La condamnation de Marine Le Pen et de ses acolytes, le 31 mars dernier, a été accueillie avec satisfaction par un grand nombre de jeunes et de travailleurs. Leur réaction spontanée fut souvent : « ils l’ont bien mérité ! ». Cela ne découle pas d’une sérieuse analyse politique du jugement et de ses implications, mais d’une saine et légitime opposition à la propagande réactionnaire des chefs du RN, qui ne ratent jamais une occasion d’accuser les immigrés et les musulmans d’être responsables de tous les maux de la société. Les dirigeants de ce parti sont aussi connus pour réclamer contre les étrangers une justice implacable et « exemplaire ».
Dans la mesure où elle s’enracine dans une profonde hostilité à l’égard des idées du RN, nous comprenons la réaction positive qu’a suscitée le jugement du 31 mars. Cependant, le Parti Communiste Révolutionnaire commettrait une grave erreur s’il ajoutait sa voix aux célébrations qui ont accueilli la peine d’inéligibilité prononcée contre Marine Le Pen. Notre rôle est d’expliquer la signification et les implications politiques de ce jugement, qui n’a rien de progressiste, mais aussi de souligner le caractère totalement contre-productif des positions prises par les dirigeants officiels de « la gauche » et du mouvement syndical.
Le peuple et les juges
Il est fort possible, désormais, que Marine Le Pen ne puisse pas être candidate à la prochaine élection présidentielle. Ce n’est pas anecdotique, car tous les sondages placent la dirigeante du RN loin devant les autres candidats. Et il ne s’agit pas que de sondages. Ces dernières années, la longue ascension électorale du RN s’est accélérée. Marine Le Pen a réuni 13,2 millions de voix lors du deuxième tour de l’élection présidentielle d’avril 2022, contre 10,6 millions en 2017. Le RN a doublé son score, en nombre de voix, entre les élections législatives de juin 2022 et celles de juillet 2024.
Du point de vue des principes les plus élémentaires de la démocratie bourgeoise, il est pour le moins contestable qu’une poignée de juges non élus puissent écarter de la compétition présidentielle une candidate soutenue par des millions d’électeurs. Jean-Luc Mélenchon l’a immédiatement souligné en déclarant que « la décision de destituer un élu devrait revenir au peuple ». Cependant, il n’a pas tardé à préciser que ce qu’il contestait, en réalité, n’était pas la peine d’inéligibilité en elle-même, mais le fait qu’elle soit « immédiatement applicable et sans aucun recours juridique contre cette application immédiate. » Dans ce dernier raisonnement, la primauté démocratique du peuple sur les juges a disparu.
Il faut dire qu’en contestant la destitution par les juges, Mélenchon s’est attiré les foudres combinées de tous les dirigeants de l’aile droite du réformisme (PS, Vert, PCF, etc.). L’ex-FI Raquel Garrido a déclaré : « [Mélenchon] met en opposition les juges et le peuple, ce qui est un narratif d’extrême droite et de la droite affairiste ». Chloé Ridel (PS) a dénoncé « une rhétorique dangereuse dans un moment où il faut faire bloc pour défendre l’indépendance de la justice ». Marine Tondelier (Verts) a expliqué que « la justice juge au nom du peuple, par des lois qui sont établies par les parlementaires qui sont élus par des Français. Il n’y a pas d’opposition à faire entre les deux. » Fabien Roussel (PCF) a lancé un vibrant appel : « Respectons la justice ». Et ainsi de suite.
Une justice « indépendante » ?
Personne ne peut soupçonner le Parti Communiste Révolutionnaire de sympathiser avec l’extrême droite ou la « droite affairiste ». L’extrême droite et la droite – qui est toujours plus ou moins « affairiste » – sont nos ennemis de classe. Marine Le Pen et sa clique en font évidemment partie. Cependant, nous rejetons catégoriquement la propagande hypocrite sur « l’indépendance de la justice ».
Au dirigeant « communiste » Fabien Roussel, qui nous invite à « respecter la justice », rappelons que l’appareil judiciaire fait partie intégrante de l’appareil d’Etat bourgeois, dont le rôle est de défendre les rapports de production capitalistes et le pouvoir de la classe dirigeante. En dernière analyse, « l’Etat représentatif moderne est l’instrument de l’exploitation du travail salarié par le Capital », soulignait Engels. L’appareil judiciaire est organiquement lié à l’appareil policier, dont il couvre et protège les exactions, les crimes et la corruption notoire. Prétendre que la justice française est « indépendante » et qu’il faudrait « respecter » toutes ses décisions, c’est contribuer à semer la confusion dans l’esprit des jeunes et des travailleurs – au profit de la bourgeoisie et de son appareil d’Etat.
