Le 13 septembre dernier, la Centrale des Travailleurs de Cuba (CTC) annonçait une série de mesures qui vont sérieusement affecter l’économie du pays. La plus frappante de ces mesures est la suppression de 500 000 postes dans le secteur public d’ici mars 2011, dans le cadre d’un plan de suppression d’un million de postes. Dans la mesure où 85 % des travailleurs cubains, soit 5 millions, sont employés dans le secteur public, cela reviendrait à supprimer 20 % des emplois de ce secteur, dont 10 % au cours des six prochains mois.
Le communiqué de la CTC souligne que ces travailleurs devront être embauchés en dehors du secteur public, grâce à une augmentation des licences accordées aux auto-entrepreneurs et aux entreprises familiales, à la location à des travailleurs – avec option d’achat – de locaux et entreprises d’Etat. Des travailleurs pourront aussi prendre le contrôle de petites entreprises en les gérant sous forme de coopératives.
Suppressions d’emplois
Par le passé, les travailleurs licenciés recevaient l’intégralité de leur salaire de base jusqu’à ce qu’ils soient affectés à un autre poste. Mais désormais, cette allocation de 100 % ne sera versée que le premier mois, après quoi les travailleurs concernés ne toucheront que 60 % de leur salaire de base, et ce pendant une période qui dépendra de la durée de leur dernier emploi : pendant un mois pour ceux qui ont travaillé pendant 19 ans ; pendant deux mois pour ceux qui ont travaillé entre 20 et 25 ans ; pendant trois mois pour la tranche de 26 à 30 ans, et pendant 5 mois pour tous ceux qui ont travaillé plus de 30 ans.
En outre, les salaires des travailleurs du secteur public seront liés à la productivité. Cette mesure avait déjà été annoncée par Raul Castro. Mais toutes les entreprises ne l’avaient pas mise en oeuvre à cause de la grave crise économique que traverse l’économie cubaine.
Le communiqué de la CTC reprend également l’idée – déjà formulée par Raul Castro – qu’il faut réduire les « dépenses sociales excessives », et qu’il faut éliminer les « subventions excessives » et les « primes injustifiées ». Cela semble annoncer une vaste restructuration du système de protection sociale, les allocations et les droits devant être soumis à des conditions et des critères plus restrictifs. Cela se traduira probablement par la suppression du système de « carnets de rationnement » donnant accès à tous les Cubains à un panier de biens hautement subventionnés, surtout de la nourriture. Quant à l’extension des licences d’auto-entrepreneurs, elle légalisera de facto une situation où, pour joindre les deux bouts, de nombreux Cubains ont été forcés de recourir au marché noir.
« Auto-entrepreneurs »
Pour la première fois, des petites entreprises privées seront autorisées à embaucher des salariés, en payant des cotisations sociales. L’Etat cubain espère ainsi accroître ses recettes fiscales de 400 %. Il y a déjà 170 000 auto-entrepreneurs légaux – et probablement autant sur le marché noir.
Les salaires cubains sont relativement bas. Mais le logement, l’éducation, les transports et la santé y sont gratuits ou hautement subventionnés, de même que les aliments concernés par les « carnets de rationnement ». Le problème, c’est que ce salaire social ne permet plus aux Cubains de vivre correctement, de sorte qu’ils doivent faire une bonne partie de leurs courses en pesos convertibles (CUC), qui s’échangent au taux de 1 contre 24 pesos cubains – sachant que les salaires sont payés en pesos cubains.
Les magasins CUC sont tenus par l’Etat et vendent des marchandises plus chères, ce qui permet à l’Etat de récupérer les devises fortes que les Cubains obtiennent soit par le biais de l’argent expédié de l’étranger, soit au moyen d’activités légales, semi-légales ou illégales tournées vers les touristes.
Une autre mesure annoncée récemment prévoit le prolongement de la durée de location de terrains aux investisseurs étrangers : de 50 à 99 ans. Cette mesure est justifiée par la nécessité d’apporter « de meilleures garanties et une meilleure sécurité aux investissements étrangers », en particulier dans le secteur du tourisme. Par exemple, des sociétés canadiennes projettent déjà de construire des hôtels de luxe avec terrain de golf, etc.
Cuba et le marché mondial
Les mesures annoncées par le gouvernement, qui font suite à d’autres du même ordre, risquent d’accroître les inégalités, de développer l’accumulation privée, de miner l’économie planifiée et d’ouvrir un puissant processus de restauration du capitalisme. Toutes ces mesures sont la conséquence de la grave crise économique que traverse Cuba, depuis deux ans.
