Les événements qui se sont déroulés en Algérie ont ébranlé de fond en comble le régime dictatorial en place. A Paris, à Washington, et dans le monde entier, les gouvernements et les multinationales impliquées dans le Maghreb ont été stupéfiés devant l’ampleur, la puissance et l’élan de ce qui est incontestablement la plus forte mobilisation du peuple algérien depuis la guerre d’indépendance. Les médias n’osent pas dire le nom de ce mouvement. On prétend qu’il s’agit d’émeutes, ou d’une protestation passagère, un "cri de désespoir". Or, l’irruption sur la scène de l’histoire de centaines de milliers, voire de millions de personnes, qui, à la façon de cette magnifique jeunesse algérienne, bravent balles et matraques, ne comptent plus leurs morts, et menacent, par la force élémentaire de leur mouvement, de faire chuter tout l’édifice de la dictature - et, avec elle, tous les profiteurs qui ont saigné l’Algérie depuis des décennies - cela s’appelle une révolution ! Cette révolution, comme toutes les révolutions jusqu’à ce jour, n’est pas, ne peut pas être un acte instantané, atteignant d’un coup ses objectifs. Il s’agit d’un processus qui sera plus ou moins long et qui connaîtra, au cours de son développement, des pauses, voire des reculs. Mais, pour peu que les éléments les plus courageux et perspicaces de ce mouvement prennent pleinement conscience de ses tâches essentielles, nul ne peut douter de sa victoire ultime.
Cette nouvelle révolution découle nécessairement du fait que la guerre d’indépendance n’a pas abouti à la victoire du socialisme. Après la défaite de la France, l’absence, en Algérie, d’une direction authentiquement révolutionnaire, ainsi que la trahison du peuple algérien par le Parti Communiste Français, dont les dirigeants ont voté, en 1956, les pouvoirs spéciaux accordés aux généraux français chargés d’écraser la révolution, ont fait que celle-ci s’est arrêtée à mi-chemin. La caste militaire à la tête de l’armée dite "de l’extérieur" a comblé le vide laissé par l’effondrement de la puissance coloniale, concentrant peu à peu tous les leviers du pouvoir économique politique entre ses mains.
La rupture avec le capitalisme n’étant pas consommée, l’Algérie ne pouvait se soustraire à l’écrasante supériorité économique des pays impérialistes, et en particulier de celui dont elle venait d’expulser les forces d’occupation directe. Elle a dû subir le même sort que tous les autres pays ex-coloniaux qui forment aujourd’hui autant de "zones d’influence" des grandes puissances mondiales. Malgré une indépendance nominale, l’Algérie, comme le Maroc, comme tous les pays africains, sont aujourd’hui encore plus complètement sous le joug économique des grandes puissances qu’à l’époque du colonialisme "direct". A travers les banques, les "institutions internationales" et les entreprises multinationales, qui arment et soutiennent les cliques corrompues au pouvoir, la mainmise étrangère sur les ressources naturelles, les terres et l’appareil productif de ces régions du monde est plus forte et plus dévastatrice que jamais. Pudiquement nommés "pays en voie de développement", ils régressent tous en matière de revenus moyens, d’emploi ou de santé publique, sans parler des conséquences effroyables de guerres et de conflits qui sont souvent l’expression, par intervention directe ou en sous-main, de la rivalité sur le terrain entre les pays industrialisés, et notamment entre les États-Unis et la France.
Ainsi, au Soudan, la France "démocratique" arme et finance la dictature fondamentaliste installée à Khartoum, alors que les États-Unis appuient les milices toutes aussi meurtrières du sud du pays, l’enjeu étant le contrôle et l’exploitation des gisements pétroliers situés dans la région centrale. En Algérie, suivant un schéma comparable, la CIA a fourni bon nombre des "cadres" des organisations intégristes. Dans les années 90, le FIS avait tout loisir d’organiser des conférences et collecter des fonds aux États-Unis et en Grande-Bretagne. En retour, le FIS s’est engagé à transférer, dès son arrivée au pouvoir, les contrats pétroliers aux compagnies américaines, au détriment des exploitants français. La France, quant à elle, a fourni l’essentiel de l’impressionnant arsenal répressif de la dictature algérienne, arsenal qui vise à défendre les privilèges et le pouvoir de la caste parasitaire au pouvoir contre toute tentative de "déstabilisation" - surtout celle venant du peuple algérien.
