Le samedi 12 juillet, l’Etat, les dirigeants loyalistes de Nouvelle-Calédonie et ceux du Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS) ont signé un accord qui vise à mettre fin à la crise ouverte l’an dernier par la tentative de réforme du corps électoral. Qualifié d’« historique » par Emmanuel Macron, cet accord entérine la domination de l’impérialisme français sur ce territoire stratégique du Pacifique sud, mais s’efforce de la dissimuler derrière l’écran de fumée d’une souveraineté de pure forme.
L’oppression des Kanak
En mai 2024, le gouvernement faisait adopter par l’Assemblée nationale le dégel du corps électoral de Nouvelle-Calédonie, ouvrant le droit de vote dans l’archipel à tous ceux qui y résidaient depuis au moins 10 ans. Présentée comme une réforme « démocratique », cette mesure visait en réalité à parachever la marginalisation politique des Kanak, qui sont la population autochtone de ce territoire colonisé par la France depuis le XIXe siècle.
Massacrés, exploités, soumis au travail forcé, les Kanak sont devenus au fil des décennies de plus en plus minoritaires face aux colons venus de Métropole et aux travailleurs importés par le capitalisme français depuis d’autres territoires. Dans les années 1980, un soulèvement mené par le FLNKS – un parti réformiste kanak – avait abouti à deux accords signés en 1988 et 1998, qui avaient notamment gelé le corps électoral.
Une série de trois référendums sur l’indépendance du territoire étaient aussi prévus. En 2018 puis 2019, les deux premiers ont donné une majorité de plus en plus faible au maintien de la domination française. Le dernier de ces référendum a été organisé par le gouvernement de Jean Castex en décembre 2021, en pleine période de deuil traditionnel des Kanak suite à la pandémie de COVID. Dénoncé par le FLNKS, ce scrutin a donné une écrasante majorité pour le « non » à l’indépendance mais a été boycotté par la majorité des électeurs. Cela n'empêcha pas le gouvernement de proclamer sa victoire et de préparer l’ouverture du corps électoral.
Un territoire stratégique
La Nouvelle-Calédonie – que les Kanak appellent Kanaky – est un territoire d’une importance particulière pour l’impérialisme français. C’est un point stratégique au cœur du Pacifique sud, en plein épicentre de la confrontation entre la Chine et les impérialistes occidentaux. L’archipel héberge aussi d’importantes réserves de nickel, dont il est le quatrième producteur mondial. Ce minéral joue un rôle crucial dans de nombreux secteurs industriels, dont l’automobile, la métallurgie, l’aéronautique, la chimie et dans la production toujours croissante de batteries.
Ressource stratégique, le nickel est au cœur du renforcement des liens économiques entre la Chine et la Nouvelle-Calédonie. En 2011, 6,9 % des exportations locales étaient destinées à la Chine, ce chiffre était passé à 62,3 % en 2022. Dans le cadre de la lutte qui l’oppose aux impérialistes américains, la Chine cherche à assurer ses voies d’approvisionnement en matières premières et lorgne donc la Nouvelle-Calédonie, au grand dam des impérialistes français.
Ce « Grand Jeu » impérialiste dans le Pacifique a sans aucun doute joué un rôle dans l’empressement du gouvernement français à imposer sa réforme du corps électoral et, ainsi, à essayer de consolider sa domination coloniale sur la Kanaky.
Le soulèvement de 2024
L’annonce de cette réforme en mai 2024 a provoqué des manifestations de protestation des Kanak. Violemment réprimées, ces manifestations se transforment en soulèvement. Le gouvernement réagit par une répression violente. Des militaires et des renforts de gendarmerie sont envoyés en Nouvelle-Calédonie. L’administration française organise aussi des milices de colons « loyalistes » qui tirent à vue sur les manifestants kanak.
Le ministre de l'Intérieur d’alors, Gérald Darmanin traite publiquement les dirigeants indépendantistes de « mafieux » et plusieurs militants et cadres du FLNKS sont assignés à résidence ou arrêtés. Provocation supplémentaire, certains d’entre eux sont ensuite transférés en Métropole. Le gouvernement va même jusqu’à couper l’accès au réseau social Tik-Tok pour empêcher les manifestants de s’organiser.
Mais tout cela n’a pas réussi à éteindre la colère des masses kanak. En octobre 2024, le nouveau gouvernement Barnier a dû reculer et retirer la réforme électorale qui avait provoqué la crise. Si cela a contribué à faire refluer le soulèvement, cette reculade a provoqué la colère des colons et des loyalistes qui se sont sentis trahis par Paris. L’accord actuel vise donc à trouver une porte de sortie pour le gouvernement français.
Le contenu de l’accord
L’accord signé samedi à Bougival prévoit de créer un Etat calédonien au sein de « l’ensemble national » français. Cette formule floue signifie que chaque habitant de l’archipel pourra avoir une double nationalité, française et calédonienne. Plusieurs partis de gauche français ont salué cet accord. L’Humanité a même rendu hommage au ministre des Outre-mer, Manuel Valls, en affirmant : « il faut lui reconnaître le mérite d’avoir réussi à réunir tous les partis et obtenu un accord en mettant sur la table une réelle avancée en termes de décolonisation », tandis que le PS a publié un communiqué expliquant qu’il s’agissait du couronnement d’un « processus inédit et innovant de décolonisation et d’autodétermination ». En réalité, cette « décolonisation » est de pure façade et ne fait que donner un nouvel emballage à l’oppression et l’exploitation coloniale de la Kanaky par l’impérialisme français.