L’économie cubaine est extrêmement dépendante du marché mondial. Elle en subit de plein fouet les mouvements. Ainsi, les prix du pétrole et de la nourriture ont massivement augmenté en 2007-08. Or Cuba importe 80 % de la nourriture qu’elle consomme (essentiellement des Etats-Unis). Dans le même temps, le prix du nickel – que Cuba exporte – est tombé de 24 dollars à 7 dollars la livre, en 2010. La récession mondiale a également affecté l’industrie du tourisme et les envois d’argent de Cubains résidant à l’étranger. A tous ces facteurs s’ajoutent les dévastations provoquées par trois ouragans, en 2008, dont le coût total est estimé à 10 milliards de dollars.
Pour ses revenus en devises fortes lui permettant d’acheter des biens sur le marché mondial, Cuba dépend désormais lourdement de ses exportations de services médicaux (essentiellement au Venezuela). Cette source de revenu s’élève à 6 milliards de dollars par an, soit trois fois plus que les revenus générés par le tourisme.
Tous ces facteurs combinés, auxquels s’ajoute le blocus américain, dessinent le tableau d’une économie cubaine sans base solide et très dépendante du marché mondial. Cela rappelle qu’il est impossible de construire le socialisme dans un seul pays – non d’un point de vue théorique, mais dans le langage froid des faits économiques. Si c’était impossible en Union Soviétique, ça l’est encore moins dans une petite île située à 150 kilomètres de la plus grande puissance impérialiste au monde.
Quelle position devons-nous prendre vis-à-vis des propositions du gouvernement cubain ? Il est exact qu’en elle-même, l’ouverture de petites entreprises n’est pas une mesure négative. Une économie planifiée n’a pas besoin de nationaliser tout, jusqu’au dernier salon de coiffure. Dans la transition vers le socialisme, il est inévitable que des éléments de capitalisme coexistent avec la planification de l’économie. En soi, cela ne constitue pas une menace – à condition que l’Etat contrôle les secteurs clés de l’économie, et que l’Etat et l’industrie eux-mêmes soient fermement contrôlés par la classe ouvrière.
Quelle est la situation concrète, à Cuba, de ce point de vue ? Premièrement, les bases de l’économie cubaine sont extrêmement fragiles. Deuxièmement, Cuba se situe à proximité de l’impérialisme américain. Troisièmement, après des années de gestion bureaucratique, les entreprises publiques sont dans un piteux état. Enfin, les salariés cubains n’ayant pas le sentiment de contrôler les entreprises où ils travaillent, ils ne s’intéressent pas aux questions de productivité et d’efficacité. Il y a un sentiment général de malaise et de mécontentement qui constitue le plus grand danger, pour la révolution cubaine. Tout le monde s’accorde à dire que la situation actuelle ne peut pas continuer, que « quelque chose doit changer ». La question centrale est : que faire ?
La voie chinoise ?
L’idée que les problèmes de l’économie cubaine pourraient être résolus grâce au développement du secteur privé est une idée fausse et dangereuse pour l’avenir de la révolution.
A la différence des réformes des années 90, les nouvelles entreprises privées seront désormais autorisées à embaucher de la main d’oeuvre salariée. Cela va créer une couche substantielle de petits capitalistes légaux. On parle de 250 000 nouvelles licences, qui s’ajouteront aux 170 000 existantes. Inévitablement, cette couche sociale développera des intérêts et une psychologie propres.
Un gouffre s’ouvrira entre les secteurs privé et public. Dans une situation où l’Etat n’est pas en mesure de produire des biens industriels et manufacturiers de bonne qualité, le secteur privé aura tendance à se développer au détriment du secteur public. Deux tendances contradictoires et mutuellement exclusives se développeront. Tôt ou tard, l’une devra l’emporter sur l’autre. Laquelle ? En dernière analyse, le secteur qui l’emportera sera celui qui attirera le plus d’investissements productifs, et, sur cette base, réalisera les meilleurs niveaux de productivité et d’efficacité. Le relâchement des restrictions sur les investissements étrangers ouvrira la voie à une augmentation rapide du capital investi dans le secteur privé – d’abord dans le tourisme, puis dans d’autres secteurs clés.
La lutte entre ces deux tendances ne sera pas gagnée au moyen de discours et d’exhortations, mais avec du capital et de la productivité. Ici, le poids écrasant du capitalisme mondial sera décisif. L’économie planifiée n’est pas menacée par quelques barbiers ou chauffeurs de taxi, mais par la pénétration de l’économie cubaine par le marché mondial – et par ces éléments de l’appareil d’Etat qui, sans le dire publiquement, préfèrent une économie de marché à une économie socialiste planifiée.
