D’après Joe Attard (marxist.com), 11 décembre 2024


Des manifestations secouent la capitale de la Géorgie, Tbilissi, depuis près de deux semaines. Agitant des drapeaux géorgiens et européens, les manifestants s’opposent au gouvernement du parti « Rêve géorgien », qu’ils qualifient de « pro-russe ». Ils reçoivent l’appui enthousiaste des politiciens occidentaux, qui voient dans cette crise une occasion d’entraîner la Géorgie dans leur sphère d’influence. Tout cela, naturellement, au nom de la « démocratie ».

La Géorgie et l’impérialisme occidental

Comme c’est le cas dans beaucoup d’autres pays de l’ex-URSS, la politique géorgienne est dominée par l’affrontement de cliques d’oligarques rivaux, qui ne se distinguent que par leur degré relatif de servilité vis-à-vis de l’impérialisme occidental. Sur le papier, Rêve géorgien et l’opposition (qui est menée par le « Mouvement National Uni » – ENM) sont tous deux partisans de l’adhésion à l’Union Européenne. En 2017, Rêve géorgien a été jusqu’à faire inscrire cet objectif dans la constitution !

Cela n’empêche pas l’opposition, qui était au pouvoir entre 2003 et 2012, d’accuser Rêve géorgien et son créateur (l’homme le plus riche de Géorgie), Bidzina Ivanishvili, d’être « pro-russes ». Il leur est notamment reproché d’avoir voulu détendre les relations avec Moscou après la guerre de 2008, durant laquelle la Géorgie avait subi une défaite écrasante. La question des relations avec la Russie a régulièrement servi de prétexte à des manifestations de l’opposition ces dernières années. La direction de ce mouvement est parfaitement réactionnaire, et se compose de nationalistes petits-bourgeois et de libéraux russophobes. Pour autant, ces mobilisations bénéficient aussi du soutien de travailleurs qui se font des illusions sur la « prospérité » que serait supposée apporter une éventuelle intégration à l’UE.

Par le passé, Rêve géorgien défendait des positions pro-occidentales et avait même affirmé son attachement à la perspective d’une adhésion de la Géorgie à l’OTAN. Lorsque la guerre en Ukraine a commencé en 2022, le gouvernement géorgien a commencé par soutenir Kiev, avant de changer de position. Le Premier ministre, Irakli Kobakhidze, dénonce aujourd’hui ce qu’il qualifie de « Parti Mondial des Bellicistes » occidentaux, qu’il accuse de vouloir transformer la Géorgie en un nouveau front de la guerre contre la Russie. Les relations avec l’Ukraine se sont encore tendues après que la police géorgienne ait saisi un camion chargé d’explosifs qui roulait vers la Russie, et l’ait dénoncé comme une tentative des services ukrainiens de préparer des attentats sur le territoire russe – une accusation que l’Ukraine n’a pas complètement démentie.

« Lois russes »

Les relations avec l’Occident se sont aussi aggravées en mai dernier, après que le parlement ait adopté une « Loi sur les agents étrangers ». Celle-ci oblige les organisations non-gouvernementales et les organes de presse qui perçoivent plus de 20 % de leurs financements depuis l’étranger à se faire enregistrer en tant que « structures défendant les intérêts d’une puissance étrangère ». Cette loi est dirigée contre les nombreuses ONG que le gouvernement accuse (à juste titre) d’être des relais d’influence des pays occidentaux. Mais Kobakhidze et Ivanishvili ont tous deux affirmé qu’elle pourrait aussi s’appliquer aux partis d’opposition. En octobre, Rêve géorgien a aussi fait adopter une loi réduisant les droits démocratiques des personnes LGBT, pour tenter de gagner le soutien des secteurs les plus arriérés de la société.

L’opposition a condamné ces nouvelles mesures, en les qualifiant de « copies de lois russes » et d’atteintes à la démocratie. Le fait que l’ENM se présente aujourd’hui comme un défenseur de la démocratie est assez ironique quand on songe à la violence que son régime avait déchaînée contre les manifestations d’opposition lorsqu’il était au pouvoir. C’est cette répression féroce, combinée à une politique économique faite de privatisations et de mesures ultra-austéritaires, et au fait d’avoir entraîné le pays dans la guerre perdue de 2008, qui avait mené à ce que l’ENM soit renversé en 2012. Son principal dirigeant, l’ex-président Mikheil Saakachvili, est aujourd’hui en prison pour abus de pouvoir.

