La Chine a beau être dirigée par un parti « communiste », il s’agit d’un Etat capitaliste et même d’une puissance impérialiste. Pour le démontrer, nous procéderons ici à une brève description des traits fondamentaux de son économie, des origines historiques de sa dynamique actuelle et de la place qu’elle occupe dans le concert des grandes puissances.
Le capitalisme chinois
Le secteur privé, c’est-à-dire les entreprises dont l’Etat possède moins d’un dixième, représentait en 2010 près de 10 % du PIB chinois. Fin 2023, ce chiffre était de 50 %. Il est clair que l’économie chinoise évolue dans le sens d’un renforcement du secteur privé, qui occupe à présent une position dominante : il emploie près de 80 % des travailleurs industriels et représente près de 50 % des exportations chinoises.
Il est vrai que l’Etat chinois joue un rôle économique bien plus important que dans des pays tels que la France, l’Allemagne ou les Etats-Unis. C’est là un héritage de la période maoïste, durant laquelle l’économie était nationalisée et planifiée. Mais à partir des années 1980, la bureaucratie maoïste a commencé à rétablir le capitalisme à son profit. Une partie des bureaucrates sont devenus des capitalistes. De nos jours, l’Etat chinois défend des rapports de production capitalistes et les intérêts de la nouvelle bourgeoisie chinoise.
La Chine capitaliste d’aujourd’hui n’a rien à voir avec la Chine du début du XXe siècle. Celle-ci était un pays semi-féodal dominé par les grandes puissances impérialistes. La Chine actuelle est la deuxième puissance économique mondiale, et elle joue un rôle de plus en plus important sur la scène internationale.
La question se pose donc : comment un pays arriéré et opprimé a-t-il pu devenir une puissance mondiale de premier plan ? A première vue, cela semble contredire la « théorie de la révolution permanente » élaborée par Léon Trotsky – d’après laquelle la bourgeoisie d’un pays arriéré, dominé par l’impérialisme, ne peut pas mener à bien les tâches fondamentales d’une révolution bourgeoise : liquidation du féodalisme, réforme agraire, constitution d’un marché national unifié, expulsion de la domination étrangère, etc. C’était d’ailleurs le cas de la bourgeoisie chinoise des années 1930-1940 : étroitement liée aux grands propriétaires fonciers et dépendante des impérialistes étrangers, elle ne pouvait lutter sérieusement contre aucun des deux.
C’est la Révolution chinoise de 1949 qui a permis de réaliser ces tâches. Ce processus révolutionnaire a joué un rôle éminemment progressiste en éliminant les éléments d’arriération, mais aussi en abolissant le capitalisme, en planifiant l’économie et en posant ainsi les bases d’un puissant développement des forces productives en Chine.
Cependant, ce processus s’est accompli sous la houlette d’une bureaucratie stalinienne dirigée par Mao. Les masses ouvrières chinoises ne pouvaient jouer aucun rôle indépendant. La bureaucratie maoïste a mis en place une dictature sur le modèle de l’URSS de Staline.
Lorsque les dirigeants maoïstes ont commencé à restaurer le capitalisme, dans les années 1980, ils ont bénéficié d’un certain nombre d’atouts importants qui étaient le fruit des conquêtes de la révolution de 1949. Par exemple, l’existence d’un système éducatif gratuit et généralisé a fourni à l’industrie chinoise une force de travail relativement qualifiée – et lui a donc permis d’intégrer des techniques avancées. Dans certains secteurs, le capitalisme chinois a atteint de très hauts niveaux technologiques, au point de dépasser les puissances impérialistes occidentales.
Ce processus a été encore renforcé par ce que les marxistes appellent la « loi du développement inégal et combiné ». En vertu de cette loi, des pays arriérés peuvent, précisément du fait de leur arriération, rattraper et même dépasser les pays avancés dans certains domaines.
Le secteur des véhicules électriques – qui englobe une série d’industries de pointe (électronique, batteries, etc.) – est un exemple frappant de la combinaison de ces deux processus. Deux entreprises chinoises sont les premières productrices mondiales de batteries pour véhicules électriques (CATL) et de voitures électriques (BYD). Cela s’explique, d’une part, par la qualité de la main d’œuvre chinoise qui, combinée à une certaine dose d’espionnage industriel, a permis de maîtriser rapidement les technologies complexes liées à ces deux industries. Par ailleurs, la Chine n’ayant jamais disposé d’une industrie automobile massive, elle a pu accomplir sa transition vers les véhicules électriques sans être ralentie par la nécessité de réorienter une imposante industrie de véhicules à moteur thermique, comme c’est le cas dans les pays occidentaux. Le même type de processus s’est réalisé dans d’autres secteurs industriels.
Toutes ces évolutions ont eu pour conséquence de transformer la place qu’occupe la Chine dans le marché mondial. A partir des années 1980, elle a d’abord joué le rôle de gigantesque réserve mondiale de travailleurs mal payés et produisant des marchandises bon marché. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Le salaire mensuel moyen, dans les villes chinoises, est désormais de 1300 dollars, ce qui est plus élevé que le salaire moyen dans des pays tels que la Roumanie, la Croatie ou le Mexique. Cela signifie que les entreprises – étrangères ou chinoises – doivent aller chercher ailleurs de la main d’œuvre bon marché. Nombre d’entreprises chinoises investissent au Mexique, par exemple. Ce développement est l’une des manifestations de l’émergence d’un impérialisme chinois.
