Edito du numéro 3 de Défense du marxisme.
Le marxiste autrichien Ernst Fischer a écrit un livre très intéressant intitulé La nécessité de l’art. Publié pour la première fois en 1959, il m’a profondément marqué. Mon admiration pour ce livre n’a pas faibli avec le temps.
Bien sûr, on peut ne pas être d’accord avec telle ou telle affirmation de Fischer. Mais il formule des idées très profondes. Par exemple :
« L’art est nécessaire pour que l’homme puisse reconnaître et changer le monde. Mais l’art est également nécessaire en vertu de la magie qui lui est inhérente. » [1]
Comment interpréter ces lignes ?
Imaginons un instant un monde sans art, sans couleur, sans musique, sans danse, sans chant. Un tel monde serait insupportable, sinistre et misérable, même si l’on suppose que la nourriture, le logement et les soins existent en quantité suffisante pour tout le monde.
En réalité, sans la quête pour découvrir quelque chose de supérieur, de plus grand, de plus beau que la réalité sordide de l’existence quotidienne, la vie n’aurait aucun sens.
Un marxisme dévitalisé
Le marxisme est souvent accusé d’être un dogme sans vie, qui se limite à une analyse économique. C’est complètement faux. Certes, le matérialisme historique affirme qu’en dernière analyse la viabilité de tout système socio-économique est déterminée par sa capacité à développer les forces productives. C’est incontestable. Mais il serait franchement absurde de tirer de cette affirmation générale la conclusion que toute l’évolution complexe et contradictoire de notre espèce peut être réduite à des facteurs purement économiques.
Le matérialisme cherche à explorer les liens multiples entre toutes les formes de pensée – y compris l’art et la religion – et la vie réelle des hommes et des femmes, c’est-à-dire leur être social.
En dernière analyse, les changements dans notre façon de penser découlent de l’évolution des rapports sociaux. Cependant, les relations entre la pensée et la vie sociale ne sont ni automatiques, ni mécaniques. Elles sont complexes, contradictoires – bref, dialectiques.
Les idéalistes s’imaginent que toute l’histoire de l’humanité a été propulsée par la force des idées et – ce qui revient au même – par l’action des « grands hommes ». Or, en réalité, l’esprit humain est généralement conservateur ; il retarde sur les événements.
Les révolutions sociales (et artistiques) s’expliquent précisément par ce décalage chronique entre la conscience et le développement de la société, lequel repose sur les exigences des forces productives et d’autres facteurs objectifs indépendants de notre volonté.
Deux cultures
Pendant toute l’histoire de ce que nous appelons la civilisation, c’est-à-dire la société de classes, les idées dominantes ont été celles des classes dirigeantes. Celles-ci avaient le monopole de la culture ; les masses en étaient systématiquement exclues.
Les idéalistes considèrent l’art comme une manifestation autonome de l’esprit humain, quelque chose de mystérieux et d’inexplicable qui naît de la fantaisie du cerveau ou d’une inspiration divine. En réalité, dans les sociétés de classes, on retrouve toujours au moins deux cultures : la culture dominante, qui comprend généralement les écoles artistiques et littéraires les plus avancées, et une culture parallèle qui circule parmi les classes exploitées.
Comme l’écrivait Plekhanov :
« Le même capitalisme qui, dans le domaine de la production, est un obstacle à l’utilisation de toutes les forces productives dont dispose l’humanité moderne, est aussi un frein dans le domaine de la création artistique. » [2]
La culture comme outil d’oppression
La vie de la plupart des gens se caractérise par un labeur interminable dans des emplois ennuyeux et routiniers. Ils s’efforcent d’y échapper de différentes manières.
Le poète français Baudelaire parlait des « paradis artificiels » tels la drogue et l’alcool, qui servent d’échappatoires faciles à l’implacable monotonie de la vie quotidienne.
Bien sûr, il y a aussi le paradis artificiel ultime, la plus dure des drogues dures : la religion, qui offre aux hommes et aux femmes la perspective alléchante d’une vie de bonheur éternel – lorsqu’ils seront morts.
De nos jours, malgré la prétendue « liberté de la presse », ce fier joyau de la démocratie bourgeoise, les journaux quotidiens sont rigoureusement contrôlés par une poignée de milliardaires, et leur contenu est généralement insipide.
On prétend que les grandes entreprises « donnent au public ce qu’il veut ». En réalité, le Capital donne au public ce qu’il pense qu’il devrait avoir : un régime permanent constitué de bouillie intellectuelle, de sexe, de sport et de scandales, avec un minimum de politique et de culture – et sans rien qui nuise aux intérêts des banquiers et des capitalistes.
La promotion d’un tel divertissement vise un objectif simple : empêcher les gens de réfléchir à leurs problèmes et aux moyens concrets de les résoudre.
À cet égard, la classe dirigeante a connu un succès remarquable. La ferveur avec laquelle les fans de football appuient leur équipe contre toutes les autres est un excellent moyen de les empêcher de participer aux luttes de l’ensemble de la classe ouvrière contre les banquiers et les capitalistes.