Rêve géorgien est lui aussi un parti bourgeois capitaliste et son chef, Irakli Kobakhidze, un démagogue réactionnaire. Pour ne prendre qu’un exemple, ses dénonciations des manœuvres du « Parti Mondial des Bellicistes » ont un fond de vérité : l’ingérence des puissances occidentales et leurs tentatives d’entraîner la Géorgie dans leur lutte contre Russie. Mais Kobakhidze présente ce « parti » comme une véritable organisation secrète conspiratrice, sur le modèle des « Illuminati » chers aux « complotistes » !

Il faut néanmoins reconnaître que les dirigeants de Rêve géorgien n’ont pas tort lorsqu’ils affirment qu’il serait risqué de provoquer la Russie. La politique agressivement pro-occidentale et anti-russe menée par l’ENM et Saakachvili, qui étaient encouragés par l’UE et les Etats-Unis, a mené tout droit à la guerre de 2008, que la Géorgie a perdue. Il suffit à Kobakhidze d’observer ce qui se passe en Ukraine pour comprendre que son pays n’a pas intérêt à s’engager de nouveau sur cette voie. Il n’a pas tort non plus lorsqu’il accuse aujourd’hui l’Occident de manœuvrer pour asseoir son influence sur la Géorgie.

Plusieurs mois avant les élections du mois d’octobre, l’opposition (jusque-là unie) s’est divisée entre l’ENM et une alliance de partis regroupés sous le nom de « Coalition pour le changement ». Cette division était le fruit de rivalités personnelles plus que de divergences politiques, puisque les deux blocs ont présenté un programme essentiellement identique, fait d’un mélange d’enthousiasme pour l’UE et d’hostilité envers la Russie. Ces deux blocs ont recueilli respectivement 10 % et 11 % des suffrages. De son côté, Rêve géorgien a axé sa campagne sur la dénonciation de l’ingérence occidentale et sur les risques de guerre que ferait peser la politique anti-russe de l’opposition. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que le parti de Kobakhidze ait remporté les élections avec 50 % des voix.

Manœuvres impérialistes

L’opposition a immédiatement accusé le gouvernement d’avoir truqué le scrutin, sans pour autant donner de détails sur la façon dont il s’y serait pris, ni fournir la moindre preuve. Mais ces protestations n’ont pas immédiatement déclenché des manifestations. Celles-ci n’ont commencé qu’un mois plus tard, après que le parlement européen ait adopté une résolution dénonçant des « irrégularités » dans le scrutin, là encore sans apporter aucune preuve sérieuse, et appelant à ce qu’elles se tiennent à nouveau, sous contrôle international. En d’autres termes, l’UE n’a pas aimé le résultat des élections et exige qu’elles se tiennent à nouveau, probablement jusqu’à ce que leur issue lui soit favorable.

En réaction à cette tentative manifeste d’ingérence, Kobakhidze a mis en pause les négociations sur l’adhésion à l’UE jusqu’en 2028 et a dénoncé le « chantage » mené par les dirigeants européens. L’UE a protesté contre cette suspension, oubliant au passage qu’elle avait elle-même déjà suspendu ces négociations depuis cet été, pour protester contre la « loi sur les agents étrangers » et contre la loi anti-LGBT.

Soutenue par les Occidentaux, l’opposition refuse maintenant de reconnaître le résultat des élections et de siéger au parlement, et a appelé à des manifestations pour renverser le gouvernement. L’opposition dénonce aussi une réforme adoptée par le Parlement, selon laquelle le président de la République (un poste largement symbolique) sera dorénavant élu au suffrage indirect. Ce dernier élément s’explique par le fait que l’actuelle présidente, Salomé Zourabichvili, est une politicienne farouchement pro-occidentale. Née en France et citoyenne française jusqu’en 2018, Zourabichvili fut fonctionnaire du Quai d’Orsay pendant trois décennies et ambassadrice de France en Géorgie avant de devenir subitement ministre du gouvernement de Saakachvili en 2004. Cette ancienne diplomate française s’est placée à la tête de l’opposition et affirme (sans l’ombre d’une preuve) que la victoire électorale de Rêve géorgien ferait partie d’une « opération spéciale russe ». Elle s’est déjà entretenue avec Emmanuel Macron à propos de « l’avenir de la Géorgie » et prétend aussi en avoir discuté avec Donald Trump.

