Le Moyen-Orient semble glisser inexorablement vers une guerre régionale. Durant une récente discussion du Secrétariat international de l’Internationale Communiste Révolutionnaire, nous nous sommes demandé à qui pourrait profiter un tel conflit.

D’un point de vue « raisonnable », il est évident qu’un tel scénario serait catastrophique pour le capitalisme. L’impérialisme américain ne serait pas le dernier à y laisser des plumes. Et pourtant, la plus puissante nation impérialiste du globe n’a pas l’air de pouvoir ou même de vouloir l’empêcher.

Il peut sembler que la classe dirigeante a perdu toute capacité de raisonner. Mais ce n’est pas totalement vrai.

En étudiant le comportement des impérialistes, on constate que ce qui serait raisonnable pour le système pris dans sa totalité ne l’est pas forcément du point de vue de certains de ses éléments individuels, et pourrait même leur être très dommageable. Ce phénomène se manifeste aussi bien en Ukraine qu’en Israël.

Avant que n’éclate la guerre en Ukraine, il aurait été logique, aussi bien du point de vue du capitalisme dans son ensemble que des impérialistes occidentaux, de conclure un accord avec Poutine, d’accepter que l’Ukraine ne puisse pas rejoindre l’OTAN et d’appliquer les accords de Minsk [1]. Cela signifie que Poutine aurait eu plus d’influence sur l’Ukraine et que la guerre aurait été évitée.

Le problème est que cela aurait été un aveu de faiblesse de la part des Etats-Unis. Si les Américains multiplient de tels aveux sur la scène mondiale, dans des zones qui furent longtemps sous leur influence, cela ne peut qu’être compris comme une reconnaissance de leur affaiblissement. Ils ne peuvent se le permettre, car cela finirait à terme par se traduire par l’abandon de certaines de leurs sphères d’influence au profit de puissances montantes, comme la Russie et la Chine.

Ils ont donc agi de façon diamétralement opposée à ce qui aurait été « le plus sensé à faire ». Ils ont intensifié la guerre en Ukraine jusqu’à être confrontés aujourd’hui au risque d’une défaite bien plus grave et profonde que celle qu’ils auraient subie s’ils avaient fait un compromis avec Poutine en 2022.

En Israël, les Américains ont systématiquement affirmé qu’une escalade n’était pas dans leur intérêt. Et pourtant, ils se précipitent précisément vers une guerre régionale. Là encore, l’option « raisonnable » et logique aurait été de faire sérieusement pression sur Netanyahou : ils auraient pu arrêter de fournir à son armée les armes et les technologies dont elle a besoin, et ne pas envoyer de forces supplémentaires dans la région.

Ce n’est qu’ainsi qu’il aurait été possible de contraindre le gouvernement israélien à suivre les conseils des Américains. Mais cela signifiait reculer face à l’Iran et affaiblir encore un peu l’influence des Etats-Unis dans la région. La logique de la situation les pousse donc à soutenir malgré tout une politique qui peut se révéler dévastatrice sur le long terme.

Mais il y a une logique dans cette apparente folie, comme l’a souligné Alan Woods durant notre discussion du Secrétariat international (SI) :

« Ce serait une sérieuse erreur que de s’imaginer que les impérialistes, les dirigeants des gouvernements bourgeois, décident toujours en fonction de ce qui est “raisonnable” du point de vue du système dans son ensemble. Ce n’est pas le cas. Il serait tout aussi faux de s’imaginer que tout ce qu’ils font est déterminé par leurs intérêts objectifs et rationnels.

« Les dirigeants actuels de l’Allemagne prennent-ils des décisions raisonnables du point de vue des intérêts du capitalisme allemand ? Absolument pas ! Ils se comportent de façon suicidaire et stupide. Ils ont ruiné l’Allemagne en obéissant au doigt et à l’œil aux diktats des impérialistes américains.

« Ils sont en train de s’en rendre compte, mais c’est trop tard. Le mal est fait. Est-ce que Starmer, en Grande-Bretagne, se comporte véritablement selon les intérêts du capitalisme britannique en se rangeant systématiquement derrière les Etats-Unis, jusqu’à les soutenir dans leurs folies ?

« La qualité des politiciens bourgeois actuels est un signe du déclin du système dans son ensemble. Il existait auparavant des dirigeants intelligents, capables de prendre en compte les intérêts généraux objectifs de la classe dirigeante de leur pays. Harold Macmillan – le dernier dirigeant conservateur intelligent qu’ait eu le Royaume-Uni – en est un exemple : il avait compris que la Grande-Bretagne avait perdu son empire et avait agi en conséquence. »

Il faut rappeler qu’en 1956 Anthony Eden, Premier ministre conservateur de 1955 à 1957, avait entraîné la Grande-Bretagne aux côtés de la France dans le fiasco de Suez. Ils avaient envahi l’Egypte – en coopération avec Israël – pour tenter de reprendre le contrôle du canal de Suez, que Nasser venait de nationaliser.

Eden n’avait pas compris que la Grande-Bretagne n’était plus la puissance qu’elle était auparavant. Après que les Américains l’aient contrainte à un repli humiliant, sa rétrogradation au rang de puissance de second ordre est devenue évidente. Dans notre discussion au SI, Alan Woods expliquait :

« Lorsque Macmillan est devenu Premier ministre en janvier 1957, la Grande-Bretagne possédait encore 15 colonies en Afrique. Il s’y rendit et prononça un discours célèbre : “un vent d’indépendance nationale souffle à travers l’Afrique”. Plus des deux tiers des possessions britanniques en Afrique se virent accorder l’indépendance durant le gouvernement Macmillan. En 1964, il n’en restait plus que quatre.

