Nous avons récemment écrit qu’en soutenant le gouvernement de François Bayrou, les dirigeants du PS commettraient un suicide politique. « On ne peut exclure qu’ils y consentent », avons-nous précisé. Mais nous avons surtout insisté sur l’extrême fragilité du gouvernement Bayrou – et, dès lors, sur la précarité de la position de Macron lui-même : « on peut analyser la dynamique politique générale sous tous les angles et envisager tous les scenarios possibles, la conclusion est toujours la même : c’est sur l’Elysée que la pression va s’accumuler implacablement. Une fraction croissante de la bourgeoisie, qui a besoin d’un gouvernement solide, fera fermement comprendre à Macron qu’il doit démissionner. »
Cette perspective générale est fondée sur une analyse des contradictions fondamentales de la situation économique et politique. Nombre d’observateurs bourgeois en sont arrivés à des conclusions similaires – à leur grand désespoir. Cependant, les développements de ces dernières semaines nous conduisent à préciser nos perspectives. Parmi « tous les scenarios possibles », il y a désormais une adoption du budget grâce au PS, dont une grande majorité des députés pourraient soit le voter, soit ne pas censurer le gouvernement dans la foulée d’un 49.3. Olivier Faure y travaille d’arrache-pied : il exhorte Bayrou à faire des « concessions » permettant à un nombre suffisant de députés « socialistes » de soutenir son gouvernement. A l’abri des regards et des micros, les discussions se multiplient, entre les sommets du PS et le gouvernement, pour aboutir à ce résultat.
Cela permettrait à François Bayrou de franchir l’obstacle sur lequel est tombé Michel Barnier. Nombre de commentateurs signalent ce que pourrait être l’étape suivante : la multiplication de mesures racistes et sécuritaires, dans le but d’obtenir le soutien des députés du RN. Une fois le budget adopté, l’axe de la « stabilité » gouvernementale, à l’Assemblée nationale, se déplacerait donc du PS vers le RN.
Un tel scénario est-il possible ? Oui, mais ce n’est qu’une possibilité. Certes, en leur for intérieur, les dirigeants du PS n’ont aucune objection de principe à soutenir un gouvernement qui mène une politique d’austérité : sous François Hollande (2012-2017), les députés « socialistes » ont allègrement voté des contre-réformes, des coupes budgétaires et d’énormes cadeaux au grand patronat (subventions massives, exonérations fiscales, etc.). Cependant, à l’heure d’une capitulation aussi flagrante, un certain nombre de députés du PS hésitent, calculent, consultent – bref, se demandent quelle est la meilleure option du point de vue de leur avenir politique. Quelles perspectives leur ouvre un ralliement à la droite macroniste, dont la crise est profonde et l’avenir incertain ? C’est loin d’être évident.
De leur côté, Marine Le Pen et sa clique peuvent bien soutenir la politique raciste et sécuritaire du gouvernement, mais cela n’empêchera pas la majorité de l’électorat du RN de souhaiter la chute de Bayrou. Dans la fraction la plus pauvre – et la plus large – de l’électorat du RN (mais aussi de son électorat potentiel), la stagnation économique, la vie chère, les politiques d’austérité et la vague de licenciements pèseront plus lourd que l’agitation réactionnaire de Retailleau, Valls et Darmanin. Le racisme d’Etat et la démagogie « sécuritaire » n’ayant jamais payé une facture ou rempli un frigidaire, la masse de l’électorat du RN exigera de ses dirigeants qu’ils censurent ce « gouvernement des riches ».
De manière générale, toutes sortes de pressions contradictoires – non seulement politiques, mais aussi économiques – s’exercent et s’exerceront sur l’assise parlementaire du gouvernement. D’où sa très grande fragilité. Mais on ne peut pas prévoir s’il « passera l’hiver », l’été ou même l’année 2025. Il est impossible d’anticiper avec précision les prochaines étapes et échéances de la crise de régime. Ce qui est sûr, par contre, c’est qu’une chute du gouvernement Bayrou – ou des élections législatives anticipées qui ne parviendraient pas à débloquer la situation parlementaire – aggraverait immédiatement la pression sur le chef de l’Etat. La perspective d’élections présidentielles anticipées, dont la bourgeoisie ne veut pas à ce stade, deviendrait alors nettement plus concrète. De nouvelles voix s’élèveraient, y compris à droite, pour réclamer la démission de Macron.
Ceci dit, il ne sert à rien de spéculer sur les différents scénarios possibles, dont la crise de régime multiplie le nombre. Notre rôle est surtout d’insister sur les tâches immédiates de la gauche et du mouvement ouvrier. Or cette question n’est absolument pas réductible à l’attitude des dirigeants du PS, qui ne peuvent être classés « à gauche » que sur un malentendu – et qui ne pèsent plus rien, ou presque, dans le mouvement ouvrier français.
