Pour bien comprendre la situation actuelle et la guerre commerciale qui fait rage entre les grandes puissances, il est essentiel de revenir sur le développement historique du commerce international et sur la position des marxistes concernant le « libre-échange » et le protectionnisme.

Libre-échange ou protectionnisme ?

A ses débuts, le capitalisme devait briser les chaînes du féodalisme : c’était la tâche des révolutions bourgeoises, comme la Révolution française de 1789. Elles ont permis l’émergence de marchés nationaux unifiés au sein desquels régnait le « libre-échange ».

Mais à un certain stade, la libre concurrence s’est muée en une économie dominée par d’immenses monopoles. Les entreprises les plus performantes ont écrasé leurs concurrentes et les capitalistes, en quête de débouchés nouveaux, ont dépassé les frontières nationales : c’est la genèse de l’impérialisme – analysé par Lénine dans L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme (1916). Ce processus est au cœur du phénomène de mondialisation.

Loin d’être une opposition idéologique, la confrontation entre protectionnisme et libre-échange est dictée par les intérêts des classes dominantes à un moment donné. Ainsi, la Grande-Bretagne imposait le libre-échange au XIXe siècle, par exemple par les « guerres de l’opium », tandis que les Etats-Unis et l’Allemagne, encore émergents, protégeaient leur industrie pour la développer et devenir compétitifs. Une fois chose faite, les rôles se sont inversés : ces derniers sont devenus à leur tour des champions du libre-échange, tandis que la Grande-Bretagne, dont les intérêts étaient désormais menacés, a adopté une politique protectionniste.

On entend souvent que Marx était pour le libre-échange. Dans son fameux Discours sur la question du libre-échange (1848), il déclarait :

« En général, de nos jours, le système protecteur est conservateur, tandis que le système du libre-échange est destructeur. […] Il pousse à l’extrême l’antagonisme entre la bourgeoisie et le prolétariat. En un mot, le système de la liberté commerciale hâte la révolution sociale. C’est seulement dans ce sens révolutionnaire que je vote en faveur du libre-échange. »

Sous le capitalisme, il est donc vrai que Marx était plutôt favorable au libre-échange. Non pas parce qu’il améliore la vie de la classe ouvrière, mais parce qu’il accentue les contradictions internes du capitalisme. Il voyait dans la mondialisation un moyen de développer les forces productives à une échelle inédite – condition préalable à l’instauration du communisme.

La période d’après-guerre

C’était une brillante anticipation de Marx. Entre 1870 et 1914, le commerce international s’intensifie, mais la dynamique est brisée par la Première Guerre mondiale. C’est surtout pendant la période des « Trente Glorieuses » que la mondialisation capitaliste a connu une expansion sans précédent. A cette époque, plusieurs institutions internationales ont été créées afin de favoriser le commerce international : le GATT (future OMC), le FMI, la Banque mondiale, etc.

Ce mouvement s’est poursuivi après la grande crise économique des années 1970. De 13 % du PIB mondial en 1970, les échanges internationaux sont passés à 31 % en 2008. Sur fond de baisse générale des tarifs douaniers, les échanges commerciaux, les investissements directs à l’étranger et les chaînes d’approvisionnement étaient tels que le capitalisme semblait avoir dépassé un obstacle majeur au développement des forces productives : l’Etat-nation.

La combinaison des ressources venant du monde entier et la division internationale du travail ont stimulé le développement de la technologie et des forces productives comme jamais auparavant. Avec la chute de l’Union soviétique, la « fin de l’histoire » – sous la forme d’un capitalisme florissant et pacifié – était proclamée.

Mais la crise de 2008 a brisé cette illusion. Soudainement, la demande a baissé et les marchés ont commencé à se contracter. Après des décennies de croissance spectaculaire, le commerce international s’est mis à stagner. Ces dernières années, la pandémie, la guerre en Ukraine et au Moyen-Orient, n’ont fait qu’accélérer ce processus. La mondialisation, jadis vecteur de croissance, est devenue source de tensions. La guerre commerciale était inévitable.

La montée du protectionnisme

Donald Trump est souvent accusé d’être l’initiateur de la politique protectionniste des Etats-Unis. Mais avant lui, Barack Obama prônait le « Buy American! » et ressuscitait une loi de 1933 favorisant les produits américains sur le marché national. Trump a simplement poussé la logique de son prédécesseur. Dès sa première présidence, le milliardaire a multiplié les droits de douane. En réponse aux mesures américaines, Pékin a répliqué avec ses propres tarifs. Le commerce bilatéral a chuté de 15 % entre 2018 et 2020.