« C’était un recul, mais c’était un choix intelligent, qui correspondait aux intérêts de l’impérialisme britannique. Macmillan avait compris que ces territoires ne pourraient pas être conservés. Sa politique consistait donc à leur accorder une indépendance formelle pour tenter de continuer à les dominer économiquement. Depuis ce moment, la classe dirigeante britannique n’a eu personne qui ne fasse qu’approcher l’intelligence de Macmillan.

« Les Français ont agi différemment. Les impérialistes français se sont acharnés à occuper l’Indochine jusqu’au bout. Ils ont combattu à Diên Biên Phu alors qu’ils étaient sur le déclin et ont tout perdu. Les Américains ont ensuite pris leur place et ont commis la même erreur. Ils ont fait de même en Corée du Nord, en continuant à combattre jusqu’au moment où ils ont dû se replier la queue entre les jambes.

« Kissinger a fini par tirer une conclusion correcte à propos du Vietnam et dire quelque chose d’intelligent : “ils gagnent parce qu’ils ne perdent pas”. Et il ajouta : “nous perdons parce que nous ne gagnons pas”. C’était une réflexion profonde. Pour vaincre les Vietnamiens, les Américains avaient besoin d’une victoire décisive, ce qui était impossible. Le résultat fut une défaite colossale, bouleversante, pour les Etats-Unis. C’était la conséquence de leur stupidité absolue et de leur refus de regarder la réalité en face. Les Français ont fait la même chose en Algérie, comme le montre très bien le film La bataille d’Alger.

« Les puissances impérialistes ne peuvent gagner toutes les guerres dans lesquelles elles s’engagent, mais il faut des dirigeants compétents pour le comprendre. Il vaut la peine de se rappeler Genghis Khan, qui fut un monstre sanguinaire qui ne rechignait pas à utiliser l’arme de la terreur, mais aussi un homme rusé. Il suivait deux règles pour ses guerres : d’abord, ne jamais se lancer dans une bataille qu’on ne peut pas gagner, et ensuite se chercher des alliés.

« Pour gagner une guerre, il faut commencer par définir ce que vous entendez par gagner. Kissinger avait raison quand il disait : “ils gagnent en ne perdant pas, et nous perdons en ne gagnant pas”. »

Ce raisonnement s’applique parfaitement à Israël aujourd’hui. Ils ne réussiront pas à détruire le Hezbollah, pas plus qu’ils n’ont réussi à détruire le Hamas. Tout cela va mal finir.

Du fait de la brutalité et de la cruauté que les Israéliens ont déchaînées sur Gaza, pour chaque combattant que perd le Hamas, il en gagnera 10 ou 20 nouveaux, remplis de haine, assoiffés de vengeance et prêts à combattre et à mourir. Et cela durera longtemps, bien après que la guerre contre Gaza soit terminée. Israël ne gagne pas parce que le Hamas n’a pas perdu.

Le Hezbollah est encore une tout autre affaire. Il est vrai qu’il a subi des coups très durs et ne dispose pas des mêmes atouts technologiques qu’Israël. Mais il s’agit d’une force combattante bien plus puissante que le Hamas. Les Israéliens ont été incapables de la briser avec quelques coups rapprochés et précis. Israël a mis le pied dans le sud du Liban. Le Hezbollah combat donc sur son propre terrain et va pouvoir infliger de lourdes pertes à l’armée israélienne.

Il faut se souvenir qu’Israël est un très petit pays, qui est donc très vulnérable. Et cette vulnérabilité ne sera que plus apparente si devait éclater une guerre plus large, impliquant potentiellement l’Iran, dans laquelle Netanyahou tente d’entraîner tout le pays.

Est-ce que tout cela est cohérent du point de vue des intérêts à long terme d’Israël ? Non, clairement pas. Cette situation a déjà un impact terrible sur l’économie israélienne, crée de plus en plus d’insécurité pour les masses, et a écorné l’image de l’« invulnérabilité » israélienne élaborée par la classe dirigeante sioniste.

Mais les guerres suivent leur propre logique, et ce serait une erreur de s’imaginer qu’elles n’éclateront pas si elles ne correspondent pas à l’intérêt « raisonnable » des belligérants.

Cette guerre aura des conséquences catastrophiques et provoquera encore d’autres événements, qui se développeront à leur tour en suivant leur propre logique. La situation qui en résultera sera un terreau fertile pour des explosions révolutionnaires, d’abord au Moyen-Orient – avant tout au sein des régimes arabes réactionnaires qui ont appuyé Israël – mais aussi bien au-delà.

23 octobre 2024


[1] N.D.T. Les accords de Minsk ont été conclus en 2014 et 2015 pour tenter, officiellement, de mettre fin à la guerre du Donbass, qui opposait le gouvernement ukrainien et les rebelles soutenus par la Russie. Ils ont été signés par les chefs d’Etat ukrainien, russe et biélorusse, mais aussi par François Hollande et Angela Merkel. Ils prévoyaient notamment une plus grande autonomie pour les régions russophones du Donbass, mais n’ont jamais été véritablement appliqués, notamment par le gouvernement ukrainien. En 2022, Angela Merkel a reconnu que ces accords n’avaient été qu’un moyen de « gagner du temps » pour renforcer l’Ukraine. Entre 2015 et 2022, l’OTAN a investi plusieurs millions de dollars dans le rééquipement et l’entraînement des forces armées ukrainiennes.

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