Nous avons récemment publié un article de notre camarade Jorge Martin intitulé : Où va Cuba ? Vers le capitalisme ou vers le socialisme ? Jorge y analyse les dangers inhérents aux récentes mesures économiques annoncées par le gouvernement cubain. Françoise Lopez, présidente de Cuba Si France – Provence, a rédigé une réponse critique intitulée :Où va Cuba ? Sûrement pas où on nous dit... Nous le publions ci-dessous, suivi par la réponse de Jorge.
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Où va Cuba ? Sûrement pas où on nous dit...
L’annonce par la CTC de la réduction de 500 000 emplois dans le secteur public et de l’augmentation des autorisations de travailler à son compte fait couler beaucoup d’encre et encore plus de salive. Peu des interprétations qui sont données de cette information sont correctes à la fois parce que les précisions manquent encore pour appréhender réellement tous les aspects de ce changement et parce que les médias impérialistes qui diffusent l’information dans nos pays n’ont aucun intérêt à ce que ces mesures soient bien comprises. Après 50 ans de résistance héroïque au blocus, après avoir surmonté la Période Spéciale, affronté la crise économique qui touche aujourd’hui tous les pays du monde, Cuba entrant dans le capitalisme, quelle aubaine pour eux... Quelle meilleure preuve qu’une société socialiste ne peut survivre sans qu’un puissant pays lui fournisse de quoi se nourrir ?
Mais de quoi s’agit-il en réalité ? Les Cubains le répètent jusqu’à plus soif sans pourtant être entendus : il ne s’agit aucunement d’entrer dans le capitalisme mais de sauver le socialisme mis en danger par la crise mondiale et les attaques de toutes sortes dont Cuba est sans cesse l’objet.
Les postes qui vont être supprimés sont des postes excédentaires, qui ne sont d’aucune utilité au pays, et autant de postes vont être créés dans des domaines où la main-d’œuvre est déficitaire et où les besoins sont grands. Depuis plusieurs années, les autorisations pour travailler à son compte étaient bloquées et certains le faisaient pourtant de manière illégale. Il s’agit de légaliser ces activités qui creusaient l’écart entre les Cubains, certains ayant des revenus non déclarés. Les revenus du travail à son compte seront soumis à l’impôt et ces activités constitueront donc une source de revenus pour l’Etat, tout en permettant à ceux qui les pratiquent de vivre mieux. Les règles vont être assouplies, par exemple quelqu’un qui travaillera à son compte pourra engager du personnel sans que celui-ci fasse, comme auparavant, partie de sa propre famille mais bien que plus souples ces règles existeront bien et devront être respectées.
Aux travailleurs qui seront « mis en disponibilité » par la suppression de leur poste, trois propositions devront être faites. S’il refuse ces trois propositions, il devra se trouver lui-même un travail mais même si au bout d’un mois, il ne touchera plus la totalité de son salaire, en aucun cas il ne perdra ses droits sociaux.
Parallèlement à ces mesures, on parle beaucoup de la suppression prochaine de la fameuse « libreta » ou carnet d’approvisionnement en produits subventionnés par l’Etat. Là aussi, il faut savoir de quoi on parle. Ce dispositif a permis au peuple cubain de manger à sa faim même pendant la Période Spéciale, à une époque où tout le peuple connaissait les mêmes difficultés. A l’heure actuelle, où certains Cubains, par exemple ceux qui travaillent dans le tourisme, ont des revenus tout à fait suffisants pour subvenir eux-mêmes à leurs besoins alimentaires, ce qu’il est question de faire, c’est, non pas de supprimer la « libreta » mais de la réserver à ceux qui en ont réellement besoin : « subventionner la personne et non plus les produits » comme disent les Cubains. C’est une autre façon de réaliser l’égalité entre les citoyens, les conditions de vie dans l’Ile ayant changé.
Il est également question de supprimer cette double monnaie que les conditions extrêmes de la Période Spéciale avaient rendu nécessaire mais qui a eu pour effet secondaire de creuser l’écart entre les citoyens. Le but que s’est fixé le gouvernement cubain est de supprimer le peso convertible en augmentant la valeur du peso cubain, ce qui ne se fera pas en un jour ni sans améliorer la production nationale ni réduire les importations. Nous sommes au début du processus, ses modalités vont être discutées dans les multiples réunions que les Cubains savent tenir lorsqu’il s’agit de prendre une décision qui engagera leur avenir. Attendons la suite des événements et faisons confiance au peuple cubain qui tient trop aux acquis de sa Révolution pour les mettre en danger inconsidérément.