Soyons clairs : de nombreux économistes cubains soutiennent les mesures en question parce qu’ils sont favorables à l’abandon de l’économie planifiée dans son ensemble. Ils sont partisans de l’introduction de mécanismes de marché à tous les niveaux et d’une ouverture de tous les secteurs de l’économie aux investissements étrangers. En d’autres termes, ils sont favorables au capitalisme. Ces gens défendent la « voie chinoise », bien qu’ils préfèrent désormais parler de la « voie vietnamienne », étant données les innombrables critiques dont la Chine fait l’objet, à Cuba. Mais cela ne change rien au fond de leur point de vue.
Le capitalisme cubain ne ressemblerait ni à la Chine, ni au Vietnam, mais plutôt au Salvador ou au Nicaragua après la victoire de la contre-révolution. Le pays retomberait rapidement dans une situation semblable à ce qui existait avant la révolution de 1959 – une situation de misère, de dégradation et de dépendance semi-coloniale. Toutes les conquêtes de la révolution seraient détruites.
Corruption et bureaucratie
« Mais on ne peut pas continuer comme avant ! », diront certains. C’est exact. Mais nous rejetons fermement l’idée que la source du problème réside dans la nationalisation des moyens de production. La supériorité d’une économie nationalisée et planifiée a été démontrée en URSS, par le passé. Et ce qui a miné les succès économiques de l’URSS, c’est la corruption, le gaspillage et la mauvaise gestion inhérents à un régime bureaucratique. A la fin, la bureaucratie stalinienne a décidé de se transformer en classe propriétaire des moyens de production, et le capitalisme a été restauré.
Fidel Castro a déjà dénoncé les problèmes de bureaucratisme et de corruption qui existent à Cuba. Plus récemment, Estaban Morales, du Centre d’études des Etats-Unis à l’Université de la Havane, s’est exprimé sans détour sur cette question. Dans un article publié sur le site internet de l’Union Nationale des Ecrivains et Artistes Cubains (UNEAC), il écrivait : « Il ne fait aucun doute que la contre-révolution avance, petit à petit, à certains niveaux de l’Etat et du gouvernement. Il est clair que des dirigeants et officiels se constituent un trésor de guerre en prévision de la chute de la révolution. Certains ont sans doute tout préparé pour transférer les biens publics dans des mains privées, comme ça s’est passé en URSS. »
Estaban Morales explique que le problème du marché noir et de la corruption ne réside pas, au fond, dans la vente illégale, par des Cubains ordinaires, de produits qu’on ne trouve pas sur les étalages des magasins – mais plutôt du côté de ceux qui les fournissent, et qui souvent occupent de hautes positions dans l’appareil d’Etat. Morales ajoute que la corruption, à tous les niveaux de la bureaucratie, est plus dangereuse que les soi-disant « dissidents », lesquels n’ont aucune base de soutien dans la population. « S’ils sont affectés par l’ambiance de défiance à l’égard de la direction du pays, s’ils sont témoins de l’immoralité qui règne dans la gestion des ressources (alors qu’elles sont officiellement le bien de tous), et ce au beau milieu d’une crise économique dont nous ne sommes pas encore sortis, les mêmes Cubains qui ne prêtent aucune attention au discours des dissidents n’en seront pas moins affaiblis dans leur résistance politique », écrit Morales.
Peu après la publication de son article intitulé : Corruption : la vraie contre-révolution ?, Estaban Morales a été exclu du Parti Communiste, malgré les protestations de sa section locale. L’article a été retiré du site internet de l’UNEAC.
L’une des principales menaces, pour la révolution, est l’absence d’une authentique démocratie ouvrière, c’est-à-dire d’une participation directe des travailleurs à la gestion de l’Etat et de l’économie. Cela génère démoralisation, scepticisme et cynisme. Cela mine l’esprit révolutionnaire du peuple. Combiné à une situation où les besoins fondamentaux ne sont pas satisfaits, où le pouvoir d’achat des salaires baisse et où la corruption des sommets de l’Etat est connue de tous, ce phénomène devient une menace contre-révolutionnaire de premier ordre.
Un autre exemple est le report du VIe Congrès du Parti Communiste, qui était censé se tenir l’an passé, alors que le Ve Congrès s’est tenu en 1997, soit un délai de 13 ans. Nombreux sont ceux qui partagent les inquiétudes d’Estaban Morales. Ils craignent, à juste titre, qu’une section de la bureaucratie prépare un mouvement décisif vers la restauration du capitalisme.