Par exemple, rappelons à Fabien Roussel que d’innombrables militants de son parti, au cours de son histoire, ont été jugés et condamnés par la « justice indépendante », et pas seulement sous la dictature du maréchal Pétain. Au printemps de l’année 1923, de nombreux dirigeants du PCF étaient en prison pour « atteinte à la sûreté de l’Etat » ; en réalité, parce qu’ils s’opposaient à l’occupation de la Ruhr par l’impérialisme français. En 1929, les 154 membres du Comité Central du PCF ont été inculpés pour « complot contre la sécurité de l’Etat ». En 1951, le militant communiste Henri Martin a été condamné à 5 ans de prison du fait de son opposition à la guerre d’Indochine. Dernier exemple (parmi bien d’autres) : après avoir été incarcéré et torturé en Algérie pendant trois ans, le dirigeant communiste algérien, Henri Alleg, a été condamné à 10 ans de prison par la justice française, en 1960, pour « atteinte à la sûreté extérieure de l’Etat » et « reconstitution de ligue dissoute ».
Dans tous ces cas, les communistes devaient-ils « respecter la justice » bourgeoise, comme nous y appelle aujourd’hui Fabien Roussel ? Ou devaient-ils la combattre ?
Beaucoup plus récemment, la justice a condamné en comparution immédiate – une procédure expéditive – de nombreux Gilets jaunes qui manifestaient contre le gouvernement des riches, ou encore des jeunes qui se révoltaient suite au meurtre de Nahel par un policier, à Nanterre. La « justice indépendante » harcèle les militants syndicaux les plus combatifs, comme le Secrétaire général de l’UD CGT du Nord, Jean-Paul Delescaut, auquel fut reproché de s’être opposé au massacre des Gazaouis. De nombreuses manifestations pro-palestiniennes ont été interdites, des militants pro-palestiniens ont été convoqués par la police – avec l’approbation des juges.
Nous pourrions prolonger cette liste indéfiniment. Toute l’histoire du capitalisme français fourmille d’exemples illustrant de façon très claire le fait que la justice n’est pas indépendante : elle est un instrument entre les mains de la classe dirigeante. Son glaive est dirigé contre la classe ouvrière.
« Ouvrir les yeux » des électeurs du RN ?
On pourrait nous répondre : « Dans le cas de Marine Le Pen, la justice a frappé non la gauche, mais la droite ; non des militants communistes ou syndicaux qui luttaient contre le patronat, mais une politicienne bourgeoise accusée d’avoir détourné des fonds publics. Dès lors, le mouvement ouvrier ne doit-il pas s’en laver les mains – et même s’en réjouir ? »
On entend dire, notamment, que la condamnation de Marine Le Pen pourrait « ouvrir les yeux » des électeurs du RN – et, dès lors, fragiliser ce parti. C’est là une sérieuse erreur d’analyse et de perspective. Quelle que ce soit leur opinion sur la gestion de l’argent alloué par le Parlement européen aux députés du RN, la masse des électeurs de ce parti – et en particulier ses millions d’électeurs exploités et opprimés – considèrent comme plus ou moins corrompue toute la classe politique « traditionnelle », tous les cadres dirigeants des partis « de gouvernement », à commencer par les membres des gouvernements successifs présidés par Emmanuel Macron. Et pour cause ! La corruption, les « prises illégales d’intérêt », les « abus de pouvoir », les « trafics d’influence » et autres magouilles gangrènent la vie politique française.
En janvier 2024, Le Monde publiait un article très détaillé sur les « affaires » judiciaires ayant directement concerné « vingt-six membres du gouvernement et proches collaborateurs d’Emmanuel Macron depuis 2017 ». On laisse aux lecteurs le loisir de se plonger dans cet article du Monde et d’apprécier, au passage, la mansuétude de la « justice indépendante » à l’égard de la plupart des personnalités concernées. Citons seulement deux cas assez remarquables.