Une dernière chose à relever sur ce sujet : ceux qui glosent sur les conséquences d’une telle réforme, affirment que Cuba va devenir capitaliste en profitent aussi, au détour d’une idée, pour attaquer les membres du gouvernement cubain qu’ils qualifient de « corrompus » sans d’ailleurs en apporter aucune preuve et expliquer que la dictature en place à Cuba ne permet pas le développement normal d’une économie saine. Nous citerons seulement un passage du texte de Jorge Martin : « Il faut en revenir aux règles simples de la démocratie soviétique que Lénine défendait dans L’Etat et la révolution : tous les officiels doivent être élus et révocables ; aucun officiel ne doit être mieux rémunéré qu’un travailleur qualifié [...] » Eh bien, Monsieur Martin, relisez donc la Constitution de la République de Cuba et les textes de lois concernant les élections dans le pays : tout élu est, justement, révocable à tout instant par ceux qui l’ont élu à qui il doit rendre des comptes régulièrement sur les actions qu’il engage, aucun élu ne touche de salaire spécifique à sa charge élective mais tous continuent à occuper le poste qu’ils occupaient avant d’être élus et à toucher le salaire correspondant à ce poste : un éboueur élu député continue à vider les poubelles de ses concitoyens et touche son salaire d’éboueur... Quant à la corruption qui régnerait dans le gouvernement cubain et dans la société cubaine, laissez-moi rire, quand on voit ce qui se passe dans la plupart des pays du monde, y compris en France, ce ne peut être que de la broutille. Pour autant, effectivement, Fidel a dénoncé ce problème dans son discours à l’Université le 17 novembre 2005 et certaines des mesures qui vont être prises sont destinées, précisément, à éradiquer ce problème pour que Cuba reste un pays unique au monde...
Françoise Lopez (Cuba Si Provence), le 27 novembre 2010
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Réponse de Jorge Martin
Tout d’abord, je voudrais remercier la camarade Françoise Lopez pour ses remarques critiques sur mon article. A travers un débat franc et ouvert entre révolutionnaires, on peut parvenir à une meilleure compréhension de la réalité, ce qui nous permettra d’intervenir pour la transformer.
J’ai écrit cet article du point de vue d’un partisan et d’un ami de la révolution cubaine. Un ami n’est pas quelqu’un qui vous dit seulement des choses positives ; c’est aussi quelqu’un qui est capable de vous critiquer s’il pense – à tort ou à raison – que vous vous exposez à un danger. Par le passé, on a connu des « Amis de l’URSS » qui soutenaient aveuglément chacune des actions des dirigeants du Parti Communiste russe, jusqu’à ce qu’ils aient la surprise de voir ces mêmes dirigeants (Eltsine, Poutine, Tchernomyrdine, etc.) organiser la restauration du capitalisme, en Russie.
Il est exact que les médias capitalistes saisissent toutes les opportunités pour discréditer la révolution cubaine. Ils veulent détruire l’idée qu’une économie planifiée est supérieure à l’anarchie du marché capitaliste. Nous rejetons cette propagande. C’est précisément l’abolition du capitalisme, à Cuba, qui a permis au pays de parvenir à des indices de niveau de vie – santé, mortalité infantile, espérance de vie, éducation, etc. – qui ne sont pas seulement supérieurs au reste de l’Amérique latine, mais se comparent favorablement à ceux des grandes puissances capitalistes. Si les mécanismes du « marché » – c’est-à-dire, le capitalisme – sont restaurés à Cuba, toutes ces conquêtes sociales seront menacées.
Le document de discussion pour le prochain Congrès du Parti Communiste Cubain commence par réaffirmer la défense du socialisme. Il dit que « la planification – et non le marché – sera prépondérante ». Cependant, le document propose ensuite toute une série de mesures qui s’appuient sur les mécanismes du marché : les entreprises d’Etat seront jugées sur leur résultat, et celles qui font des pertes seront fermées ; les salaires des travailleurs des entreprises d’Etat seront liés aux résultats ; la politique des prix sera partiellement libéralisée ; des Zones de Développement Spécial seront ouvertes ; l’autonomie des entreprises d’Etat sera accrue et le travail salarié dans le secteur privé sera légalisé. A cela, il faut ajouter les mesures déjà mises en œuvre, comme le report de l’âge du départ à la retraite et l’élimination du plafond des bonus de productivité que les travailleurs peuvent percevoir. Selon nous, ces mesures sont dangereuses parce qu’elles augmenteront les inégalités et pousseront à la recherche de solutions individuelles – et non collectives – aux très graves problèmes que connaît l’économie cubaine.
