Dans l’interview publiée dans La Riposte, Bachir Ben Barka, le fils de Mehdi Ben Barka, le fondateur du parti socialiste marocain (USFP), assassiné en 1965, explique la lutte longue et ardue menée par sa famille pour obtenir l’accès aux dossiers des services secrets français. Vers la fin de l’entretien, Bachir évoque la possibilité d’une ouverture prochaine de ces dossiers par le gouvernement Jospin. Cependant, alors que certains dossiers ont effectivement été déclassifiés, les renseignements pouvant dévoiler qui a tué Ben Barka, aux ordres de qui et dans quelles circonstances, ou encore le lieu où se trouve son corps, ont été, une fois de plus, refusés à la famille sous le prétexte du "secret-défense".
Ceci montre la complicité continue entre le gouvernement en France et le régime marocain. Des tueurs à gage à la solde de l’État français, ou alors des services secrets marocains, bénéficient encore de la protection de l’État français. Ce nouveau refus montre également la réalité de la soi-disant "démocratisation" annoncée au Maroc par le régime en place. Jusqu’à ce jour, des centaines de mères marocaines cherchent à savoir ce que sont devenus leurs fils, leurs filles et leurs maris, arrêtés par le régime de Hassan II. Sont-ils encore vivants, et sinon, où sont leurs corps ?
Le lancement d’une campagne internationale pour l’ouverture de tous les dossiers sur l’Affaire ben Barka et pour la publication de toutes les informations concernant ceux qui ont été torturés et tués sous Hassan II a lieu dans un contexte de profonde crise sociale, économique et politique, au Maroc.
Le roi Hassan II est décédé en juillet 1999. L’héritage de ce régime, c’est une très forte concentration de richesses entre les mains d’une minorité quasi mafieuse, une économie nationale largement sous le contrôle du capitalisme français et espagnol, cependant que l’Allemagne et les États-Unis s’en accaparent un part toujours plus importante. En même temps, la vaste majorité des marocains vit dans la pauvreté. Des investissements étrangers affluent dans le pays, profitant de la main d’œuvre bon marché et des lois répressives. Au mois de juillet dernier, le groupe espagnol Telefonica a payé 1,1 milliards de dollars pour une nouvelle licence d’exploitation du réseau des téléphones mobiles. Une concurrence féroce se développe entre les différents holding internationaux pour s’arracher les entreprises publiques que le gouvernement est en train de privatiser. Celles-ci incluent la compagnie aérienne nationale, Royal Air Maroc, 40% des télécommunications, ainsi que des ressources en eau et en électricité.
Plus de la moitié des 27 millions de marocains vit en milieu rural. Dans les villes, à côté de la population travailleuse, s’accumule une masse grandissante de gens paupérisés et désespérés, qui sont venus des campagnes pour échapper à la malnutrition et au désœuvrement, mais qui se trouvent désormais entassés dans les ruines et la saleté des quartiers pauvres. Même selon les chiffres officiels, lesquels doivent certainement sous-estimer la gravité de la situation, plus de quatre millions de personnes vivent avec moins d’un dollar par jour. Plus de 50% de la population est analphabète. Ce chiffre englobe 68% des femmes. Ce taux est plus grave que celui de l’Inde. Il y a plus de femmes qui meurent en accouchement au Maroc que dans tous les autres pays de l’Afrique du nord. Dans les villes, la période de scolarisation ne dépasse pas les six ans en moyenne. Si les écoles sont officiellement ouvertes à tous, la scolarisation n’est pas obligatoire et beaucoup de familles, par ignorance ou sous la pression de la misère, préfèrent envoyer leurs enfants mendier ou travailler dans des conditions souvent proches de l’esclavage.
Le nouveau roi, Mohamed VI, a maintes fois souligné la nécessité de rompre avec les méthodes de son père, se donnant le titre de "roi des pauvres". En fait, avant sa mort, Hassan II avait lui aussi tenté de "libéraliser" le régime, acculé à la conclusion qu’il était devenu impossible de continuer avec ses méthodes dictatoriales. Hassan II a condamné d’innombrables jeunes, des militants issus des milieux populaires ou des intellectuels démocrates à la torture et à la mort, souvent sans même les faire comparaître en justice. Il aurait personnellement assisté au supplice de certains de ses adversaires. Et pourtant, dans les années précédant sa mort, ce même individu, dont une partie de la fortune personnelle venait du trafic de la drogue, a créé une "Fondation Hassan II des Droits de l’Homme", manigancé un gouvernement "socialiste" minoritaire, amnistié certains prisonniers et exilés politiques, et commençait à évoquer la nécessité de lutter contre la corruption et les inégalités sociales.
