Depuis la nomination de Sébastien Lecornu, le 9 septembre, les grands médias nous chantent la même rengaine qu’aux premiers jours de Barnier et de Bayrou à Matignon : le nouveau Premier ministre est un homme de « dialogue » et de « compromis », un « négociateur » affable et apprécié des oppositions parlementaires – bref, l’équivalent politique du gendre idéal.
La répétition de ces formules creuses est de moins en moins crédible. Sébastien Lecornu est déjà massivement rejeté : un sondage publié dimanche le crédite de 16 % d’opinions favorables. Jamais un Premier ministre, en France, n’avait commencé aussi bas.
Tout le baratin médiatique sur les qualités personnelles de Lecornu n’a qu’une fonction : tenter de donner du crédit aux « concertations » à venir entre Matignon et toutes les « oppositions » parlementaires (à l’exception de la FI), ainsi qu’avec les directions confédérales des syndicats.
Si tous les partis qui ont fait tomber Bayrou, le 8 septembre, s’engageaient à voter la prochaine motion de censure, Lecornu serait condamné à la chute dès la reprise des travaux parlementaires. Une dissolution de l’Assemblée nationale – ou, à défaut, une démission de Macron – serait alors pratiquement inévitable.
Cependant, à cette heure, seule la FI s’est fermement engagée à censurer Lecornu. Les dirigeants du RN, du PS, des Verts et du PCF ont tous accepté de jouer le jeu du « dialogue » avec le nouveau Premier ministre. Comment l’expliquer ? Pourquoi des partis qui ont renversé Bayrou, le 8 septembre, se montrent-ils ouverts à la discussion avec le macroniste pur jus qui lui a succédé ? Et combien de temps cela peut-il durer ?
Il n’est pas inutile d’aborder cet aspect de la situation politique, car cela permet d’indiquer – par contraste – quelles sont les tâches de la FI et de l’aile gauche du mouvement syndical.
La « coquetterie » du RN
Les dirigeants du RN disent n’avoir « aucune illusion » dans le nouveau Premier ministre ; ils demandent des élections législatives anticipées ; mais, dans le même temps, ils ne veulent pas s’engager à censurer le gouvernement dès que possible. Ce sera « soit la rupture, soit la censure », expliquent-ils. Mais s’ils n’ont « aucune illusion » dans la possibilité d’une « rupture », à quoi bon attendre ? Franceinfo cite un « lieutenant mariniste » qui tente une explication : « parce qu’il y a 5 % de notre électorat qui a besoin d’être rassuré, de voir qu’on tente de négocier. Pour les retraités notamment, cette coquetterie compte. »
En réalité, il y a bien une « coquetterie » des dirigeants du RN, mais elle ne vise pas 5 % de leur électorat, ou du moins pas principalement. Elle s’adresse surtout à la grande bourgeoisie, qui est obligée, désormais, d’envisager un gouvernement de coalition dirigé par le RN. A l’heure où un nombre croissant de dirigeants LR s’y préparent, Le Pen et sa clique cherchent à rassurer le grand patronat, à lui démontrer qu’ils sont « responsables » et « respectueux des institutions » (« à la différence de Mélenchon », l’homme du « chaos »).
Cependant, la limite absolue de cette « coquetterie », c’est ce qu’en pense l’électorat ouvrier du RN, qui n’a aucune illusion dans Lecornu et exige sa chute au plus vite. Les dirigeants du RN le savent bien et seront contraints – sans doute assez vite – d’arrêter les courbettes pour s’engager sur le vote d’une motion de censure.
D’autres facteurs entrent en ligne de compte dans l’attitude du RN à l’égard du nouveau Premier ministre. Un gouvernement dirigé par le RN, dans la foulée de législatives anticipées, mènerait une politique d’austérité assez semblable à celle des macronistes, ce qui plomberait la candidature de Le Pen (ou de Bardella) à l’élection présidentielle. Par ailleurs, ce dont Le Pen et Bardella ne veulent surtout pas, c’est d’une élection législative anticipée qui se tiendrait dans le sillage (voire au beau milieu) d’une puissante mobilisation des jeunes et des travailleurs. Un tel scénario favoriserait la FI, qui soutient les luttes des travailleurs – au détriment du RN, qui s’y oppose.
Du point de vue du mouvement ouvrier, la conclusion est claire : le meilleur moyen de briser l’ascension électorale du RN, c’est la lutte des classes, la lutte extra-parlementaire massive, unifiant l’ensemble des travailleurs – quelle que soit leur origine, leur nationalité et leur religion – sur la base d’un programme de rupture avec toutes les politiques d’austérité. Le RN flatte sans cesse le « peuple français », mais il ne redoute rien tant que les luttes massives du peuple travailleur pour défendre ses droits et ses conditions de vie.
Le PS « au centre du jeu » – ou au bord du gouffre ?
Depuis la chute de Bayrou, « le Parti socialiste se retrouve une nouvelle fois au centre du jeu », écrivait récemment un journaliste de Franceinfo. Le fait est qu’à eux seuls, les 66 députés du PS peuvent mettre Lecornu à l’abri d’une motion de censure. Dès lors, ils marchandent leur soutien : ils demandent à Lecornu « des actes » sur la taxation des plus riches et sur la réforme des retraites, notamment.
Les exigences « sociales » du PS sont archi-modérées : par exemple, ils ne demandent plus l’abrogation de la dernière réforme des retraites. Et pour cause : s’ils exigeaient fermement un retour à la retraite à 62 ans, les dirigeants du PS seraient contraints de censurer Lecornu immédiatement, car ce dernier n’a pas la moindre intention de céder sur une question qui touche aux intérêts fondamentaux de la grande bourgeoisie. Or c’est le cas de la réforme des retraites de 2023.