Dans mon article, j’ai souligné que la bureaucratie et la corruption qui l’accompagne constituent des menaces sérieuses pour la révolution. Ce faisant, je n’ai rien dit de nouveau. Comme Françoise Lopez le mentionne, Fidel Castro lui-même l’a souligné lors de son discours de novembre 2005, à l’Université de La Havane. Il ajoutait que la révolution pouvait « s’auto-détruire » et que le danger principal ne consistait pas dans une intervention militaire étrangère, mais dans les erreurs commises à Cuba même. Ce problème ne prête pas à rire ; il doit être pris très au sérieux. Trois membres éminents du Bureau Politique viennent d’être limogés de leurs positions, dont deux étaient également ministres. L’an passé, il y a déjà eu les limogeages de Carlos Lage, qui était le Secrétaire du Comité Exécutif du Conseil des Ministres, et de Perez Roque, qui était ministre des Affaires Etrangères. Castro avait dénoncé leurs « ambitions » et leur « rôle indigne ».
Il y a une frustration générale, à Cuba, au sujet de la discussion ouverte par Raul Castro, en 2007, et qui a impliqué des centaines de milliers de personnes dans des réunions, à travers tout le pays. En effet, les nombreuses contributions écrites qui ont émergé de ces discussions ont été gardées secrètes, et la population a été tenue à l’écart des conclusions et des prises de décisions qui découlaient de ce grand débat. De même, alors que le Parti Communiste Cubain est censé tenir son Congrès tous les 5 ans, le prochain aura lieu en 2011, soit un délai de 14 ans depuis le Congrès de 1997. A l’époque de Lénine, le Parti Bolchevik tenait ses Congrès chaque année, y compris pendant la guerre civile. Françoise Lopez parle du mode d’élection de l’Assemblée Nationale cubaine. Mais il faut rappeler que cette Assemblée ne se réunit que deux fois par an, pendant quelques jours.
La camarade Lopez nous dit : « attendons la suite des événements et faisons confiance au peuple cubain qui tient trop aux acquis de sa Révolution pour les mettre en danger inconsidérément. » Nous avons pleinement confiance dans la capacité du peuple cubain à discuter et à décider de l’avenir de sa révolution. Cela dit, il y a à Cuba différentes opinions sur la voie à suivre. Des économistes occupant de hautes positions dans des institutions clés proposent une forme de « socialisme de marché » à la chinoise. Par exemple, lors de la visite de Hu Jintao à Cuba, en 2008, un article important de Granmaaffirmait que « la Chine continue de montrer la validité du socialisme. » L’article caractérisait la Chine comme un « pays socialiste ». Nous ne sommes pas d’accord avec cette idée.
Omar Everleny, co-dirigeant du Centre d’Etude de l’Economie Cubaine, pense que le Vietnam est un modèle à suivre. Voilà ce qu’il dit du rôle du marché dans l’économie :« L’Etat doit cesser de jouer un rôle d’administrateur général, au profit d’un rôle de régulateur général. » (Nueva Sociedad, Juillet 2008.) A l’inverse, le camarade Frank Josué Solar Cabrales, de Santiago de Cuba, affirme que « l’unique manière, pour une économie planifiée, d’augmenter la productivité de façon différente du capitalisme, c’est le contrôle ouvrier. » C’est aussi ce que nous pensons : sans la participation directe des travailleurs à la direction de l’économie et de l’administration d’Etat, une économie planifiée ne peut pas fonctionner correctement.
D’autres, comme Pedro Campos, proposent un modèle fondé sur les coopératives et l’auto-gestion des entreprises par les travailleurs – ce qui, selon nous, mènerait à la dissolution de la planification centralisée de l’économie. Nous y sommes donc opposés. Mais comme on le voit, il y a plusieurs opinions assez différentes, à Cuba, sur le meilleur moyen de défendre la révolution et d’avancer.
Comme marxistes et amis de la révolution cubaine, nous avons le droit – et le devoir – de donner notre opinion, dans ce débat. Les révolutionnaires cubains ont le droit d’écouter ce que nous avons à dire et d’en tenir compte – ou non. Pour notre part, nous continuerons notre travail pour défendre la révolution cubaine contre les impérialistes – mais aussi contre ceux qui, sous couvert de « socialisme de marché » ou de « modèle vietnamien », proposent d’ouvrir la voie à la restauration du capitalisme, quelles que soient leurs intentions par ailleurs. Je suis sûr que dans cette lutte, nous serons dans le même camp que la camarade Lopez, malgré les différences d’opinions que nous pouvons avoir, et dont nous devons débattre ouvertement.