Cet article date du 23 avril 2007
Au cours de ces trois dernières années, l’Egypte a connu une puissante vague de grèves, visant principalement à lutter contre la privatisation, par le gouvernement Moubarak, de plusieurs compagnies d’Etat. Toutes ces grèves sont « illégales ». Fin 2004, elles ont d’abord affecté le secteur textile, puis se sont étendues à d’autres industries, les salariés ayant été encouragés par le fait que la plupart de ces grèves se soldent par des victoires. Elles sont souvent accompagnées d’occupations. Depuis la fin de l’année 2006, cette vague de grèves a atteint un niveau particulièrement élevé.
Comme à son habitude, le gouvernement tente de trouver un bouc-émissaire. Dans un certain nombre de villes, il a pris des mesures contre le Centre de Services pour les Syndicats et les Ouvriers (CTUWS). Le CTUWS est une structure indépendante du gouvernement, qui défend les travailleurs et les informe de leurs droits.
Un article publié dans Al-Ahram, un hebdomadaire anglophone publié en Egypte, prétend qu’un « complot communiste » est derrière ce mouvement. Les bureaucrates du gouvernement, la police et les tortionnaires des services secrets souscrivent tous à cette théorie du complot. Ils accusent également les Islamistes. Pour eux, il n’est pas imaginable que des ouvriers puissent avoir d’authentiques revendications, et que la dégradation de leurs conditions de vie les pousse à se mobiliser. Il doit forcément y avoir un conspirateur secret, un agitateur communiste ou islamiste derrière tout cela !
Cependant, pour quiconque regarde les choses en face, les racines du mouvement actuel sont évidentes. La majeure partie de l’industrie égyptienne avait été nationalisée par Nasser, dans les années 60. Mais au cours des années 90, le gouvernement Moubarak, suivant les « conseils » du FMI, a mis en œuvre un programme de privatisation massive de l’industrie égyptienne. Depuis 1999, plus de 100 entreprises publiques ont été vendues. L’un des secteurs les plus touchés fut l’industrie textile : le secteur privé contrôle 58 % du filage du coton, contre 8 % avant les privatisations. Récemment, le gouvernement a lancé une deuxième vague de privatisations, qui fut la cause directe de l’actuel mouvement de grèves. Les ouvriers craignent de perdre leur statut de travailleurs du secteur public, avec les avantages et la sécurité d’emploi qui y sont associés.
Le site internet du Middle East Report Online (MERIP) a publié un compte-rendu très intéressant d’une grève qui a éclaté, en décembre 2006, dans une importante entreprise textile, à Mahallah Al-Kubra, dans le delta du Nil.
La grève a commencé lorsque les 24 000 ouvriers ont appris qu’une prime, qui leur avait été promise par le gouvernement, ne leur serait finalement pas payée. La grève a duré quatre jours et fut accompagnée d’une occupation de l’usine. Quand la police est intervenue, le deuxième jour du mouvement, les ouvriers en appelèrent à la solidarité des autres ouvriers et de la population de la localité. En réponse, 20 000 personnes encerclèrent l’entreprise pour défendre les grévistes. La police a du battre en retraite, et les grévistes l’emportèrent.
Il est intéressant de noter le rôle crucial qu’ont joué les femmes, dans cette grève. De fait, elles ont été encore plus militantes que les hommes. La grève a commencé lorsque 3000 ouvrières ont quitté leur poste et parcouru l’usine en chantant : « Où sont les hommes ? Voici les femmes ! » Un témoin relate : « les femmes étaient encore plus déterminées que les hommes. Elles ont été l’objet d’intimidations et de menaces, mais elles ont tenu bon. »
Lorsqu’un mouvement mobilise les couches les plus opprimées – et habituellement les plus passives –, c’est un indice clair de sa profondeur et de son caractère potentiellement révolutionnaire. La victoire des grévistes de Mahallah a encouragé d’autres ouvriers à passer à l’action. Dans les mois qui ont suivi, des dizaines de milliers d’ouvriers du textile se sont mobilisés, dans le delta du Nil et à Alexandrie.
Cette magnifique grève eut également des répercussions dans d’autres secteurs industriels que le textile, malgré l’absence d’une véritable coordination. En décembre, les travailleurs de cimenteries, à Helwan et Tura, se mirent en grève, de même que les salariés de l’industrie automobile, à Mahallah. En janvier, ce fut le tour des cheminots, qui bloquèrent le train de première classe reliant le Caire à Alexandrie, et furent spontanément soutenus par les conducteurs du métro du Caire. Les grévistes expliquèrent qu’ils avaient été encouragés par la victoire des travailleurs de Mahallah. Des « grèves sauvages » ont également éclaté chez les éboueurs, les conducteurs de minibus et de camions, ainsi que dans d’autres secteurs de la fonction publique.
Les grévistes ont protesté contre l’accusation du gouvernement selon laquelle les islamistes étaient derrière leur mouvement. Les ouvriers d’une usine, à Kafr EL-Dawwar, « ont énergiquement nié toute implication des Frères Musulmans », selon le compte-rendu du MERIP.
Mais l’une des caractéristiques les plus intéressantes de ces mouvements réside dans le fait que les ouvriers se rendent compte qu’ils ne luttent pas seulement pour des revendications immédiates, mais aussi, plus généralement, contre la politique du gouvernement. C’est probablement pour cette raison que, dans plusieurs endroits – y compris à Mahallah –, les travailleurs s’efforcent de construire leurs propres organisations indépendantes, défiant les « syndicats » affiliés à l’Etat.
Le MERIP rapporte : « Il y a des signes clairs indiquant que les militants ouvriers du textile travaillent à l’élaboration d’un système de coordination nationale de leurs luttes. Un mois après la victoire de la grève à Kafr Al-Dawwar, un texte signé par les Ouvriers de Kafr Al-Dawwar pour un Changement a été distribué, dans l’usine, et en appelait à " l’extension de la collaboration entre les ouvriers des entreprises qui ont fait grève, de façon à créer des liens de solidarité et de partager notre expérience " ».
Voilà ce qui inquiète le plus le gouvernement. C’est pour cela que, tout en faisant des concessions aux revendications des grévistes, il s’attaque à toute organisation susceptible de faciliter la coordination de l’action des travailleurs. Les bureaux du CTUWS, à Najaa Hamadi et Mahalah, ont été fermés, et la police a arrêté des militants ouvriers dans tout le pays.
L’image générale qui émerge de ces conflits est celle d’une classe ouvrière en plein essor, qui gagne en confiance et commence à tirer de sérieuses conclusions politiques. Selon Saber Barakat, du Comité de Coordination des Ouvriers, « l’Egypte est au seuil d’une situation révolutionnaire. Le régime est affaibli. Moubarak est occupé à organiser sa succession au profit de son fils, Gamal, mais pour la première fois depuis longtemps, nous pouvons dire avec confiance qu’une révolution ouvrière pointe à l’horizon. »