à maintenir un certain rythme dans la mise en œuvre de ses contre-réformes. Comment l’expliquer ?
La viabilité de ce gouvernement ne réside pas en lui-même, dans la popularité de son président, de son parti et de ses ministres, mais dans la faiblesse et les complicités de ses « opposants » officiels.
Nous l’avons souligné à de nombreuses reprises : les directions des confédérations syndicales – CGT comprise – font tout ce qu’elles peuvent pour canaliser chaque mouvement de masse et l’empêcher de menacer le gouvernement. Ce faisant, elles contribuent d’une façon décisive à la défaite des mobilisations. De ce point de vue, la bourgeoisie française trouve en Binet et consorts ses plus précieux alliés.
Disons les choses positivement : si les dirigeants syndicaux avaient orienté le puissant mouvement du premier semestre 2023 vers un renversement du gouvernement ; s’ils avaient lié ce mot d’ordre au rejet de la réforme des retraites ; si l’ensemble de la gauche et des organisations syndicales avaient appelé la jeunesse et les travailleurs à une bataille décisive contre le gouvernement, sur la base de grèves reconductibles et d’un programme offensif – alors, le mouvement aurait pu bénéficier d’un afflux massif de la jeunesse et de nouvelles couches de travailleurs. Pour tenter de sauver sa peau et celle du régime, Macron aurait été contraint de dissoudre l’Assemblée nationale.
Nous ne disons pas que le succès d’une telle stratégie était garanti d’avance : la combativité des travailleurs ne peut se vérifier que dans la lutte elle-même. Mais l’ampleur des journées d’action et la mobilisation explosive d’une fraction de la jeunesse, après le 49.3, donnaient des indications très favorables à la possibilité d’une montée en puissance de la lutte – aussi bien dans sa stratégie que dans son programme. Cependant, l’intersyndicale avait un tout autre objectif : permettre à la colère sociale de s’exprimer – et de s’épuiser – au moyen d’une série indéfinie de « journées d’actions ». Il en a fallu 13, très exactement, pour que le mouvement commence à refluer nettement et que l’intersyndicale siffle la fin du mouvement. Quant aux dirigeants de la FI et du PCF (sans parler des autres), ils n’ont proposé aucune alternative concrète à cette stratégie perdante. Au contraire : ils l’ont soutenue du début à la fin. C’est d’ailleurs un élément non négligeable dans le discrédit qui les frappe.
A l’Assemblée nationale, le gouvernement doit sa survie aux bonnes grâces de ses « opposants » de droite. Il suffirait que toutes les oppositions parlementaires votent une motion de censure pour contraindre Macron à organiser des élections législatives anticipées. Plus précisément : si LR et le RN se décidaient à renverser le gouvernement, les députés de l’ex-NUPES pourraient difficilement s’y opposer (même s’ils ont leurs « petits calculs », eux aussi). Si ce gouvernement minoritaire tient depuis plus de 20 mois, c’est uniquement parce que LR et le RN y ont intérêt : pour bénéficier de l’impopularité croissante du gouvernement, ils doivent le maintenir en vie. A la limite, Marine Le Pen aurait même intérêt à poursuivre ce petit jeu jusqu’en 2027, car plus le temps passe, plus le gouvernement se discrédite et plus le RN est susceptible de monter dans les sondages, surtout si « la gauche » est incapable d’offrir une alternative crédible. Or le RN vise en priorité la présidence de la République, et non Matignon. S’il arrivait à Matignon avant 2027, il appliquerait dans les grandes lignes la même politique que Gabriel Attal – celle que lui dictera la bourgeoisie – ce qui affaiblirait ses chances pour la présidentielle.
Ceci dit, il y a des limites à cette hypocrisie permanente : à un certain stade, elle peut même se retourner contre ceux qui s’y livrent. A la longue, la posture de l’opposition « responsable » risque de discréditer le RN et LR auprès de leurs électeurs potentiels. Par exemple, une large victoire du RN et une lourde défaite du parti macroniste, aux élections européennes, pourraient contraindre le RN et LR à s’unir sur une motion de censure.
