Issu d’une famille bourgeoise et protestante, André Gide (1869-1951) a longtemps navigué fort loin du mouvement communiste. C’est seulement à l’âge de 62 ans, en 1932, qu’il se rapproche du PCF et déclare son « amour » à l’URSS. La montée du fascisme en Allemagne fut l’un des principaux facteurs de cette évolution politique.
Immédiatement, la bureaucratie soviétique et celle du PCF – alors fermement stalinienne – s’efforcent d’exploiter à leur profit l’énorme popularité de l’écrivain français. Gide court les meetings du PCF, signe ses pétitions, rédige des articles pour ses journaux et revues. Dans le même élan, il se plonge dans les écrits de Marx et de Lénine, mais n’est pas capable de saisir la profonde contradiction entre ceux-ci et le dogmatisme stalinien. Du moins, pas encore.
A l’initiative du régime soviétique, un voyage de Gide en URSS est organisé. L’objectif de la bureaucratie stalinienne est clair : il s’agit d’obtenir de l’écrivain des déclarations publiques d’approbation et d’admiration à l’issue d’un voyage strictement balisé, au cours duquel ne lui seraient montrés qu’une série d’usines modèles, de kolkhozes radieux, de citoyens soviétiques heureux, bien nourris, bien logés, débordant de reconnaissance pour les dirigeants du pays et son « chef génial », Joseph Staline. Divers écrivains et célébrités de l’intelligentsia occidentale se sont déjà prêtés à ce petit jeu, avec une « naïveté » d’autant plus obstinée que le régime soviétique les a bien payés, et même très bien.
André Gide arrive à Moscou le 17 juin 1936. Le 20 juin, sur la place Rouge, il prononce un discours à l’occasion des funérailles d’un grand écrivain russe, Maxime Gorki. Puis, accompagné de quelques amis communistes français, il passe deux mois et demi à sillonner l’URSS.
En novembre de la même année, il publie son Retour de l’URSS. Pour les staliniens de Moscou et Paris, c’est la douche froide. Gide n’a pas écrit le livre qu’ils attendaient.
Désillusions
Dans son développement même, le Retour de l’URSS reflète les doutes et les désillusions croissantes qui s’accumulent, dans l’esprit de Gide, au fur et à mesure qu’il s’efforce de voir et de comprendre la réalité de la société soviétique, loin du tableau idyllique qu’on lui demande d’admirer. Il est trop sincère et perspicace pour se contenter de ce que lui montrent et lui expliquent ses guides et interprètes.
Gide ne comprend pas bien les causes profondes de ce qui le trouble et le choque. Il n’a pas encore lu les analyses de Léon Trotsky sur la dégénérescence bureaucratique de la Révolution russe. Il porte son regard attentif sur les hommes et les choses, sur les rapports sociaux, la culture et même la qualité des marchandises, mais il ne saisit pas le rôle des facteurs économiques dans les contradictions criantes, les inégalités, l’ignorance et le « conformisme » qu’il perçoit.
Il l’écrit lui-même : « Les questions proprement économiques échappent à ma compétence ». Plus loin : « Je ne suis pas un technicien et c’est par leur retentissement psychologique que les questions économiques m’intéressent ». Précisément pour cette raison, bien des remarques « psychologiques » de Gide sont superficielles. Mais l’intérêt du livre est ailleurs : dans les passages, qui sont les plus nombreux, où les observations et les réflexions de l’écrivain frappent juste, malgré son maigre bagage théorique.
Les profondes inégalités sociales le consternent, et il redoute « que ces différences, au lieu de s’atténuer, n’aillent en s’accentuant ». Il ajoute : « on voit se reformer (…) sinon déjà des classes, une sorte d’aristocratie ». Il déplore l’« état d’esprit petit-bourgeois qui, je le crains, tend à se développer » et qui est « profondément et foncièrement contre-révolutionnaire ».
Le sommet de cette « aristocratie » petite-bourgeoise et contre-révolutionnaire, c’est la bureaucratie dirigeante elle-même ; c’est Staline et les plus hauts dignitaires du régime. Gide ne l’écrit pas tel quel ; il est clair qu’il ne prend pas toute la mesure de ce qu’il avance ; mais les premiers concernés (les bureaucrates eux-mêmes) savent à quoi s’en tenir. Ils sont furieux : Gide n’a pas été « rentable », comme il l’écrira lui-même.
Il enfonce le clou : « L’esprit que l’on considère comme “contre-révolutionnaire” aujourd’hui, c’est ce même esprit révolutionnaire, ce ferment qui d’abord fit éclater les douves à demi-pourries du vieux monde tsariste. » Plus loin, il identifie le « trotskysme » à cet « esprit révolutionnaire ». Au moment où il écrit cela, deux des plus éminents dirigeants du parti bolchevik, Zinoviev et Kamenev, viennent d’être accusés (à tort) de « trotskysme » et, sur cette base, fusillés à l’issue du premier grand « procès de Moscou », en août 1936.
Comment s’adresser à Staline ?
Tout le long de son petit livre (moins de 100 pages), Gide saute d’un thème à l’autre, oscille entre motifs d’espoirs et d’inquiétudes, égrène les anecdotes qui l’ont marqué. Par exemple, de passage à Gori, la petite ville de Géorgie où naquit Staline, Gide se propose de lui envoyer un message de remerciement, « en réponse à l’accueil de l’URSS où, partout, nous avons été acclamés, festoyés, choyés ».