Si la monarchie avait tenté de maintenir le régime dictatorial du passé, cela aurait débouché à terme sur une explosion révolutionnaire. Ceci explique pourquoi Hassan II en son temps et maintenant Mohamed VI ont essayé de stabiliser leur pouvoir en changeant de stratégie. Cependant, en faisant cela, au lieu de la transition maîtrisée et sciemment dosée vers un régime plus "démocratique" qu’ils espéraient accomplir, ils ont ouvert des vannes lâchant une vague colossale de contestation sociale, de grèves et de manifestations, accompagnée de la création de centaines d’associations militantes contre les divers aspects de l’oppression et de la dégradation sociale, que ce soit les lois réactionnaires dirigées contre les femmes, la maltraitance et l’exploitation des enfants, le racket, la corruption ou la brutalité policière.
A la suite d’un discours dans lequel le jeune roi a laissé entendre qu’il lirait des lettres évoquant les injustices subies par ses sujets, des foules immenses assistaient à ses apparitions publiques, rappelant les cahiers de doléances qui annonçaient la révolution françaises, ou les humbles pétitions présentées au Czar Nicolas II à l’aube de la révolution de 1905, avec des milliers de petits messages passés de main en main par dessus des têtes jusqu’aux intendants du roi, lui implorant d’intervenir pour empêcher la mort d’un enfant malade, pour libérer un proche incarcéré, pour fournir un abri à telle famille misérable et pour régler toutes sortes d’injustices. Sous la pression de l’opinion publique, le ministre de l’Intérieur, Driss Basri, associé à la répression sous Hassan II, a été renvoyé. Mais la répression se poursuit tout de même. Une série de grèves dans les services publics en décembre dernier ont été réprimées violemment.
Derrière les discours officiels sur le thème de la "réforme", la condition du plus grand nombre se dégrade. En 1999, le PIB a chuté de 1,75%. Lors d’une conférence récente sur le Maroc à Toulouse en France, un spécialiste a prévenu qu’en l’an 2010, suivant les tendances actuelles, 75% des diplômés au Maroc seront au chômage. Dores et déjà, des milliers de professeurs et de professionnels qualifiés ne gagnent leur vie qu’en acceptant des emplois bien en-dessous de leur niveau d’études. Dans ce contexte, quel espoir pour la majorité non diplômée des Marocains ?
Les dirigeants "socialistes" au gouvernement ont complètement capitulé face au régime, acceptant de servir de façade hypocrite derrière laquelle les rouages de l’ancien régime despotique continuent de tourner comme avant. Tout en prétendant appliquer des réformes ou, tout au moins, réfléchir à propos des réformes "prioritaires" futures, la mission principale de ces serviteurs loyaux de Sa Majesté est de servir d’alibi au maintien du régime en place. Les espoirs investis dans l’administration nouvelle se sont dissipés. Une tentative de revenir à la dictature ouverte mènerait, dans les circonstances actuelles, à une insurrection, et pourtant la promesse de réformes s’est avérée une mascarade honteuse. Le 12 février dernier, deux manifestations ont eu lieu, lesquelles exprimaient le caractère explosif de la situation actuelle. A Rabat, environ 150 000 manifestants ont défilé, insistant sur la nécessité de mesures concrètes et immédiates pour combattre le chômage, améliorer le système éducatif et atténuer la misère. A la tête de cette manifestation se trouvaient des dirigeants socialistes, ou "modernistes" comme ils se plaisent à se faire appeler de nos jours, d’un air plutôt inquiet, conscients sans doute d’être assis sur un volcan. A la même heure, à Casablanca, plus d’un million de manifestants ont répondu à l’appel des partis et groupements islamistes. Ceci constitue un avertissement sérieux quant aux conséquences de la faillite politique de la direction de la gauche, laquelle, tout en bloquant la voie vers des solutions socialistes, repousse les éléments les plus désespérés de la population dans les bras de démagogues fondamentalistes, qui exploitent de manière habile la doctrine religieuse au profit de leur propres fins réactionnaires.
Quelles que soient les perspectives immédiates, il est parfaitement évident que la situation actuelle ne peut pas se maintenir encore longtemps. Le Maroc est arrivé à un moment critique de son histoire. D’où la nécessité urgente de développer les idées du socialisme authentique et un programme combatif pour la défense des services publics, la mise en place d’équipements éducatifs et sanitaires en milieux rural et urbain, la construction de logements corrects, la provision d’un système de protection sociale et des emplois pour faire reculer la pauvreté, et mettre fin à toute discrimination contre le peuple Berbère. Ces tâches nécessitent de porter un coup décisif à la fois contre les grands groupes industriels et financiers d’origine étrangère et contre la classe dirigeante marocaine et son représentant couronné. Le Maroc est, potentiellement, un pays riche. Un Maroc socialiste, fondé sur la propriété publique des piliers principaux de l’économie et une planification rationnelle et démocratique de la production nationale, un Maroc qui tendrait la main aux mouvements sociaux à l’échelle internationale dans une lutte commune pour éliminer le capitalisme, pourrait enfin mettre un terme à toutes ces souffrances et garantir une vie digne et porteuse d’avenir pour le peuple tout entier.
- Hommes grenouilles à la recherche du corps de Mehdi Ben Barka dans l’étang de Ballancourt, 1967.