En 1994, les accords signés avec le FMI, venu "aider" l’Algérie en lui pressant un couteau sous la gorge, ont marqué une accélération de la mise à sac du pays au profit des banques et des multinationales étrangères. L’endettement de l’Algérie dépasse 30 milliards de dollars. Les revenus en exportation proviennent à hauteur de 95% des hydrocarbures. Au lieu d’être utilisées rationnellement pour développer l’ensemble de l’infrastructure économique et répondre aux besoins les plus élémentaires de la population, ces immenses ressources sont soit mises à contribution pour financer l’appareil répressif, rempart ultime du régime, soit détournées dans les "affaires" des escrocs en uniforme qui dirigent l’État. Qu’une partie non négligeable des richesses créées par le travail du peuple algérien se trouve dans des comptes en Suisse, en France ou aux États-Unis, ne devrait être un secret pour personne. Sous la pression du FMI, un vaste programme de privatisations a été mis en œuvre en Algérie, avec des conséquences particulièrement graves pour l’emploi et les conditions de travail. Les unes après les autres, les différentes branches du secteur public ont été bradées au profit d’acquéreurs, le plus souvent étrangers, qui n’oublient pas d’arroser au passage les "décideurs" politiques.
Alors qu’une minorité s’enrichit, la vaste majorité des Algériens sombrent progressivement dans la misère et la précarité. La population urbaine représente 53% de la population totale. Chaque année, quelque 170000 personnes en provenance des régions rurales viennent gonfler la masse des "déshérités" des zones urbaines. Le taux de chômage le plus souvent cité tourne autour de 30% de la population active. La réalité pourrait être plus grave encore. 70% de la population a moins de 30 ans. La majorité d’entre eux ne trouve pas de travail à la fin de ses études. Quarante ans après l’indépendance, le taux d’analphabétisme est officiellement de 26%. Un enfant sur trois ne finit même pas la période scolaire obligatoire. Il n’y a qu’un médecin pour 1000 habitants, un dentiste pour 3600 habitants, et un pharmacien pour 7400 habitants. Les hôpitaux, les écoles et toute l’infrastructure sociale connaît une grande pénurie de moyens techniques et logistiques. Des médicaments manquent, et les soins font l’objet, depuis 1997, d’une surtaxe de 14%. De nombreuses maladies et épidémies associées à la misère et à de mauvaises conditions sanitaires, comme la tuberculose, le typhus et le choléra, reprennent du terrain. Des fléaux sociaux tels que la toxicomanie, la prostitution et la criminalité se développent.
A la débâcle sociale et économique s’ajoute le comportement d’un régime ultra-réactionnaire. Les militaires se sont comportés comme un homme qui arrose un terrain de peur qu’il ne prenne feu. Avec les dispositions rétrogrades et oppressives du Code de la famille, adopté en 1984, il a cherché à entraver la participation des femmes à la vie sociale et politique par des restrictions, des interdictions et des obligations discriminatoires. Les chefs militaires ont vu à juste titre dans les femmes une force potentiellement révolutionnaire qu’il fallait étouffer avant qu’il ne soit trop tard.
De même, animé par la crainte de la jeunesse amazighe, les régions amazighophones ont fait l’objet d’un quadrillage policier renforcé, surtout depuis le mouvement du printemps 1980. Ces régions souffrent de l’appauvrissement économique et du chômage massif que connaît l’ensemble du pays. La tentative, de la part de la presse algérienne et française de présenter le mouvement comme un phénomène uniquement "kabyle" est proprement scandaleux et vise à "diviser pour mieux régner". Les revendications ont avant tout un caractère social et politique.
Certes, la question linguistique fait partie des préoccupations des amazighophones. La loi du 5 juillet 1998, sous prétexte de lutter contre l’utilisation excessive de la langue française, stipule l’obligation d’utiliser la langue arabe pour toutes les démarches administratives, dans les entreprises, dans les associations et à l’école. Chez les amazighophones, cette loi ne pouvait être ressentie que comme ce qu’elle était, à savoir une provocation flagrante à l’égard des communautés amazighes, portant directement atteinte à leur langue. Or, du point de vue du peuple, quelle est la justification ou le besoin d’une quelconque "langue officielle" ? Toute personne algérienne, qu’elle soit amazighophone ou arabophone, devrait avoir le droit de recevoir son éducation ou de faire ses démarches administratives dans la langue de son choix. Aucune langue ne doit être imposée par la loi. Aucune langue ne doit bénéficier d’une priorité administrative sur une autre. L’usage d’une langue donnée doit relever d’un choix libre et individuel. Tel est le programme que doit défendre le mouvement social en Algérie.