Si la violence est restée jusqu’à présent relativement limitée, le gouvernement a dénoncé la présence d’« instructeurs étrangers » auprès des manifestants et intensifié la répression, avec plusieurs dizaines d’arrestations. Cette répression a servi de prétexte à une vague de sanctions et de menaces de la part de l’UE et des Etats-Unis contre des politiciens géorgiens. Samedi dernier, le Département d’Etat américain a publié une déclaration dans laquelle il affirmait notamment : « nous appelons le gouvernement géorgien à renouer avec la voie euro-atlantique, à enquêter de façon transparente sur les irrégularités électorales et à retirer les législations anti-démocratiques qui restreignent les libertés de réunion et d’expression ».

L’incroyable hypocrisie de ces gens mérite d’être soulignée : ils n’ont prononcé la moindre sanction contre les génocidaires israéliens, alors que ceux-ci massacrent les Gazaouis et envahissent le Liban et la Syrie ; ils ont violemment réprimé les manifestations de solidarité avec la Palestine (entre autres) ; et ils entretiennent les meilleures relations avec des despotes criminels, comme la famille royale saoudienne. Les politiciens impérialistes comme Emmanuel Macron et Ursula von der Leyen prononcent des sermons sur le « droit international » et les « valeurs démocratiques », tout en conspirant ouvertement avec des partis d’opposition – qui viennent de perdre les élections – pour tenter de renverser le gouvernement d’un Etat souverain. La presse occidentale entame la même musique et chante les louanges du « courageux peuple géorgien qui se bat pour ses rêves de démocratie européenne ».

Une situation similaire s’est développée en Roumanie. Un politicien anti-OTAN et anti-UE, Calin Georgescu, y a remporté le premier tour de l’élection présidentielle à la surprise générale. Alors qu’il semblait parti pour être élu président avec une large majorité, le gouvernement roumain a fait annuler le premier tour sous les applaudissements de l’UE, qui affirme que les électeurs ont été abusés par « l’influence russe ».

Ces épisodes sont révélateurs de ce que les impérialistes veulent réellement dire quand ils parlent de « démocratie ». Lorsqu’un peuple d’Europe de l’Est – ou d’ailleurs – élit le « mauvais candidat » (du point de vue de l’impérialisme occidental), il s’agit d’une erreur qui doit être corrigée par n’importe quel moyen : pression diplomatique, « révolutions de couleur », sanctions ou même intervention militaire.

La situation en Géorgie est très similaire à ce qui s’était passé en Ukraine en 2014, lorsque les Etats-Unis et leurs alliés européens avaient orchestré un soulèvement – le mouvement « EuroMaïdan » – pour chasser du pouvoir un oligarque qui n’était pas assez docile à leurs yeux. Cela a plongé l’Ukraine dans une guerre civile en 2014-2015, suscité l’apparition de milices néo-nazies, et mené tout droit à l’actuelle guerre par procuration que les impérialistes occidentaux mènent en Ukraine contre la Russie, au prix de centaines de milliers de morts.

Cette crise, comme beaucoup d’autres en Europe de l’Est, est le fruit tragique de l’effondrement de l’URSS. Des cliques d’oligarques se sont approprié les dépouilles de l’économie planifiée, avec l’appui enthousiaste des impérialistes. Aujourd’hui, « l’Occident démocratique » ne veut ni la liberté, ni la prospérité du peuple géorgien. Tout ce qui l’intéresse, c’est d’exploiter les ressources et la force de travail de la Géorgie, et, au passage, d’en faire une nouvelle arme dirigée contre la Russie, son principal rival impérialiste dans la région.

Nous condamnons l’hypocrisie répugnante des impérialistes occidentaux, qui prêchent la démocratie tout en manœuvrant pour placer leurs séides au pouvoir et qui, pour garder le contrôle de leurs marchés et de leurs sphères d’influence, menacent de plonger des millions de personnes dans l’enfer de la guerre. Les peuples de l’ex-URSS ne pourront accéder à une vie digne, ni sous le joug de l’impérialisme occidental, ni sous celui de la Russie capitaliste, mais uniquement en menant à bien les tâches historiques gigantesques entamées par les Bolcheviks en 1917.

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