L’impérialisme chinois
Dans son livre L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, Lénine définissait ce phénomène en soulignant ses « cinq caractères fondamentaux » : « 1) concentration de la production et du capital parvenue à un degré de développement si élevé qu’elle a créé les monopoles, dont le rôle est décisif dans la vie économique ; 2) fusion du capital bancaire et du capital industriel, et création, sur la base de ce ʺcapital financierʺ, d’une oligarchie financière ; 3) l’exportation des capitaux, à la différence de l’exportation des marchandises, prend une importance toute particulière ; 4) formation d’unions internationales monopolistes de capitalistes se partageant le monde, et 5) fin du partage territorial du globe entre les plus grandes puissances capitalistes. »
La Chine actuelle correspond à ces caractéristiques. Comme celle des autres grandes puissances impérialistes, l’économie chinoise est dominée par des monopoles capitalistes. En 2023, parmi les 500 plus grandes entreprises mondiales, 135 étaient chinoises. [1] La fusion entre le capital bancaire et le capital industriel a atteint, elle aussi, des proportions colossales en Chine ; elle a donné naissance à de gigantesques monopoles financiers. Les quatre plus grandes banques du monde sont chinoises. [2] Comme leurs homologues occidentales, elles jouent le rôle d’un Etat-major du capitalisme chinois.
Quant aux exportations de capitaux depuis la Chine, ils ont beaucoup augmenté depuis le début des années 2000, et particulièrement depuis la crise mondiale de 2008. Le graphique ci-dessous [3] montre les investissements directs de la Chine à l’étranger entre 2002 et 2016 : leur valeur a presque été multipliée par 200 !
Certains de ces « investissements » finissent dans les coffres-forts de paradis fiscaux, mais la majeure partie est destinée à l’achat et à la création d’entreprises ou d’infrastructures. Le projet des « Nouvelles routes de la soie », avec ses investissements faramineux dans les infrastructures d’Asie Centrale, d’Afrique, du Moyen-Orient et d’Europe, vise à sécuriser – au profit du capitalisme chinois – des voies d’exportations et d’approvisionnement en matières premières.
Enfin, la Chine occupe aujourd’hui une place centrale dans la lutte pour le partage du monde entre les grandes puissances impérialistes. Contrairement aux Etats-Unis ou à la France (entre autres), la Chine n’a pas encore eu directement recours à sa puissance militaire pour assurer son contrôle sur ses sphères d’influence. Cela s’explique non par une différence de nature entre son impérialisme et celui des vieilles puissances, mais par sa faiblesse relative vis-à-vis des Etats-Unis. Soucieux de ne pas provoquer inutilement Washington, l’impérialisme chinois se limite, pour l’instant, à des moyens financiers et diplomatiques. Cela changera sans aucun doute à l’avenir. L’armée chinoise se prépare d’ores et déjà à jouer un rôle plus actif.
« Monde multipolaire » ou révolution mondiale ?
Le développement de l’impérialisme chinois l’a placé dans une situation de confrontation directe avec les Etats-Unis, qui voient ce nouveau rival contester leur domination sur des régions entières. Par exemple, il y a un peu plus de deux ans, la Chine est devenue le premier partenaire commercial du continent sud-américain, détrônant les Etats-Unis dans leur plus ancienne sphère d’influence. C’est cette compétition qui explique la guerre commerciale entre Pékin et Washington, le boycott de l’entreprise chinoise Huawei en Europe et aux Etats-Unis, ou encore les tensions militaires et diplomatiques autour de Taïwan.
Certains militants de gauche affirment que l’émergence de l’impérialisme chinois est un facteur positif, progressiste, car un monde « multipolaire » – dominé par plusieurs puissances impérialistes rivales au lieu d’une seule « superpuissance » – ouvrirait plus d’opportunités pour les peuples des pays dominés par l’impérialisme.
C’est complètement faux. Certes, les classes dirigeantes de certains pays dominés par l’impérialisme essaient de profiter de la rivalité entre les puissances pour grappiller plus de profits pour elles-mêmes. Par exemple, profitant de la rivalité entre Washington et Pékin, l’Arabie Saoudite s’est rapprochée de la Chine. Mais cela n’a rien changé à la tyrannie réactionnaire que subissent les travailleurs saoudiens.
Par ailleurs, la montée en puissance de l’impérialisme chinois a des limites objectives qui l’empêchent de supplanter totalement les Etats-Unis. L’économie chinoise a investi pendant des décennies dans la construction d’une base industrielle massive, et cela provoque aujourd’hui une crise de surproduction. La Chine produit trop d’acier, trop de voitures, etc., au regard de ce que le marché peut absorber.
Le déclin de l’impérialisme américain n’est que relatif. Les Etats-Unis restent – et de loin – la première puissance économique, diplomatique et militaire du monde. Ils résistent par tous les moyens à la montée en puissance de la Chine, ce qui provoque de nouveaux conflits et crée de nouvelles difficultés pour le capitalisme chinois.
Enfin, le développement du capitalisme chinois a produit une classe ouvrière très nombreuse, qui travaille dans des conditions d’exploitation brutale et ne dispose d’aucune voie « légale » pour exprimer sa colère. Dans la Russie de 1917 ou dans l’Espagne de la fin de la dictature franquiste, des conditions sociales et politiques similaires ont débouché sur une explosion révolutionnaire. C’est exactement ce qui se prépare aujourd’hui en Chine. Notre rôle, en tant que communistes, est de nous lier à la classe ouvrière chinoise et de lutter avec elle pour renverser l’impérialisme et le capitalisme, à Paris comme à Pékin.
[1] Source : le magazine Forbes.
[2] Il s’agit de la Banque industrielle et commerciale de Chine, de la « China Construction Bank », de la « Bank of China » et de la Banque agricole de la Chine.
[3] Source : Ho-fung Hung, « The tapestry of Chinese capital in the Global South », Palgrave Communications, décembre 2018.