Compte tenu de la situation économique de la France et des besoins objectifs de la classe dirigeante, Lecornu ne pourra pas aller au-delà de l’abandon du projet de suppression de deux jours fériés, à quoi il ajoutera quelques mesures symboliques. Pour le reste, il partira du projet de budget austéritaire concocté par François Bayrou, et s’y tiendra. Son budget attaquera les jeunes, les travailleurs, les chômeurs et les retraités – au profit du grand patronat.
Les dirigeants du PS le savent très bien et, dès lors, feront face au dilemme suivant : soit ils payent le prix fort, électoralement, d’un soutien au gouvernement Lecornu, sachant qu’ils ont beaucoup à perdre aux élections municipales de mars prochain ; soit ils votent la censure, au risque de précipiter des élections législatives anticipées dont l’issue serait, pour eux, très incertaine. En l’absence d’un accord électoral avec la FI (du type Nupes ou NFP, c’est-à-dire dès le premier tour), le PS pourrait perdre de très nombreux sièges à l’Assemblée nationale.
Dans le premier cas, le mal est quasiment certain ; dans le deuxième, il n’est que probable. Dès lors, on peut supposer que les dirigeants du PS s’orienteront vers une censure de Lecornu, tôt ou tard. Simplement, ils vont tenter d’en retarder l’échéance, notamment parce qu’Olivier Faure et compagnie ne veulent pas – eux non plus – d’une élection législative anticipée qui se tiendrait dans le contexte d’une puissante mobilisation des jeunes et des travailleurs. Comme les dirigeants du RN et de toute la droite, les chefs du PS redoutent que la FI en profite à leur détriment.
Les directions du PCF et des Verts sont dans une situation analogue à celle des dirigeants du PS. Ils font face au même dilemme. Ils savent qu’en l’absence d’une alliance générale avec la FI, dès le premier tour, des élections législatives anticipées pourraient très mal se terminer pour eux. Cependant, s’ils ne votent pas la censure contre Lecornu et son budget austéritaire, ils en sortiront profondément discrédités – au profit de la FI. Pour le reste, ils s’efforcent de se tenir au plus près du PS, mais sans rompre totalement avec la FI. On a vu ce que cela signifiait lorsque le PS a refusé de voter la censure contre Bayrou, en janvier 2025 : les dirigeants du PCF et des Verts ont voté la censure, mais ils ont défendu le PS contre les attaques de Mélenchon. Dans ce domaine, Marine Tondelier ne se distingue de Fabien Roussel que par une moindre agressivité à l’égard de la FI. Mais qui s’intéresse encore à toutes ces postures savamment dosées ? Certainement pas la masse des jeunes et des travailleurs, dont la couche la plus consciente et la plus militante tourne ses regards vers la force politique la plus « radicale », toutes proportions gardées : la France insoumise.
Le rôle de la France insoumise
La France insoumise est la seule force parlementaire qui appelle à renverser à la fois Lecornu et Macron, dès que possible. Non seulement la FI s’engage à censurer d’emblée le nouveau gouvernement, mais elle appelle à intensifier la mobilisation extra-parlementaire dans la rue et les entreprises. Tout ceci place le mouvement de Mélenchon dans une position favorable pour bénéficier de l’opposition massive au pouvoir macroniste.
Cependant, les dirigeants de la FI ont démontré plus d’une fois, par le passé, qu’ils pouvaient virer à droite au pire moment. Ce fut le cas lorsqu’ils ont constitué la Nupes, en avril 2022 : la FI a repêché tous les naufragés de l’aile droite du réformisme (PS, Verts et PCF), lesquels ont repris leurs attaques droitières contre la FI une fois passées les élections législatives. La constitution du NFP, en juin 2024, fut une répétition de la même erreur, qui s’est terminée de la même manière.
Si Mélenchon et ses camarades répétaient cette erreur une troisième fois, à l’occasion d’élections législatives anticipées, ils feraient un gros cadeau au RN. C’est bien simple : une nouvelle alliance électorale du type NFP avec le PS, les Verts et le PCF ne suscitera aucune espèce d’adhésion chez ces millions de travailleurs qui détestent (non sans raison) ces trois vieux « partis de gouvernement », et en particulier le PS. Dès lors, ces travailleurs oscilleront entre l’abstention et le vote RN. Ne pas le comprendre, c’est passer totalement à côté de la dynamique politique fondamentale, qui peut se ramener à l’équation suivante : dès que la FI vire à droite, c’est le RN qui en profite ; inversement, plus la FI virera à gauche, plus elle minera l’ascension du RN.
Dans l’immédiat, la FI doit jeter toutes ses forces dans le développement de la lutte extra-parlementaire qui s’est engagée le 10 septembre. En appelant à la « grève générale », Mélenchon a frappé juste. Mais la construction d’une grève générale et, surtout, d’un vaste mouvement de grèves reconductibles, qui seul peut créer les conditions d’une victoire décisive de notre camp, suppose un énorme travail d’agitation et d’organisation – secteur par secteur, entreprise par entreprise.
Plusieurs fédérations et structures locales de la CGT poussent dans cette direction, contre la volonté de leur direction confédérale. La FI doit se ranger aux côtés de l’aile gauche de la CGT et engager avec elle une vaste campagne pour construire un « blocage » durable du pays. Ce faisant, les travailleurs démontreront à tous – et d’abord à eux-mêmes – qu’ils sont la force décisive de la société, celle qui doit prendre le pouvoir et réorganiser l’économie sur de nouvelles bases : des bases socialistes.