Il n’y a là rien de nouveau. C’est l’équivalent moderne du « pain et des jeux ». Car même dans la société esclavagiste, le pain seul n’a jamais suffi à maintenir les masses dans un état de stupeur docile. C’est la principale fonction de la soi-disant « culture populaire ».
La télévision offre en général un spectacle désolant de faillite culturelle et morale : une pauvreté d’idées, un manque total d’originalité et de contenu, uniquement propre à créer un sentiment d’ennui et de dégoût dans n’importe quel esprit un tant soit peu cultivé.
C’est une insulte à l’intelligence des gens. Mais la dernière chose dont la classe dirigeante a besoin, c’est d’un public intelligent. Ce serait effectivement dangereux.
Mais cette tactique a des limites bien déterminées. Le jour viendra où les mêmes fans de football feront preuve d’une ferveur encore plus grande dans la lutte des classes. Comme le disait Frédéric le Grand : « Lorsque les baïonnettes se mettent à réfléchir, nous sommes perdus. »
La culture et la classe ouvrière
J’ai souvent entendu dire que la classe ouvrière ne s’intéresse ni à l’art, ni à la culture. Il est clair pour moi que ceux qui font de telles déclarations n’ont absolument aucune connaissance de la classe ouvrière, de ce qu’elle pense et ressent. C’est l’expression du snobisme viscéral des intellectuels de la classe moyenne : ils sont profondément convaincus de leur supériorité sur le reste de l’humanité. D’après mon expérience, pourtant, cette arrogance cache souvent une stupidité et une ignorance assez stupéfiantes.
La société de classes vise à étouffer le potentiel intellectuel des travailleurs, à les empêcher par tous les moyens d’acquérir un haut niveau de culture et de connaissances. Mais la soif d’apprendre, qui a été longtemps réprimée, se manifeste chaque fois que les travailleurs commencent à lutter. Nous le voyons dans chaque grève, où même les éléments les plus arriérés du salariat se mettent en quête d’idées.
C’est mille fois plus vrai lors des révolutions, lorsque les masses commencent à prendre leur destin en main et à changer la société. Alors, elles ressentent vivement le caractère limité de leurs connaissances ; elles s’efforcent d’apprendre et de comprendre. Cet effort est précisément le signe que les masses commencent à se débarrasser de la vieille mentalité d’esclaves et qu’elles aspirent à de plus grandes choses, c’est-à-dire à la culture.
Le capitalisme et l’art
Sous le capitalisme, l’aliénation de l’art a atteint des niveaux extrêmes. L’art authentique y est opprimé et supprimé, emprisonné dans un carcan étouffant, séparé des masses et soumis à la main de fer du marché.
Le poète anglais Robert Graves racontait que, dans sa jeunesse, un riche homme d’affaires l’avait réprimandé en lui disant que la poésie ne rapportait rien. Le jeune homme répliqua : « Peut-être, mais il n’y a pas non plus de poésie dans l’argent ». [3]
Dans le même esprit, John Ruskin remarquait qu’une jeune fille peut chanter son amour perdu, mais qu’un avare ne peut pas chanter son argent perdu. Pourquoi ? Parce que s’il le faisait, il ne susciterait pas de la sympathie, mais seulement un grand éclat de rire.
Dans la poésie, les êtres humains communiquent entre eux leurs pensées et leurs sentiments les plus intimes. Mais le capitaliste n’aime pas les gens, qui ne sont à ses yeux qu’un moyen de parvenir à ses fins – des machines à produire de la plus-value.
L’intérêt des capitalistes pour l’art est inversement proportionnel à leur intérêt à investir dans le développement de l’industrie, de la science et de la technologie, c’est-à-dire dans la production de choses utiles à la majorité de l’humanité. Il existe un vaste marché international de l’art, où les investisseurs s’empressent d’acheter tout ce qui est disponible, souvent aux prix les plus absurdes.
Les États-Unis sont évidemment le plus grand centre de ce commerce ; ils en contrôlent 42 %. Et il va sans dire que ces énormes dépenses en œuvres d’art n’ont pas grand-chose à voir avec l’esthétique. La plupart des œuvres qui y sont achetées ne sont pas destinées à être exposées, mais constituent un investissement économique – ou, pour appeler les choses par leur nom, de la spéculation.
Elles ne seront pas vues par le public, et la plupart d’entre elles ne seront même pas vues par leurs acquéreurs, qui sont souvent de grandes banques et de grandes entreprises.
De vieux chefs-d’œuvre, qui devraient être la propriété commune de toute l’humanité, sont cachés dans des coffres d’avares, où ils ne verront jamais la lumière du jour. L’humanité est ainsi privée d’une précieuse partie de son patrimoine.
La destruction de la culture
Dans sa période de déclin sénile, la bourgeoisie se livre à une destruction totale de la culture. Le nouveau cri de ralliement universel pour la « réduction des impôts » signifie des coupes budgétaires minant les éléments d’une existence semi-humaine qui ont été péniblement arrachés à la classe dirigeante, par le passé.
