Depuis la fin du mois de mars, des manifestations massives secouent le Sri Lanka. Elles réclament la démission du président Gotabaya Rajapaksa et de son frère, le premier ministre Mahinda Rajapaksa. Ni la répression, ni l’instauration d’un couvre-feu n’ont dissuadé le peuple de descendre dans la rue.
Un régime en crise
Cette mobilisation a été provoquée par la profonde crise économique. Le Sri Lanka est endetté à hauteur de 51 milliards de dollars – et, en conséquence, ne peut plus importer nombre de produits de première nécessité. Les prix à la consommation ont donc explosé, tandis que des pénuries touchent tous les secteurs de l’économie.
Le 4 avril, sous l’impact de l’explosion sociale, le gouverneur de la Banque Centrale et 26 membres du gouvernement démissionnaient. Le président et son frère se retrouvaient seuls au gouvernement. Le lendemain, 42 députés faisaient défection : le pouvoir perdait sa majorité parlementaire.
La classe dirigeante sri-lankaise fait face à un dilemme. Elle a besoin d’un gouvernement doté d’un minimum de légitimité, ne serait-ce que pour entamer des négociations avec le FMI sur la dette du pays. Mais il y a un problème : l’impopularité de « Gota » (le président) est telle que la plupart des partis refusent de participer à son gouvernement. Or le président refuse de partir. En outre, aucun parti bourgeois n’a réussi, pour l’instant, à tirer profit du mouvement de masse pour prendre la place des frères Rajapaksa. Les chefs de l’opposition parlementaire ont beau exprimer publiquement leur « soutien » aux manifestants, ceux-ci les ont chassés des cortèges lorsqu’ils tentaient de s’y greffer.
Les mots d’ordre des manifestations expriment clairement ce rejet de tous les partis politiques de l’establishment sri-lankais : « Gota doit partir ! » y voisine avec « les 225 [députés] doivent partir ! ». Autrement dit, les masses comprennent que tous les partis siégeant au Parlement représentent une seule et même classe dirigeante, qui s’est enrichie sur leur dos et qui est la première responsable de la crise actuelle.
Une réforme de la constitution ?
Depuis le début du mouvement, l’opposition libérale avance l’idée d’une réforme démocratique du régime, comme solution à la crise. Il est exact que la constitution sri-lankaise donne beaucoup plus de pouvoir au président qu’au parlement. Cependant, ce mot d’ordre de « réforme constitutionnelle » n’est qu’une manœuvre de l’opposition visant à canaliser l’énergie des masses vers la voie électorale et parlementaire. Si l’opposition parle aujourd’hui de changer la constitution, c’est uniquement parce qu’elle est terrifiée par le mouvement des masses. Elle cherche à tout prix à leur faire quitter la rue. Alors, les partis d’opposition pourraient se concentrer sur les négociations pour former un nouveau gouvernement.
La constitution sri-lankaise reflète la faiblesse de la classe dirigeante, qui est extrêmement corrompue et discréditée. Mais de son côté, la classe ouvrière n’est pas suffisamment consciente et organisée, à ce stade, pour prendre le pouvoir. C’est le contexte idéal pour l’instauration de ce que les marxistes appellent un régime « bonapartiste ». Dans ce type de régime, l’appareil d’Etat et le pouvoir, incarnés par un « homme fort », s’émancipent – dans une certaine mesure – de la tutelle de la bourgeoisie, tout en continuant à défendre les intérêts fondamentaux de celle-ci. Si un tel régime peut apporter une certaine stabilité à la domination de la classe dirigeante, la situation devient inextricable lorsque « l’homme fort » se transforme lui-même en un facteur de déstabilisation, comme c’est le cas aujourd’hui au Sri Lanka.
L’organisation du mouvement
Le mouvement actuel a un immense potentiel révolutionnaire, mais il a aussi un point faible : il n’avance pas d’alternative concrète au régime actuel. En 2001, l’Argentine a connu une situation similaire : après l’imposition de politiques d’austérité drastiques sur les ordres du FMI, un mouvement spontané des masses a bloqué le pays et l’a rendu ingouvernable. Cinq présidents se sont succédé en l’espace de deux semaines. Cependant, en l’absence d’alternatives et d’un débouché pour le mouvement, les masses ont épuisé leur énergie et ont fini par rentrer chez elles. Le gouvernement argentin a alors imposé de nouvelles politiques d’austérité, pour faire peser tout le poids de la crise sur les épaules des travailleurs.
Aujourd’hui, la situation au Sri Lanka est similaire. Si rien n’est fait pour organiser le mouvement et lui donner une perspective révolutionnaire claire, les masses finiront par s’épuiser et la classe dirigeante pourra reprendre l’initiative.
Les travailleurs et les pauvres ne peuvent compter que sur leurs propres forces. Elles doivent s’organiser et mettre sur pied leur propre pouvoir, face à celui de la bourgeoisie. Sur les lieux de travail et dans les quartiers, des comités de travailleurs et de pauvres doivent être formés pour coordonner la lutte. Seule une telle organisation, structurée à l’échelle nationale et combinée à une grève générale, permettrait de renverser ce régime pourri et de le remplacer par le pouvoir révolutionnaire des travailleurs et de toutes les couches opprimées de la population sri-lankaise.