D’autres scénarios sont possibles, bien sûr. Par exemple, Macron pourrait dissoudre l’Assemblée nationale avant même d’y être contraint par une motion de censure. Le gouvernement pourrait aussi être balayé par un nouveau scandale – ou par un puissant mouvement social échappant au contrôle des directions syndicales. Toutes sortes d’accidents peuvent faire chuter un gouvernement qui, au Parlement, repose essentiellement sur un échafaudage complexe de petits calculs et de grandes hypocrisies. Mais précisément parce qu’il en est ainsi, on ne peut pas totalement exclure que ce gouvernement tienne jusqu’en 2027, moyennant quelques remaniements.
Dans l’immédiat, Macron s’efforce de consolider sa position et d’éviter une débâcle, aux élections européennes, en renouant avec la posture du « chef de guerre » et d’avant-garde mondiale de la lutte contre Poutine. Il ne lui reste plus aucune autre carte en main (à part le racisme et l’islamophobie). Cependant, on peut douter qu’il suscite beaucoup d’enthousiasme en jouant avec l’idée d’un conflit nucléaire entre la France et la Russie. Par ailleurs, en proposant de militariser l’économie française, le candidat du PS aux élections européennes, Raphaël Glucksmann, a lancé une offensive remarquée sur l’électorat « anti-russe ». Ce deuxième Général-en-chef du Verbe risque de faire de l’ombre au premier.
La jeunesse et les « talents de communicant » de Gabriel Attal, qui ont suscité tant d’espoirs chez les macronistes, n’empêchent pas le nouveau Premier ministre de chuter dans les enquêtes d’opinion – déjà. C’était prévisible. Lorsqu’on n’a rien d’autre à proposer que du sang et des larmes, sur fond d’inflation et de croissance du chômage, même la meilleure « communication » ne peut pas faire de miracle. Faute de mieux, Attal s’efforcera de freiner son déclin en jouant sa propre partition dans la lutte sacrée contre Vladimir Poutine – et, surtout, contre les musulmans de France.
Le vote de la « Loi immigration », en décembre dernier, a marqué une nouvelle étape dans l’offensive permanente du gouvernement contre les « étrangers » et les musulmans. Le racisme et l’islamophobie constituent désormais l’un des piliers du régime capitaliste français – et un pilier d’autant plus fondamental que tous les autres sont très fragiles, quand ils ne se sont pas déjà effondrés[2]. Plus la crise de régime s’aggrave, plus les institutions bourgeoises sont discréditées, plus la bourgeoisie s’efforce de détourner l’attention des masses vers le soi-disant « problème migratoire ».
La guerre contre Gaza a servi de prétexte à une nouvelle campagne de propagande raciste sur les thèmes du terrorisme et de l’antisémitisme. Des journalistes évoquent un « antisémitisme couscous » ou redoutent une vague d’attentats organisés par les travailleurs musulmans du BTP. Ni la bêtise, ni la vulgarité, ni le ridicule n’arrêtent le travail de l’imagination réactionnaire, sur les plateaux de télévision.
Tout ceci renforce la colère de millions de jeunes et de travailleurs, qui comprennent le lien entre ce racisme d’Etat et l’augmentation du nombre de jeunes harcelés, blessés et tués par la police. Ce faisant, la bourgeoisie joue avec le feu, comme on l’a vu dans la foulée du meurtre de Nahel en juin 2023. Il est vrai que les dirigeants officiels du mouvement ouvrier ont fait ce que le gouvernement attendait d’eux en de telles circonstances : rien. La direction de la CGT a même « condamné les violences » des jeunes. La répression s’est abattue sur ces derniers sans que le reste du pays ne bouge. Mais de très nombreux jeunes et travailleurs brûlaient d’indignation contre la police et le gouvernement. A l’avenir, une nouvelle « bavure » pourrait déclencher un puissant mouvement de masse, à l’instar de celui provoqué par le meurtre de George Floyd aux Etats-Unis, en mai 2020.
La guerre contre Gaza alimente l’énorme quantité de colère qui s’accumule dans les profondeurs de la société française. La complicité du gouvernement Macron, dans ce génocide, est d’autant plus flagrante qu’il réprime d’une façon inédite le mouvement de solidarité avec le peuple palestinien. Non moins flagrante est la passivité des dirigeants officiels du mouvement ouvrier face à cette offensive contre les droits démocratiques.