En 2021, Eric Dupond-Moretti, alors ministre de la Justice, « a été accusé d’avoir tenté de régler ses comptes, après sa nomination comme garde des sceaux, avec trois magistrats ayant mis en cause ses clients à l’époque où il était avocat pénaliste. » Résultat : la Cour de justice de la République « a relaxé M. Dupond-Moretti le 29 novembre [2023]. Tout en estimant que le garde des sceaux était “en situation objective de conflits d’intérêts” et que ses décisions étaient matériellement constitutives de “prises illégales d’intérêts”, la cour a jugé que le ministre n’avait pas connaissance de cette situation. » Autrement dit, le ministre de la Justice aurait « objectivement » abusé de sa position pour régler des comptes personnels – mais sans le savoir ! Malgré la bouffonnerie manifeste d’un tel argument, « la Cour de cassation » l’a jugé convaincant et « a annoncé le 4 décembre 2023 qu’elle ne formerait pas de pourvoi, rendant la relaxe du ministre définitive. »
Gérald Darmanin, qui a participé à tous les gouvernements depuis 2017, a bénéficié de trois non-lieux consécutifs dans une affaire où il a « implicitement » admis avoir obtenu d’une jeune femme des faveurs sexuelles « en échange d’un logement et d’un emploi lorsqu’il était maire de sa ville. » Pour justifier ces non-lieux, la juge d’instruction a expliqué que « le droit ne se confond pas avec la morale ». Ceci explique sans doute pourquoi Bayrou a nommé Darmanin ministre de la Justice, et non de la Morale.
Dans ce contexte, la condamnation de Marine Le Pen ne va pas « ouvrir les yeux » des électeurs du RN, car leurs yeux sont déjà grands ouverts. Ils savent que les magouilles et la corruption sont généralisées à tous les niveaux de la vie politique, depuis les mairies de petites villes jusqu’au sommet de l’Etat. Ils savent aussi que, la plupart du temps, la justice française absout cette corruption et ces magouilles. C’est sur cette base qu’ils apprécient le jugement du 31 mars contre Marine Le Pen. Ils y voient une confirmation de l’idée qu’elle serait une « ennemie du système » – en quoi ils se trompent, bien sûr, mais ce ne sont pas les déclarations sur « l’indépendance de la justice » qui les feront changer d’avis. N’est-ce pas l’une des leçons de la dernière victoire électorale de Donald Trump, qui l’a emporté largement – dans les couches les plus pauvres de la société américaine – en dépit des nombreux procès que la bourgeoisie « libérale » lui a intentés ?
Un dangereux précédent
Dans une interview qu’il a accordée au Telegraph, le 7 avril dernier, Mélenchon déclarait à propos de la condamnation de Marine Le Pen : « Je trouve ce verdict délicieux parce qu’il met la pagaille au sein du Rassemblement National, donc il affaiblit l’adversaire. On va pouvoir respirer un peu pendant qu’ils se tapent dessus. C’est une bonne nouvelle pour nous. »
Encore une fois, Mélenchon se trompe lorsqu’il affirme que le jugement du 31 mars « affaiblit l’adversaire », c’est-à-dire le RN. Certes, il est possible que des tensions entre Le Pen et Bardella éclatent et plongent leur parti dans une belle « pagaille », comme le dit Mélenchon. Mais l’essentiel est ailleurs : la condamnation de Marine Le Pen – et, surtout, la lamentable réaction des dirigeants officiels de la gauche et du mouvement syndical – pourraient renforcer l’autorité du RN dans la masse des exploités et des opprimés.
Le jugement du 31 mars n’est pas une « bonne nouvelle » pour la gauche en général et pour Mélenchon en particulier. En ne s’y opposant pas fermement, le dirigeant de la FI s’expose d’autant plus au même type de verdict. Comme l’a souligné l’ancien ministre des Finances grec, Yanis Varoufakis : « Aujourd’hui, ils s’en prennent à Le Pen. Demain, ils s’en prendront à Mélenchon ». C’est tout à fait possible. A l’occasion de la condamnation de Marine Le Pen, les grands médias n’ont pas manqué de rappeler que le financement de la France insoumise est toujours dans les tuyaux de la justice française. Dans son édition du 2 avril dernier, Le Monde évoquait perfidement les « deux affaires pour lesquelles [Mélenchon] reste présumé innocent », c’est-à-dire potentiellement « coupable », ce qui ouvrirait la voie à son inéligibilité. Face aux protestations massives que cela susciterait, la bourgeoisie et ses juges pourraient alors plaider l’impartialité politique, « puisque » Marine Le Pen – de l’autre côté de l’échiquier politique – a été condamnée, elle aussi, avec l’approbation… de Mélenchon et de toute « la gauche ».