Depuis le 18 avril dernier, date à laquelle l’assassinat d’un lycéen à Beni Douala a provoqué l’explosion révolutionnaire, après une tentative aussi vaine que meurtrière de noyer le mouvement dans le sang, le régime a été jeté sur la défensive. La répression, plutôt que d’intimider la jeunesse, l’a chauffée à blanc. Aucun parti, aucune organisation n’a pu "encadrer" ce soulèvement. Les jeunes ont spontanément fourni leurs propres dirigeants, forgés et éprouvés dans le feu de l’action. Le FFS et le RCD, qui font mine, du moins à l’étranger, de figurer parmi les acteurs de la révolte, n’ont en réalité joué aucun rôle significatif. Ces deux partis ont bien au contraire leur part de responsabilité dans le marasme économique et social algérien. Sous couvert d’une politique dite "d’ouverture et de démocratie" ils ont appuyé les privatisations et le démantèlement des services publics. Rien dans leur programme ne va au-delà d’une bien timide négociation avec les despotes militaires au pouvoir. Le RCD était jusqu’à récemment au gouvernement, en pleine collaboration avec l’ennemi. Quant à Aït Ahmed et les dirigeants du FFS, ils n’ont de socialiste que le nom. Ils se proclament en faveur d’une "économie mixte", cet euphémisme pour "capitalisme", qui revient dans la pratique à promouvoir l’installation à un degré sans précédant des multinationales européennes et américaines dans tous les secteurs de l’économie. Du temps de Zéroual, le FFS prônait la "réconciliation" entre le peuple et le régime, ainsi qu’un "dialogue" avec les intégristes.
En France comme en Algérie, bon nombre d’intellectuels algériens ont pris l’habitude d’observer les événements qui se déroulent dans leur pays, de hausser leurs épaules et de déclarer finalement que, malheureusement, "il n’y pas d’alternative". Ceci est faux. L’alternative, ou, pour parler plus précisément, le programme de la révolution, est implicite, et même, pour ceux qui ouvrent bien leurs yeux, explicite dans la réalité concrète que vit l’Algérie à l’heure actuelle. Au fond, le pouvoir consiste en deux choses : le monopole des armes et le contrôle de l’économie. Les prémisses essentielles du programme nécessaire à la réussite du mouvement actuel, qui ne font que résumer les tâches concrètes qui se posent à lui, découlent de ce constat. Pour en finir avec l’oppression en Algérie, ses ressources économiques et ses moyens productifs les plus importants doivent être placés sous le contrôle des travailleurs et de la jeunesse. La réalisation cet objectif va de pair avec la nécessité de soustraire les forces armées à l’autorité de la clique corrompue qui les dirigent actuellement. Ce qui manque, en effet, c’est l’existence d’une organisation conséquente capable d’unir le mouvement social autour de ce programme. C’est précisément cette carence qui confèrera au processus révolutionnaire en cours un caractère particulièrement convulsif, pénible, inégal, marqué de toutes sortes d’égarements et échecs épisodiques, jusqu’à ce que cette organisation finisse par émerger sur la base de l’expérience acquise au cours de la lutte.
L’expérience récente nous a montré que Boutéflika et les généraux ne reculeront devant rien pour sauvegarder leur pouvoir. Le régime dispose, en effet, d’importants effectifs militaires. Cependant, paradoxalement, c’est justement là son talon d’Achille. Parmi les soldats et les policiers de base, un nombre très important - et sans doute la majorité - éprouvent de la sympathie pour le mouvement de la jeunesse algérienne. S’ils portent l’uniforme, c’est aussi pour échapper à la précarité et au chômage. Beaucoup d’entre eux, pour ne pas dire presque tous, ont dans leur famille des gens qui souffrent, à un degré ou à un autre, de la faillite économique et sociale du pays. La décadence et la corruption du régime ont porté un coup sérieux au moral des soldats, et même de bon nombre d’officiers, qui n’ont que du mépris pour les "profiteurs" de l’État-major. Il y a là une réserve de soutien et d’aide décisive que ceux qui veulent sérieusement en finir avec la dictature ne sauraient négliger.
Le soldat a son sens de la discipline, sa crainte de la hiérarchie, ses habitudes et sa "routine" psychologique. Mais il a aussi son jugement. Lorsque la manifestation est terminée, lorsque la foule, aussi immense soit-elle, est rentrée dans ses foyers, le militaire doit rendre compte de ses actes devant ses supérieurs. Tout acte de fraternisation ou de désobéissance est sévèrement puni. Une armée ne "craque" pas facilement. Pour cela, il est nécessaire que le soldat soit convaincu que ce mouvement, à la différence de tous ceux qui l’ont précédé, est tellement important, tellement puissant, tellement sûr d’aller jusqu’au bout, qu’il n’aura pas à faire face à sa hiérarchie le lendemain. Une fois que le mouvement atteint une ampleur susceptible de la mettre en pratique, seule une politique audacieuse de révolution sociale, en rupture complète avec le régime actuel, habillement et fraternellement expliquée, peut ouvrir la possibilité de faire basculer la base de l’armée. A défaut de ce ralliement, le renversement du régime s’avérera impossible, et les éléments "modérés" qui, leurs plaidoyers et pétitions à la main, veulent limiter les objectifs du mouvement sous prétexte de ne pas "provoquer" le régime, ne font, consciemment ou inconsciemment, que renforcer l’assise fondamentale de son pouvoir, à savoir son emprise sur les forces armées.