Jean-Luc Mélenchon tempête contre Olivier Faure et menace d’exclure du NFP tous les députés du PS qui soutiendraient le gouvernement Bayrou, d’une façon ou d’une autre. Mais il faut rappeler que c’est Mélenchon et ses camarades qui, en mai 2022, ont sauvé le PS d’une débâcle certaine. Sans la NUPES (puis le NFP), le PS aurait pratiquement disparu de l’Assemblée nationale, voire totalement. On peut en dire autant des Verts et du PCF. A l’époque, nous expliquions que les dirigeants du PS, des Verts et du PCF ne pouvaient pas refuser ce soutien de la FI, mais que ces mêmes dirigeants, une fois sauvés, ne tarderaient pas à se retourner contre la FI et à la pilonner de la droite, sous les applaudissements nourris de la bourgeoisie. C’est exactement ce qui s’est produit – d’abord avec la NUPES, puis avec le NFP.
Ainsi, les dirigeants de la FI portent une grande part de responsabilité dans la situation actuelle. Reste la question : pourquoi ont-ils sauvé du naufrage le PS, les Verts et le PCF ? Nous y avons répondu en juillet dernier : « On touche ici aux limites classiques – car mille fois constatées – des dirigeants de l’aile gauche du réformisme : précisément parce qu’ils sont réformistes, et non révolutionnaires, ils sont organiquement incapables de rompre avec l’aile droite du réformisme, qui elle-même n’a pas la moindre intention de rompre avec la bourgeoisie. Pris de vertige à l’idée d’un face-à-face direct avec les partis de droite, les dirigeants de la FI ont sauvé les groupes parlementaires du PS, des Verts et du PCF, via la Nupes. » C’est l’explication la plus fondamentale de la « stratégie » perdante des dirigeants de la FI depuis mai 2022. Le lyrisme « unitaire » qui accompagnait la formation de la NUPES et du NFP, en 2022 et 2024, avait pour seule fonction de magnifier le sauvetage des trois partis discrédités de l’aile droite du réformisme (PS, Verts et PCF).
Dans le même article de juillet dernier, nous ajoutions : « en capitulant face à l’aile droite du réformisme, [la FI] tourne le dos à sa propre base sociale et, surtout, fait obstacle à son élargissement : ce n’est pas “l’union” avec les vieux appareils du PS, des Verts et du PCF qui peut convaincre les millions de jeunes et de travailleurs abstentionnistes – ou qui votent RN – de se tourner vers la FI. » Les résultats des élections européennes et législatives, l’été dernier, ont validé ce pronostic : elles ont été marquées par une très forte progression du RN, en nombre de voix.
La dynamique ascendante du RN ne pourrait être brisée, à court terme, que par un net virage à gauche de la FI et de la CGT. Au lieu de jouer à cache-cache avec l’aile droite du NFP, à l’Assemblée nationale, les dirigeants de la FI devraient mettre à l’ordre du jour des mobilisations extra-parlementaires de la jeunesse et des travailleurs. Au lieu de ménager la direction confédérale de la CGT – qui soutient le gouvernement Bayrou, de facto, en participant à la manœuvre du « conclave » sur les retraites –, les dirigeants de la FI devraient en appeler aux bases syndicales et à l’aile gauche de la CGT pour construire un grand mouvement social, dans la rue et dans les entreprises, afin de renverser le « gouvernement des riches » et le remplacer par un gouvernement des travailleurs.
Au lieu de cela, les dirigeants de la FI s’enferment dans le Palais Bourbon, où ils se plaignent impuissamment des « trahisons » et des « attaques » – ô surprise ! – des dirigeants de l’aile droite du NFP, sous les regards dubitatifs ou indifférents de la masse des jeunes et des travailleurs. Le crétinisme et les gémissements parlementaires des chefs de la FI ne peuvent pas affaiblir l’aile droite du NFP. Ils peuvent encore moins affaiblir le RN, qui observe et commente ce spectacle avec délectation.
Du point de vue des intérêts de la jeunesse et de la classe ouvrière, l’axe de la lutte ne se situe pas à l’Assemblée nationale, mais dans les rues, les quartiers populaires, les universités, les lycées et les entreprises. Nous martelons cette idée depuis la dissolution de l’Assemblée nationale, en juin dernier. C’est encore plus évident aujourd’hui qu’à l’époque. Tous les militants de la FI, de la CGT et des autres organisations du mouvement ouvrier doivent en prendre acte et exiger de leurs dirigeants un solide plan d’action extra-parlementaire, à l’appui d’un programme de rupture avec toutes les politiques d’austérité. Aucune autre stratégie ne permettra de solder la crise de régime au profit de notre classe sociale.