Comment briser l’ascension du RN ?
Il est inutile de spéculer sur l’orientation et les relations politiques des juges qui ont condamné Marine Le Pen ; quelles qu’elles soient, le fait est que ce verdict est conforme à l’inquiétude que le RN suscite dans une large fraction de la bourgeoisie française. Celle-ci redoute, non sans raison, qu’un gouvernement du RN aggrave l’instabilité sociale et la polarisation politique. Par ailleurs, le RN ne lui offre pas les mêmes garanties qu’un gouvernement « centriste » en matière de politique étrangère, notamment à l’égard de la guerre en Ukraine et de l’Union Européenne.
Nous reviendrons ailleurs sur l’attitude de la grande bourgeoisie à l’égard du RN. Pour conclure notre analyse, nous devons aborder la question la plus importante, celle qui domine – ou devrait dominer – toute la discussion sur la condamnation de Marine Le Pen : quelles sont les causes fondamentales du succès électoral du RN ?
C’est parfaitement clair. La profonde crise du capitalisme provoque une polarisation politique vers la gauche et vers la droite, mais cette polarisation est d’autant plus forte à droite que « la gauche » trahit et déçoit les aspirations de tous ceux dont elle censée défendre les intérêts.
En France, c’est « le tournant de la rigueur » engagé par François Mitterrand, en 1982, qui a donné le coup d’envoi de l’ascension du RN (le FN, à l’époque). Depuis, les renoncements, capitulations et trahisons de tous les gouvernements « de gauche », qui ont tous défendu les intérêts de la grande bourgeoisie, ont joué un rôle central dans l’ascension du RN.
En 2017, le PS s’est effondré au profit de la France insoumise, qui a permis à la radicalisation politique de s’exprimer massivement sur la gauche de l’échiquier politique. Mais les erreurs et les oscillations des dirigeants réformistes de la FI, et notamment leur réconciliation formelle – dans la NUPES, puis le NFP – avec toute la « vieille gauche » discréditée (PS, Verts et PCF) ont favorisé l’accélération de la polarisation vers la droite.
Lorsque la colère des masses contre la régression sociale ne trouve pas d’expression adéquate à gauche, cela ouvre un boulevard à la démagogie « anti-système » des populistes de droite. C’est vrai en France comme ailleurs. Trump, Meloni, Farrage et l’AfD en sont des exemples évidents ; leurs succès ont découlé de la faillite de « la gauche » aux Etats-Unis, en Italie, en Grande-Bretagne et en Allemagne.
La conclusion qui en découle est limpide : pour affaiblir le RN, la gauche et le mouvement syndical doivent défendre une alternative de gauche radicale à la démagogie « anti-système » de Marine Le Pen et sa clique. La France insoumise et la CGT, en particulier, devraient défendre un programme et une stratégie visant à renverser le gouvernement des riches et le remplacer par un gouvernement des travailleurs.
Force est de constater que ce n’est pas du tout l’orientation actuelle des dirigeants de la FI et de la CGT. La perspective immédiate de Mélenchon est de « respirer un peu pendant » que Le Pen et Bardella « se tapent dessus » (si tant est qu’ils se tapent dessus). Quant à Sophie Binet (CGT), elle appelle à manifester, le 12 avril, non contre le gouvernement des riches et sa politique d’austérité, mais pour la défense de... « l’Etat de droit », celui-là même qui brutalise les Gilets jaunes, les jeunes révoltés contre les violences policières, les manifestants pro-palestiniens, les syndicalistes combatifs et, de manière générale, tous ceux qui se battent contre le capitalisme et l’impérialisme français.
Cet appel à manifester « pour la défense de l’Etat de droit » n’est que la dernière illustration du lamentable conservatisme qui règne au sommet de la CGT, pour ne rien dire des dirigeants des autres confédérations syndicales. De manière générale, il y a un énorme décalage entre la colère croissante des masses et l’extrême modération des dirigeants officiels du mouvement ouvrier. C’est la contradiction centrale de la situation actuelle. Tant qu’elle ne sera pas résolue, d’une façon ou d’une autre, c’est la droite populiste qui en profitera.