David Lynch, Mulholland Drive

D'après Daniel Morley, David Lynch: the abstraction in human form


David Lynch est mort le 15 janvier dernier, laissant derrière lui des œuvres troublantes et mystérieuses, comme Mulholland Drive (2001) ou Twin Peaks (1990).

Malgré l’excentricité de sa production, ou plutôt grâce à cette excentricité, ce réalisateur a rencontré un succès considérable. D’une façon très singulière, le caractère onirique et surréaliste de ses films exprime l’absurdité du capitalisme et l’aliénation que ce système impose à tout un chacun.

Lynch était l’un des rares cinéastes à s’être toujours opposé à la corruption de l’art par les lois du marché. Il voulait que ses créations soient libres, indépendantes de tout objectif financier, mais aussi de toute propagande explicitement politique. Et pourtant, ses films portent des messages très forts sur la société et ses problèmes. Ils reflètent la sincérité de leur réalisateur, qui affirmait clairement son dégoût du show business.

En un sens, Lynch était un conservateur, politiquement, dans la mesure où il était nostalgique de l’optimisme de l’Amérique des années 1950, alors en pleine phase de forte croissance économique. Mais il comprenait que même dans cette période « idyllique » de l’après-guerre, celle du « rêve américain », des forces obscures étaient à l’œuvre. Pour la plupart des gens, le « rêve américain » n’était précisément qu’un rêve, toujours susceptible de virer au cauchemar.

Aliénation

Dans Mulholland Drive, souvent considéré comme le chef-d’œuvre de Lynch, le personnage de Diane lutte pour réaliser son rêve : devenir une grande actrice. Mais elle se heurte à des forces mystérieuses et implacables, y compris les machinations sinistres des producteurs hollywoodiens.

Dans l’anarchie du système capitaliste, certains rencontrent un grand succès, d’autres l’échec et la misère. L’irrationalité de ce système et le sentiment d’impuissance qui en résulte condamnent nombre d’entre nous au désespoir et à l’angoisse. Le cinéma de Lynch confronte son spectateur à une aliénation radicale : l’humanité est devenue étrangère à elle-même.

Lynch est souvent décrit comme un réalisateur « postmoderne ». Il est vrai que sa carrière a débuté à une époque où le postmodernisme dominait la culture et la philosophie. Par ailleurs, son travail aborde des questions qui intéressaient les postmodernes : la folie, la perte de sens et les vertiges de l’identité. Cependant, Lynch était étranger au cynisme et au relativisme des philosophes postmodernes, et notamment à leur idéalisme subjectif, c’est-à-dire au rejet de toute « vérité objective » – au profit des « récits » et « discours ». Il n’avait rien d’un cynique et d’un idéaliste subjectif. Sa philosophie relevait plutôt d’un idéalisme objectif : il pensait qu’il existe des vérités objectives qui doivent être cherchées en dehors du monde matériel. Il considérait que les idées et les abstractions étaient des forces en conflit perpétuel –  et que les événements qui jalonnent nos vies sont le produit de cette lutte immatérielle.

Dans un épisode de la série Twin Peaks, le personnage de la « femme à la bûche » s’adresse directement aux spectateurs, et leur dit : « Il existe des choses dans la vie, et pourtant nos yeux ne peuvent les voir ». Les œuvres de Lynch sont mystérieuses, mais elles regorgent d’indices permettant de les comprendre. Lynch incite son public à mener l’enquête lui-même.

Rêves et cauchemars

Les rêves ont tous un côté sombre. Le cinéma de Lynch jouait sur cet aspect par la juxtaposition des contraires : une chanson pop des années 50 est brutalement coupée par un silence ; des scènes idylliques, dans une banlieue chic, sont brusquement déchirées par des images terrifiantes…

Dans ses films, les concepts sombres sont incarnés par de vrais personnages ou par des monstres qui hantent les personnages principaux. Ainsi, dans Mulholland Drive, la noirceur cachée de Hollywood est représentée par un sans-abri terrifiant. Quant à la conspiration du show business, qui empêche le réalisateur de choisir lui-même ses acteurs, elle apparaît sous les traits du mystérieux et menaçant « Cowboy ».

A l’inverse, les personnages qui semblent représenter la bonté sont généralement « propres sur eux ». C’est parce que ces films s’appuient sur des archétypes, des représentations symboliques de nos espoirs et de nos peurs, comme dans un rêve – qui peut être un cauchemar : un thème récurrent de son œuvre est la corruption de la beauté et de l’innocence. Même les archétypes de la bonté peuvent cacher une forme de noirceur.

Les thématiques les plus sombres qu’aborde le cinéma de Lynch sont bien réelles. Ses films reflètent la décadence et l’hypocrisie de la société capitaliste contemporaine. Cet artiste n’était ni un marxiste, ni même un progressiste, en un sens. Mais le but de l’art n’est pas de présenter au public un programme politique correct et abouti ; c’est bien plutôt de capter et exprimer une certaine vérité sous une forme puissante, personnelle et passionnée.

Lynch considérait qu’en regardant ses films, les spectateurs devaient vivre une authentique expérience. C’était toujours le cas. Cette expérience ne convenait peut-être pas à tout le monde, mais David Lynch incarnait tout ce qu’un artiste devrait être. Sa mort constitue une grande perte pour la culture humaine.