A vrai dire, en dehors de la question du programme du mouvement, si l’armée n’a pas encore été sérieusement secouée par des désordres internes, cela tient aussi et surtout au fait que, à ce stade, les bataillons décisifs de la révolution qui approche ne se sont pas encore lancés dans la lutte. Les étudiants et les jeunes n’ont pas les moyens, à eux seuls, de porter atteinte aux fondements même de l’ordre établi en Algérie. Par contre, les travailleurs, en raison de leur fonction économique, disposent d’un pouvoir potentiel colossal. La grève des travailleurs du secteur pétrolier du 28 mars 2001 a été largement soutenue dans d’autres secteurs, notamment dans la métallurgie. Ce développement indique ce qui se produira prochainement à une plus grande échelle. Seuls les travailleurs algériens, dans le secteur pétrolier, dans l’industrie, dans les communications et les transports, entre autres, peuvent y parvenir. Ce n’est qu’à partir du moment où les salariés s’engageront massivement dans la contestation sociale que la dictature sera réellement en danger. Cet engagement se produira tôt ou tard, mais viendra d’autant plus vite que les jeunes solliciteront directement leur aide dans la lutte contre le régime.
La direction de l’UGTA, pourrie par des décennies de collusion avec le régime, craint par-dessus de tout une telle perspective. Une grève générale en Algérie poserait directement la question du pouvoir. Si les travailleurs bloquaient les rouages de l’industrie et de toute la vie économique du pays, ils se trouveraient, par la logique même des événements, en train d’assumer directement le contrôle et la direction des affaires, car rien ne pourrait se produire ni se déplacer sans leur assentiment. Ce serait une situation classique de "double pouvoir", dans laquelle l’ancien État se trouverait, pour ainsi dire, suspendu en l’air, pratiquement dépourvu de moyens d’action, cependant que, en dessous de lui, prendraient forme les contours d’un nouvel État, reposant sur la mobilisation des travailleurs et de la jeunesse. A ce stade, le renversement du régime et la mise en place d’un régime socialiste se poserait comme une tâche pratique immédiate. Pour se garantir la maîtrise des grands moyens de production et d’échange, le nouveau pouvoir devrait procéder à la socialisation de ceux-ci, non pas à la manière des anciennes nationalisations, mais sous le contrôle et la gestion démocratique des travailleurs eux-mêmes, en concertation avec les représentants directs du peuple, élus, révocables, et dépourvus de tout privilège personnel. Ce serait alors l’avènement d’une société socialiste et démocratique en Algérie.
Pour l’heure, le mouvement suivra son cours, passant, comme nous l’avons dit, par des périodes de flux et de reflux. Si les travailleurs n’entrent pas massivement en scène dans les semaines à venir, il se peut que la mobilisation de la jeunesse s’épuise et marque le pas temporairement. Quoiqu’il en soit, le régime se trouve dans une situation extrêmement difficile. Jeté sur la défensive par le mouvement, il n’est parvenu, au bout de la première phase de son épreuve de force avec la population, qu’à tirer un trait de sang entre elle et lui. Boutéflika et la caste parasitaire qui l’entoure en sortent affaiblis et divisés au sujet la ligne de conduite à adopter. L’Algérie se trouve ainsi dans une situation très particulière. D’une part, le régime, faute de réserves sociales, et doutant de la fiabilité des forces armées, n’est pas en mesure de porter un coup décisif au mouvement qui le menace. D’autre part, le mouvement lui-même, de par son ampleur trop restreinte, et notamment du fait que le salariat algérien n’est pas encore entré massivement en action, ne peut non plus porter un coup mortel à son adversaire. La perspective qui en résulte pour les mois à venir est celle d’une grande instabilité sociale et politique, les deux camps se tenant mutuellement en échec - et ce sur fond de dégradation continue des conditions sociales et économiques.
L’avantage de cette situation est qu’elle donne du temps - chose précieuse, dans une telle lutte - pour jeter les bases d’une organisation porteuse d’une démarche authentiquement révolutionnaire. Sur la base du programme dont les grandes lignes ont été ébauchées ici, il sera possible, au cours des grands événements qui s’annoncent en Algérie, et surtout dès lors que les salariés interviendront dans le processus, d’en finir une fois pour toutes avec la clique réactionnaire qui détient le pouvoir, et d’ouvrir à l’Algérie un avenir digne de sa jeunesse, digne de son peuple. Une Algérie socialiste ne resterait pas isolée. Le capitalisme enfonce chaque jour un peu plus tous les peuples du Maghreb dans une misère insupportable. Dans ce contexte particulièrement explosif, la victoire du socialisme en Algérie sonnerait le glas pour tous les régimes despotiques dans les pays voisins et au-delà.