Le RN, l’ex-NUPES et l’avenir de la FI
La dynamique politique actuelle ouvre la possibilité d’un gouvernement de coalition dirigé par le Rassemblement National, à l’instar du gouvernement italien – dont chacun peut constater que, conformément à nos perspectives, il n’est ni une dictature bonapartiste, ni a fortiori une dictature fasciste.
Comme Giorgia Meloni, Marine Le Pen et ses sbires mèneraient une politique bourgeoise « classique », sans avoir besoin de jeter Sophie Binet en prison. Cela découle du rapport de forces réel entre les classes. Nous ne développerons pas ce point ici, car nous l’avons traité en détail dans nos précédents documents de Congrès. Le Manifeste de l’ICR dit aussi l’essentiel à ce sujet.
La principale alternative à un gouvernement dirigé par le RN, ce serait un nouveau gouvernement de « centre droit » dirigé par Edouard Philippe ou un autre politicien de ce type. Du point de vue de la bourgeoisie française, ce serait l’idéal. Mais l’irréversible impopularité du gouvernement Macron et la polarisation politique croissante rendent cette hypothèse de plus en plus incertaine. En conséquence, la bourgeoisie est obligée de considérer sérieusement l’option Le Pen-Bardella, qui eux-mêmes multiplient les courbettes en direction du grand patronat. Dans les médias, la « dédiabolisation » du RN se parachève en une diabolisation de la France insoumise, qui est désormais l’objet d’un nouveau « Front républicain ». Au moins cette version du « Front républicain » (bourgeois) est-elle moins hypocrite que la précédente.
La troisième option, en théorie, ce serait un gouvernement de gauche dirigé par la FI. Mais cela paraît très improbable à court terme, c’est-à-dire dans l’hypothèse d’élections législatives anticipées. La dislocation de la NUPES a mis fin à une « Union » dont les contradictions internes se sont manifestées dès le lendemain des élections législatives de juin 2022, et toujours plus bruyamment. La FI y a perdu des plumes – que n’ont pas gagnées, pour autant, les autres partis de l’ex-NUPES.
En choisissant de rompre la NUPES sur la question palestinienne, dans la foulée du 7 octobre, les dirigeants du PCF, du PS et des Verts espéraient profiter de la vague massive de propagande pro-israélienne, dans les grands médias, au détriment de Mélenchon. Les déclarations de Fabien Roussel marquaient une rupture droitière avec la position traditionnelle du PCF sur le conflit israélo-palestinien. Il est allé jusqu’à soutenir implicitement les interdictions de plusieurs manifestations pro-palestiniennes, au prétexte qu’elles ne « condamnaient pas le Hamas ». De manière générale, les dirigeants du PCF, du PS et des Verts s’efforcent de discréditer Mélenchon en l’attaquant de la droite. Dans un contexte de polarisation politique croissante, on voit mal comment cela pourrait renforcer la base électorale de ces partis. Glucksmann pourrait certes faire illusion, aux européennes, en prenant des voix au parti macroniste (« Renaissance »), sur fond de « menace russe » et d’abstention massive dans les couches les plus profondes du salariat. Mais celles-ci, précisément, oscillent toujours entre la FI, le RN et l’abstention.
A ce stade, la dynamique est clairement du côté du RN. Les dirigeants de la FI en sont les premiers responsables. La constitution de la NUPES marquait le virage à droite le plus net de la FI depuis sa création, en 2016. C’était une rupture flagrante avec tous les discours de Mélenchon sur la nécessité de tourner le dos à la « vieille gauche » discréditée par ses trahisons et renoncements successifs. Il ne pouvait rien en sortir de bon – ni pour la NUPES, ni pour la FI. Face au fiasco de la NUPES, aux divisions qui se font jour à la FI et à sa modération générale, une fraction significative de l’électorat ouvrier pourrait se tourner vers le RN, qui a deux atouts en main : il n’est pas divisé – au moins en apparence – et n’a jamais été au pouvoir. N’oublions pas que c’était l’atout majeur de Giorgia Meloni à la veille de sa victoire électorale, en septembre 2022.