L’administration Biden a maintenu et renforcé cette politique, notamment avec la loi de réduction de l’inflation (2022), qui favorise la production sur le sol américain, et le « Chips Act » (2022) qui bloque les transferts technologiques vers la Chine et subventionne massivement les semi-conducteurs américains. En réponse, le gouvernement chinois a restreint les exportations de métaux rares (comme le gallium et le germanium), essentiels à l’industrie high-tech américaine.

Prise en étau entre ces deux géants, l’Europe a tenté de résister à la fois à la pression américaine et à la concurrence chinoise. Le « Green Deal Industrial Plan » (2023), doté de 250 milliards d’euros, visait à protéger les industries européennes. Cependant, les intérêts contradictoires des différentes classes dirigeantes européennes empêchent toute véritable réponse commune à la guerre commerciale. Le déclin de l’Europe s’illustre parfaitement dans son incapacité à lever des fonds communs suffisants pour se réarmer et « soutenir » l’Ukraine. En dernière analyse, c’est le reflet de l’économie sclérosée du vieux continent, complètement dépassée par ses rivaux en termes de croissance et de productivité.

Ces dernières années, les mesures protectionnistes ont entretenu l’inflation et cassé les chaînes d’approvisionnement. La Banque mondiale estime que cela pourrait coûter jusqu’à 7 % du PIB mondial d’ici la fin de la décennie. L’OMC prévoit désormais une contraction de 0,2 % du volume du commerce mondial en 2025. Ce n’est pas arrivé depuis 2009 (hors période de pandémie).

Fin de la mondialisation

C’est un véritable tournant dans l’histoire mondiale. Cette situation marque la fin de la mondialisation telle qu’on l’a connue jusqu’alors. Paradoxalement, c’est le résultat de la mondialisation elle-même. En développant massivement les forces productives, elle a provoqué une énorme surproduction qui pousse les grandes puissances à l’affrontement.

La guerre commerciale qui oppose les Etats-Unis, la Chine et – dans une moindre mesure – l’Union européenne est une véritable menace pour la stabilité économique mondiale. Le conflit a culminé le 2 avril, date à laquelle le président américain a annoncé un taux d’augmentation des droits de douane pour tous les pays de 10 %, ainsi que de fortes majorations pour les pays avec lesquels les Etats-Unis ont un déficit commercial important. Quelques jours plus tard, sous la pression des marchés financiers et face au risque d’une récession mondiale, Donald Trump est revenu « temporairement » sur les majorations. Mais les droits de douane sur les produits chinois ont été maintenus, et peuvent désormais aller jusqu’à 145 %.

Cette guerre commerciale illustre le fait que les Etats-Unis (comme le reste de l’Occident) sont incapables de rivaliser avec l’industrie chinoise. Ces dernières décennies, comme c’était plus rentable, la majorité des investissements industriels ont été faits en Chine. Par conséquent, la capacité industrielle de la Chine est devenue gigantesque. Elle est le leader mondial d’installations annuelles de robots industriels et détient 42 % du stock mondial. La productivité du travail y a augmenté de 7 à 10 % en moyenne depuis le milieu des années 1990, bien plus qu’en Occident. La guerre commerciale couvait donc depuis des années. La Chine s’y était préparée en nouant de nouvelles relations commerciales et en améliorant sa souveraineté technologique, pour limiter sa dépendance vis-à-vis des Etats-Unis.

En imposant des tarifs douaniers à la Chine, Trump cherche à combler son problème de compétitivité. Mais prendre des mesures protectionnistes revient à essayer d’étancher sa soif en buvant de l’eau salée : en tentant de régler le problème, on ne fait que l’aggraver. Une mesure protectionniste entraîne toujours une mesure de rétorsion.

En voulant protéger son industrie et son marché intérieur, la classe dirigeante américaine met en péril le commerce mondial, dont la croissance a été l’un des facteurs de son hégémonie passée. Elle fait désormais face à un choix cornélien : se priver des marchandises chinoises bon marché et provoquer l’inflation et la récession – ou bien reculer face à la Chine, et continuer sur la voie du déclin au profit de son principal concurrent.

De son côté, la classe dirigeante chinoise ne peut pas se passer du marché américain, qui reste le marché le plus consommateur au monde. Ce qu’elle perd aux Etats-Unis, elle ne pourra pas le rattraper sur son marché national, ni sur les marchés africain ou asiatique, qui n’ont pas le même pouvoir d’achat. C’est pour cette raison que Xi Jinping espère trouver rapidement un accord avec Trump. Mais il est sous la pression de sa population, et ne veut pas être perçu comme « faible » et se soumettant aux Américains.

Aucun des deux camps ne détient toutes les cartes entre ses mains. Les Etats-Unis restent la principale puissance financière et économique, forte de son dollar et de son armée, mais c’est une puissance industrielle déclinante. A l’inverse, la Chine est forte de sa base industrielle et de son développement technologique, mais son économie est très vulnérable aux sanctions et aux blocages de ses exportations.