Que faire ?
Il est exact que lorsque des conditions défavorables l’exigent, il faut être prêt à faire un pas en arrière. Ici, il est courant de se référer à la Nouvelle Politique Economique (NEP) de Lénine, lorsque le régime bolchevik a dû faire des concessions temporaires aux paysans riches. Mais ce qui est inacceptable, c’est de confondre un repli tactique et une capitulation sur toute la ligne.
A l’époque de Lénine, les bolcheviks n’ont jamais pensé qu’il était possible de construire le socialisme dans les seules frontières d’une Russie arriérée et sous-développée. Lénine insistait sur l’idée que pour consolider les conquêtes de la révolution et avancer vers le socialisme, il faudrait que les travailleurs prennent le pouvoir dans un ou plusieurs pays capitalistes avancés d’Europe. Les trahisons de la social-démocratie européenne l’ont empêché, et c’est ce qui a rendu la NEP inévitable. Mais celle-ci était présentée comme un recul temporaire imposé par le retard de la révolution mondiale, et non comme un pas en avant.
Les bolcheviks plaçaient tous leurs espoirs dans le développement de la révolution socialiste internationale. Voilà pourquoi Lénine et Trotsky attachaient tant d’importance à la construction de la IIIe Internationale. De même, Che Guevara incarnait l’esprit internationaliste de la révolution cubaine. Il comprenait que la survie de la révolution dépendait de son extension au reste de l’Amérique latine.
La seule issue, pour la révolution cubaine, réside dans l’internationalisme révolutionnaire et la démocratie ouvrière. Le sort de la révolution cubaine est étroitement lié au sort de la révolution au Venezuela, en Amérique latine – et, en dernière analyse, à l’échelle mondiale. D’où la nécessité de soutenir pleinement les forces révolutionnaires qui luttent contre l’impérialisme et le capitalisme en Amérique latine et au-delà. Au lieu de faire des concessions aux tendances capitalistes, la révolution cubaine devrait se prononcer clairement pour l’expropriation des capitalistes et des impérialistes au Venezuela, en Bolivie, en Equateur, etc. N’oublions pas que c’est l’expropriation des impérialistes et des capitalistes qui a permis à la révolution cubaine d’avancer, après 1959.
On nous répondra qu’une politique internationaliste ne permettra pas de satisfaire les besoins immédiats du peuple cubain. Bien sûr que non ! Nous ne sommes pas des utopistes. Il faut combiner une politique révolutionnaire internationaliste avec des mesures concrètes pour s’attaquer aux problèmes de l’économie cubaine. Comment ? A notre avis, les mesures proposées ne sont pas une solution durable. Il se peut qu’elles compensent telles ou telles carences dans l’immédiat, mais au prix de générer de nouvelles et profondes contradictions à moyen et long termes.
Le peuple cubain a prouvé à de nombreuses reprises qu’il était prêt à faire de grands sacrifices pour défendre la révolution. Mais il est essentiel que tout le monde fasse les mêmes sacrifices. Non aux privilèges ! Il faut en revenir aux règles simples de la démocratie soviétique que Lénine défendait dansL’Etat et la révolution : tous les officiels doivent être élus et révocables ; aucun officiel ne doit être mieux rémunéré qu’un travailleur qualifié ; toutes les positions dirigeantes doivent être occupées à tour de rôle (« si tout le monde est un bureaucrate, personne n’est un bureaucrate ») ; pas d’armée séparée, mais le peuple en arme.
Che Guevara insistait sur l’importance de l’élément moral, dans la production socialiste. C’est évidemment correct, mais cela ne peut être garanti que dans un régime où les travailleurs contrôlent la production et se sentent responsables des décisions qui affectent tous les aspects de l’économie et de la vie sociale. Certes, étant données les difficultés de l’économie cubaine, un élément d’incitation matérielle sera nécessaire, et notamment des différentiels de salaires. C’était le cas, en Russie, au lendemain de la révolution. Mais il devrait y avoir une limite aux différentiels de salaires, qui devraient tendre à diminuer au fur et à mesure que la production se développe, et avec elle la richesse de la société. Mais la motivation la plus grande, c’est le fait, pour les travailleurs, de sentir que le pays, l’économie et l’Etat leur appartiennent. C’est la seule voie pour défendre la base socialiste de la révolution cubaine – et de faire échec à la contre-révolution capitaliste.
Jorge Martin (septembre 2010)