Le Manifeste de l’ICR souligne que « les dirigeants de l’aile “gauche” du réformisme (…) ont capitulé sous la pression de la droite et de l’ordre établi : Tsipras et les dirigeants de Syriza en Grèce, mais aussi Podemos en Espagne, Bernie Sanders aux Etats-Unis et Jeremy Corbyn en Grande-Bretagne. Au début, tous ces dirigeants de gauche ont suscité beaucoup d’espoir. Mais cet espoir a été douché lorsque les mêmes dirigeants ont capitulé sous la pression de la droite. »
Qu’en est-il de la direction de la FI, qui a suscité beaucoup d’espoirs, elle aussi ? Elle n’est pas encore aussi discréditée que Tsipras, Iglesias, Sanders et Corbyn. La constitution de la NUPES était une grosse erreur droitière, mais ce n’était pas une capitulation. Malgré tous ses zigzags, Mélenchon bénéficie toujours d’une certaine popularité dans la masse de la jeunesse et du salariat. En dépit de son pacifisme impuissant et de son « humanisme » creux, sa ferme opposition à la guerre contre Gaza et son refus de plier sous la pression de l’opinion publique bourgeoise, sur cette question, n’est pas un point faible – comme se l’imaginaient Roussel, Faure et consorts – mais un point fort, en particulier dans la jeunesse et chez les travailleurs d’origine arabe.
Il n’est donc pas impossible que Mélenchon parvienne de nouveau à cristalliser l’opposition de gauche au gouvernement Macron, dans la période à venir. Une scission de droite de la FI à l’initiative de Ruffin, Autin et Corbière pourrait même avoir pour effet de déporter Mélenchon et son entourage vers la gauche. Cependant, tout ceci est très hypothétique – dans un contexte où c’est le RN qui, dans l’immédiat, bénéficie de toute la situation, à commencer par les erreurs de Mélenchon.
De notre point de vue, c’est-à-dire du point de vue de la construction d’une solide organisation communiste, le plus important est de prendre la mesure du fait suivant : une fraction significative de la jeunesse se situe d’ores et déjà sur la gauche de Mélenchon. Elle n’a pas eu besoin de faire l’expérience d’un gouvernement de la FI pour comprendre que son programme réformiste n’est pas suffisant. Or c’est d’abord dans cette couche de la jeunesse lycéenne, étudiante et salariée que nous allons construire l’organisation dans la période à venir. Nous devons lever tous les obstacles qui pourraient compliquer notre travail en direction de cette jeunesse.
Dans le numéro 78 de Révolution (mars 2024), nous avons commenté un sondage Ifop très significatif. Dans la perspective des prochaines élections présidentielles, 40 % des 18-24 ans disent qu’ils voteraient pour Mélenchon et 10 % pour un candidat d’« extrême gauche » (LO ou NPA). Les deux chiffres sont impressionnants. Ils donnent une idée du processus de radicalisation politique à l’œuvre dans la jeunesse. Non seulement 10 % des jeunes de moins de 24 ans préfèrent « l’extrême gauche » à Mélenchon (ou tout autre candidat), mais même parmi les 40 % qui disent vouloir voter pour Mélenchon, il est sûr qu’un certain nombre sont critiques – voire très critiques – à l’égard du dirigeant de la FI. Simplement, en répondant au sondage, ils se prononcent pour le candidat de gauche qui aurait une chance de l’emporter face à la droite et l’extrême droite.
Qu’est-ce qui en découle pour notre travail ? C’est très clair : nous ne devons donner aucune prise à l’idée que nous serions « liés » à la FI d’une façon ou d’une autre. Le fait est que nous ne le sommes pas. Nous ne menons aucun travail à l’intérieur de la FI et ne sommes mêlés à aucune plateforme commune avec ce mouvement. Simplement, aux présidentielles de 2017 et 2022 (entre autres), nous avons su faire la différence entre Mélenchon et Macron, Le Pen, etc. Nous savons aussi faire la différence entre Mélenchon et Faure, Roussel, etc. Et bien sûr, nous devons intervenir sur les manifestations et les meetings de masse organisés par la FI.