A un certain stade, l’accumulation de mesures protectionnistes pourrait provoquer une crise similaire à la Grande Dépression des années 30. A l’époque, sous l’impact du protectionnisme généralisé, le commerce mondial s’est effondré de 60 % et le PIB des grandes puissances a chuté de 5,5 % à 30 %. Ce fut une catastrophe pour la classe ouvrière, qui a été soudainement confrontée au chômage de masse, à la misère et à l’austérité.

Le protectionnisme « solidaire »

Face aux ravages du libre-échange qui a dominé ces dernières décennies, le nationalisme a gagné du terrain dans chaque pays. La mondialisation est vue comme une monstruosité par nombre de travailleurs – non sans raison. Elle met en compétition les travailleurs français, américains et allemands avec les travailleurs d’Europe de l’Est, de Chine et d’Afrique. Au fond, l’idée qui domine dans la classe ouvrière occidentale est que le problème n’est pas tant le capitalisme que le libre-échange et la mondialisation.

Certains courants de gauche, à l’image de la France insoumise, se sont mis à défendre le « protectionnisme solidaire ». Il s’agirait de taxer les importations polluantes ou « socialement injustes », et de rétablir une souveraineté industrielle pour défendre l’emploi local et les conditions de travail. Selon le programme de la FI, « le protectionnisme écologique et solidaire est une condition du codéveloppement et de l’avènement du progrès humain partout ». Nous sommes en désaccord profond avec cette analyse et cette politique économique.

D’abord, parce qu’elle repose sur une illusion : celle d’un capitalisme réformable. Or, les délocalisations, le « dumping social » et « environnemental », tout comme les attaques contre les travailleurs ne sont pas des dérives du système, mais en font partie intégrante. Aucune taxe, aucune loi, aucune « négociation bilatérale » entre pays, ne pourra enrayer cela. De même, la domination du marché mondial est un fait. On ne peut pas tourner la roue de l’histoire à l’envers et rembobiner complètement le fil de la mondialisation. Le système capitaliste obéit à des lois objectives contre lesquelles on ne peut lutter qu’en le renversant.

Ensuite, parce que le protectionnisme – qu’il soit « solidaire et écologique » ou non – aggrave la crise. Comme on l’a vu, il fragmente la production mondiale, augmente les coûts et pousse les Etats à s’affronter pour les ressources stratégiques. Mélenchon lui-même reconnaît que les mesures tarifaires de Trump ont provoqué une « inflation importée », une hausse des coûts pour les ménages et un risque de récession mondiale. Pourtant, il persiste à vouloir « riposter » par des taxes ciblées, notamment sur les GAFAM, comme si cela pouvait régler les problèmes inhérents au capitalisme. La spirale protectionniste se fait toujours aux dépens des travailleurs. Il n’y a absolument rien de « solidaire » dans le protectionnisme. Le « remède » proposé par Jean-Luc Mélenchon est pire que le mal.

En jouant la carte du protectionnisme et de la « souveraineté nationale », les dirigeants du mouvement ouvrier se trouvent être les plus fervents partisans de la guerre commerciale. Récemment, Sophie Binet a réclamé – et obtenu – une « cellule de crise » réunissant l’Etat, les syndicats et le patronat. Au lieu d’organiser la lutte des travailleurs contre le gouvernement et en appeler à la solidarité internationale des travailleurs face à la guerre commerciale, la dirigeante de la CGT soutient la bourgeoisie française dans son bras de fer avec Trump.

Le capitalisme n’offre aucune solution

Le libre-échange a permis au capitalisme de dépasser temporairement ses contradictions, en élargissant les marchés, mais au prix d’une concentration inédite du capital, de délocalisations massives et de l’exploitation brutale des travailleurs du monde entier.

Le protectionnisme, lui, ne fait qu’aggraver la crise. Il limite les débouchés, renchérit la production et pousse à la guerre commerciale – voire militaire – tout en semant le poison du nationalisme.

En fin de compte, les contradictions fondamentales du système capitaliste ne peuvent être résolues ni par le libre-échange ni par le protectionnisme. La mondialisation des échanges et le caractère international du processus de production ne sont pas des fléaux en soi. Au contraire, la mondialisation capitaliste a, malgré elle, développé les bases d’une société d’abondance.

Mais pour y parvenir, il faut arracher les grands leviers de l’économie des mains des capitalistes. Cela signifie l’expropriation des grands groupes industriels et financiers, la planification démocratique de la production à l’échelle internationale et la mise en commun des technologies, des ressources et du savoir de toute l’humanité. C’est cette perspective et ce programme que défend le Parti Communiste Révolutionnaire.