Problème : dans le court message que Gide écrit, Staline est simplement désigné par « vous ». Le traducteur réclame une autre formulation : « On me propose “Vous, chefs des travailleurs”, ou “maître des peuples” ou… je ne sais plus quoi. Je trouve cela absurde ; proteste que Staline est au-dessus de ces flagorneries. Je me débats en vain. Rien à faire. On n’acceptera ma dépêche que si je consens au rajout. Et, comme il s’agit d’une traduction que je ne suis pas à même de contrôler, je me soumets de guerre lasse, mais en déclinant toute responsabilité et en songeant avec tristesse que tout cela contribue à mettre entre Staline et le peuple une effroyable, une infranchissable distance ».
Là encore, il est évident que Gide ne prend pas toute la mesure de ce qu’il constate, car en réalité Staline n’est pas « au-dessus de ces flagorneries » ; au contraire, il les exige. Toujours est-il que la flèche de Gide, malgré lui, atteint sa véritable cible.
Les Retouches
La parution du livre de Gide, qui se vend d’emblée à 150 000 exemplaires, lui vaut de nombreuses injures dans L’Humanité et ailleurs. La bureaucratie du PCF mobilise ses « plumes » les plus acides. Un meeting est même organisé, à Nice, pour y conspuer le Retour et son auteur.
Gide passe outre les insultes, mais tient à répondre à ce qu’il estime être, à tort ou à raison, des « critiques de bonne foi ». Il le fait dans un second livre publié en juin 1937 : Retouches à mon « Retour de l’URSS ».
Le plus remarquable, dans ces Retouches, c’est qu’elles se rapprochent nettement de l’analyse trotskyste de l’URSS. La lecture du Retour, déjà, avait apporté à Trotsky « une grande satisfaction morale » [1]. Nous ignorons s’il a lu les Retouches, mais nous savons, par contre, que Gide a lu Trotsky (entre autres) pour préparer sa réponse aux intellectuels staliniens ulcérés par le Retour.
Cette fois-ci, Gide s’efforce d’aller au fond des choses. Il s’intéresse plus sérieusement aux bases matérielles des inégalités et du bureaucratisme. A l’appui de nombreuses statistiques, il dresse un tableau assez détaillé de l’indigence économique – et, partant, culturelle – de l’Union Soviétique.
Dans La révolution trahie (1936), Trotsky a démontré que c’est précisément cette indigence, l’arriération économique et culturelle de l’URSS, mais aussi son isolement, son encerclement par des puissances impérialistes, qui furent les causes les plus fondamentales de la dégénérescence bureaucratique de la Révolution russe, à partir du milieu des années 1920. Dans ses Retouches, Gide est encore loin d’atteindre la clarté et la scientificité des analyses de Trotsky, mais il s’en approche un peu. Il insiste sur le lien organique entre les privilèges des bureaucrates et la pauvreté des masses ouvrières et paysannes.
A propos de la bureaucratie, Gide écrit : « Des trois conditions que Lénine estimait indispensables pour éviter que les fonctionnaires ne devinssent des bureaucrates : 1) amovibilité perpétuelle et éligibilité en tout temps ; 2) salaire égal à celui de l’ouvrier moyen ; 3) participation de tous au contrôle et à la surveillance, de manière – insistait-il – que tous soient temporairement fonctionnaires, mais que personne ne puisse devenir “bureaucrate” – de ces conditions, aucune des trois n’est remplie. » C’est parfaitement exact.
« Un caractère indépendant »
Le ton et l’argumentation des Retouches sont nettement plus offensifs que ceux du Retour. Gide contre-attaque. Parmi les meilleures pages, il y a celles où l’écrivain critique la tentative de « séduction » (en fait, de corruption) dont il a été l’objet lors de son séjour en URSS.
Par exemple, il tente de calculer le coût exorbitant des innombrables, fastueux et interminables banquets organisés en son honneur, puis compare son estimation aux misérables salaires de la masse des travailleurs. Il ajoute : « Rien, pour m’être offert, ne semblait trop bon, trop exquis. J’aurais eu bien mauvaise grâce à repousser ces avances ; ne le pouvais ; et j’en garde un souvenir merveilleux, une vive reconnaissance. Mais ces faveurs mêmes rappelaient sans cesse des privilèges, des différences, où je pensais trouver l’égalité ».
Au passage, il attaque implicitement tous les écrivains occidentaux qui, pour s’enrichir, se laissent « séduire » par le régime soviétique. Il écrit : « Les journaux m’avaient appris qu’en quelques mois plus de 400 000 exemplaires de mes livres s’étaient vendus. Je laisse supputer le pourcentage des droits d’auteur. Et les articles si grassement payés ! Eussé-je écrit sur l’URSS et sur Staline un dithyrambe, quelle fortune !... » Gide a cédé l’intégralité de ses droits d’auteur à la Société des Auteurs Soviétiques. Mais bien des « amis de l’URSS » n’en firent pas autant…
D’un point de vue strictement théorique et politique, le Retour et les Retouches ont bien des défauts. Le contraire serait surprenant, car André Gide était tout sauf un militant révolutionnaire doté d’une solide formation marxiste. Malgré cela, ses deux livres sur l’URSS – dont le style est admirable – méritent une place parmi les « classiques » de la littérature anti-stalinienne. Comme l’écrivait Trotsky en 1937 : « André Gide est un caractère absolument indépendant, qui possède une très grande perspicacité et une honnêteté intellectuelle qui lui permet d’appeler chaque chose par son nom véritable. Sans cette perspicacité, on peut balbutier sur la révolution, mais non la servir. » [2]
Après la publication des Retouches, la parenthèse « communiste » de Gide s’est refermée. Il n’était pas de taille à continuer ce combat. Restent deux beaux livres dans lesquels il a réalisé cet acte odieux aux dirigeants staliniens : « appeler chaque chose par son nom véritable ».
[1] Interview de Trotsky dans Paris-Midi, le 16 février 1937.
[2] « Sur une interview d’André Malraux », le 9 avril 1937.