Les écoles, les salles de concert, les théâtres, les bibliothèques publiques : tout tombe sous le couperet. On ne peut manquer de penser à la célèbre phrase de Goering : « Quand j’entends le mot “culture”, je sors mon revolver. »
Cela ne signifie pas, bien sûr, que l’art ait cessé d’exister. Sous la surface, les pousses vertes cherchent toujours l’air et la lumière. Mais elles sont constamment bloquées par une épaisse couche d’argent, de mécénat et de privilèges.
Les galeries d’art, les marchands d’art, les maisons de disques et les studios d’enregistrement sont aux mains de l’élite économique. Des centaines de milliers de jeunes artistes talentueux se voient refuser l’accès aux moyens de la culture. Leur travail ne sera jamais exposé ou écouté.
Ces artistes émergeront lors d’une révolution, lorsqu’ils seront libérés des chaînes du grand capital qui écrase l’art.
Pour les capitalistes, l’art, la culture et l’éducation n’ont aucune valeur intrinsèque. Ils n’ont d’intérêt que dans la mesure où ils constituent une source d’enrichissement pour ceux qui ont déjà accumulé des fortunes obscènes. En d’autres termes, les œuvres d’art n’ont d’intérêt, à leurs yeux, que lorsqu’elles sont transformées en marchandises.
Pour payer moins d’impôts, les bourgeois ferment avec joie des écoles et des hôpitaux. S’ils peuvent faire payer à la population des services publics tels que les musées, les bibliothèques et les galeries d’art, ils les privatisent. Et si cela ne rapporte pas assez d’argent, ils les ferment.
Peu leur importe que ces « principes » constituent une menace pour la culture et les valeurs de la civilisation. Tout ce qui compte, c’est que le capital règne en maître et soit autorisé à piller le monde entier – sans entraves.
La conclusion est inéluctable : le maintien du capitalisme, c’est la mort de l’art. Sauver la culture et l’élever à un niveau supérieur, pour les générations futures, est une tâche essentielle de la lutte des classes.
Les fondements d’une société supérieure
Nous sommes au cœur d’une régression générale de ce que l’on appelait autrefois la civilisation. C’est le résultat inévitable du fait que l’actuel système socio-économique n’a plus de justification historique.
La civilisation est freinée par deux gigantesques entraves au progrès : la propriété privée des moyens de production et l’État-nation.
La période actuelle de l’histoire du capitalisme se caractérise, entre autres, par l’absence de grandes créations artistiques, de pensées originales et de progrès philosophiques. Elle se distingue par son extrême superficialité, sa pauvreté intellectuelle et son vide spirituel.
Le chemin vers la révolution socialiste passe par des luttes pour défendre les conquêtes de l’art et de la culture contre la menace que constituent la décadence et la dégénérescence du capitalisme.
La classe ouvrière ne peut rester indifférente au sort de la culture, qui est le socle sur lequel sera construit le futur édifice socialiste. Nous ne pouvons pas laisser la bourgeoisie le détruire !
La lutte contre l’impérialisme et le capitalisme est étroitement liée à la lutte pour défendre les acquis de la culture humaine contre une force destructrice qui menace de les écraser pour satisfaire son insatiable avidité. Les conquêtes de 5000 ans de civilisation humaine doivent être défendus, valorisés, chéris et préservés au bénéfice de nos enfants et petits-enfants.
Au seuil de la Seconde Guerre mondiale, Trotsky a rédigé un Manifeste pour défendre la liberté de l’art ; il a été publié sous la signature d’André Breton. En 1938, la Fédération internationale de l’art révolutionnaire indépendant (FIARI) a été créée dans la foulée de ce Manifeste.
Nous avons là un modèle inspirant à suivre !
Artistes, musiciens, écrivains et intellectuels ! Vous devez balayer toute peur, toute hésitation, et vous unir à la classe ouvrière dans la lutte révolutionnaire pour transformer la société et construire un monde nouveau, digne de l’existence humaine.
Nous vous invitons à nous rejoindre dans la lutte pour la culture et les conquêtes de la civilisation humaine contre la barbarie capitaliste.
Par votre activité, vous pouvez apporter une précieuse contribution à la lutte pour l’émancipation des travailleurs du monde entier, qui est la condition préalable à la libération de l’art et de la vie culturelle.
Ne restez pas à l’écart !
N’hésitez pas !
Prenez la place qui vous revient dans les rangs de l’Internationale Communiste Révolutionnaire !
Londres,13 mai 2024
[1] Ernst Fischer, The Necessity of Art, Penguin Books, 1963, p. 14
[2] Georges Plekhanov, Selected Philosophical Works, Vol. 5, Progress Publishers 1981, p. 456
[3] Cité dans Elizabeth Knowles (ed.), The Oxford Dictionary of Quotations, Oxford University Press, 1999, p. 349.