Il n’est pas question de jeter tout le monde – de Mélenchon à Zemmour – dans le même sac, comme le font plusieurs sectes ultra-gauchistes. Aucun travailleur qui réfléchit dix secondes ne nous reprochera d’avoir apporté un soutien critique aux candidatures de Mélenchon en 2017 et 2022. Sur ce point, nous pouvons même souligner le rôle contre-productif joué par « l’extrême gauche », qui a contribué à la victoire électorale de Macron. Cependant, nous devons surtout insister sur l’opposition irréductible entre les idées réformistes de Mélenchon et nos idées communistes, marxistes, révolutionnaires. Dans l’immédiat, il ne s’agit pas pour nous de gagner les éléments qui ont encore des illusions dans la FI, mais de gagner ceux qui n’en ont plus, s’orientent vers le communisme et cherchent une organisation révolutionnaire. Si on se réfère au sondage mentionné ci-dessus, la principale source de notre croissance à venir se situe dans les 10 % qui annoncent vouloir voter pour l’« extrême gauche », mais aussi dans la fraction la plus radicale, la plus à gauche, des 40 % qui annoncent vouloir voter pour Mélenchon.
Vers le Parti Communiste Révolutionnaire !
La « campagne communiste » engagée par l’Internationale repose sur un fait objectif : l’existence d’une couche significative de jeunes et de travailleurs qui se considèrent comme des communistes – ou qui, a minima, s’orientent vers le communisme. C’est évidemment le cas en France.
Cela fait de nombreuses années que nous soulignons le processus de radicalisation politique au sein de la jeunesse. Mais ce processus lui-même passe par différentes étapes. 16 ans après la crise de 2008, un nombre significatif de jeunes se disent « communistes » sans la moindre réserve. D’autres hésitent encore à se considérer comme tels du fait, par exemple, de la politique actuelle et passée du PCF. Mais ces réserves sont souvent superficielles et peuvent être facilement levées dès lors qu’on explique quel est notre communisme, le véritable communisme, aux antipodes du national-réformisme de Fabien Roussel ou des régimes bureaucratiques de type stalinien.
Compte tenu de cette évolution politique d’une fraction de la jeunesse à l’échelle mondiale, plusieurs sections nationales de la TMI ont décidé de fonder un Parti Communiste Révolutionnaire. C’est un excellent nom, car il se distingue des partis communistes qui n’ont plus rien de révolutionnaire, comme c’est le cas du PCF en France.
La section française de la TMI doit-elle faire de même ? Nous pensons que oui. Il est grand temps, en France aussi, de fonder un Parti Communiste Révolutionnaire.
Que les choses soient claires : nous n’avons pas l’intention de nous comporter comme si nous étions un parti de masse. Nous n’avons jamais imaginé qu’il suffisait de « proclamer le parti » pour que les masses affluent. A ce stade, les masses sont hors de notre portée. En fait, même la grande majorité du mouvement ouvrier – des militants politiques et syndicaux – est hors de notre portée, dans l’immédiat. Nous ne pouvons toucher que la minorité d’une minorité. Mais précisément, pour gagner cette minorité d’une minorité, la fondation d’un Parti Communiste Révolutionnaire sera un avantage non négligeable. Nous cherchons à gagner les jeunes et les travailleurs qui comprennent la nécessité d’un authentique parti communiste – ou qui, a minima, sont prêts à le comprendre.
En fondant le PCR, nous susciteront les sarcasmes d’éléments cyniques et démoralisés. Mais comme le dit le proverbe arabe : « les chiens aboient, la caravane passe ». Les jeunes et les travailleurs qu’on vise ne sont ni cyniques, ni démoralisés. Ils sont révoltés et veulent renverser le capitalisme. Ils jettent un coup d’œil du côté de Fabien Roussel et s’en détournent avec dégoût. Lorsqu’ils prendront connaissance de notre initiative, nombre d’entre eux diront : « Très bien ! Je veux vous aider à construire ce parti et cette Internationale communistes ».
En conséquence, nous proposons de convoquer un Congrès fondateur du Parti Communiste Révolutionnaire à l’automne 2024. Le Congrès fondateur du PCR sera précédé d’une vaste campagne publique de recrutement. Par tous les moyens possibles, avec audace et énergie, nous ferons connaître notre initiative à des centaines de milliers de jeunes et de travailleurs.
En avant vers le PCR, section française de l’Internationale Communiste Révolutionnaire !
Adopté à Paris le 19 mai 2024.
[1] Le Figaro du 12 mars 2024.
[2] C’est le cas des deux grands « partis de gouvernement » – le PS et LR (ex-UMP, ex RPR) – qui, pendant des décennies, ont joué les premiers rôles dans le mécanisme de « l’alternance ».