Toutes les compétences régaliennes (la défense, l’ordre public, la justice, la monnaie, etc.) restent sous le contrôle de la France et ne pourront être déléguées au nouvel Etat que si cela est demandé par une majorité de presque deux-tiers (36 voix sur 56) du Parlement calédonien. Or, l’accord de Bougival prévoit aussi un dégel du corps électoral en l’ouvrant dès les prochaines élections aux personnes résidant depuis au moins quinze ans dans l’archipel. Cela va marginaliser les Kanak et favoriser les colons et les milieux « loyalistes » hostiles à toute indépendance. Il est donc très peu probable que le nouvel Etat dispose d’autre chose que de pouvoirs symboliques.
Si l’accord prévoit un volet « social » pour répondre aux revendications économiques des couches les plus pauvres de la population, et avant tout des Kanak, ce volet tient en quelques lignes très générales et dénuées de toute mesure concrète. Une partie entière de l’accord est par contre consacrée à la « refondation économique et financière ». Elle explique qu’un « indispensable assainissement des finances publiques » devra être atteint notamment à travers la « réduction des dépenses publiques » ainsi que grâce à des « contrats de désendettement », semblables à ceux imposés par l’impérialisme français dans de nombreux pays d’Afrique. Il s’agit là en fait des grandes lignes d’un plan d'austérité appliqué à tout le territoire.
Quant au nickel, il restera fermement sous le contrôle de la France. L’accord prévoit que « l'export de minerai » sera « facilité » et qu’un « plan stratégique » d’investissements – notamment publics – sera adopté, au grand bénéfice de la multinationale minière française Eramet, qui domine ce secteur.
L’impasse du réformisme du FLNKS
Pourquoi les dirigeants du FLNKS ont-ils donc signé un tel accord ? C’est qu’ils sont confrontés aux limites de leur stratégie réformiste. Depuis les années 1980, ils ont tout misé sur les négociations avec l’impérialisme français – qui a combiné habilement la répression et les concessions pour gagner du temps et consolider sa position. De plus en plus intégrés aux institutions locales et dénués de toute stratégie alternative, les notables du FLNKS ont été placés le dos au mur par la réforme électorale de mai 2024. Ils ont été largement dépassés par la mobilisation qui a suivi.
Les courants les plus radicaux du FLNKS – notamment ceux qui participaient à la Cellule de coordination des actions de terrain (CCAT) – voulaient au contraire en appeler aux masses kanak pour résister au coup de force de Paris. Ils ont acquis une autorité très importante dans la lutte et ont été la cible prioritaire de la répression française. Un de leurs dirigeants, Christian Tein, a récemment été libéré de sa prison métropolitaine mais il lui est toujours interdit de se rendre en Nouvelle-Calédonie. Une autre cadre de la CCAT, Brenda Wanabo-Ipeze, a elle été placée sous bracelet électronique en Métropole et n’a pas non plus le droit de rentrer en Kanaky où se trouvent sa famille et ses enfants, (dont le plus jeune a seulement trois ans). D’autres militants sont toujours placés sous contrôle judiciaire, sans que les accords n’aient prévu quoi que ce soit à leur sujet.
Si les dirigeants du FLNKS ont signé cet accord, alors même qu’ils déclaraient 10 jours auparavant qu’il n’y aurait « pas de signature durant cette séquence-là, même si on reste une semaine, deux semaines, un mois », c’est que cette capitulation est le prolongement de leur stratégie réformiste. La seule solution pour mettre en échec l’impérialisme français passerait par une mobilisation révolutionnaire des masses kanak et un appel à la solidarité active du mouvement ouvrier français. C’est précisément ce à quoi ces dirigeants réformistes se refusent. Ils ont donc saisi la carotte que leur tendait l’impérialisme français et tentent aujourd’hui de la présenter comme une conquête historique.
Pour une mobilisation révolutionnaire
Cette manœuvre pourrait pourtant faire long feu. Lors de la conclusion de l’accord, Manuel Valls annonçait que « les formations loyalistes et indépendantistes prennent des risques et il reste à convaincre sur place ». L’accord pourrait en effet rencontrer une forte résistance en Nouvelle-Calédonie. Les milieux loyalistes sont pour partie radicalement hostiles à toute perspective d’indépendance, fut-elle de façade et nombre d’entre eux vont sans doute refuser de jouer le jeu de Macron, après avoir déjà dû accepter le retrait de la réforme du corps électoral en octobre dernier. Philippe Blaise, premier vice-président LR de la province Sud de Nouvelle-Calédonie, a annoncé publiquement se désolidariser des signataires loyalistes.
De leur côté, les dirigeants du FLNKS s’attendent manifestement à rencontrer une résistance parmi les travailleurs et les jeunes kanak. Le jour de la signature de l’accord, plusieurs d’entre eux ont même lancé préventivement des appels au calme ! Mélanie Atapo, une dirigeante de l’Union syndicale des travailleurs kanak et des exploités (USTKE) et membre du FLNKS, a déclaré qu’elle était « surprise » par la signature de l’accord, car il était prévu « de revenir partager avec les bases avant toute signature ». Plusieurs dirigeants de la CCAT ont même déjà annoncé qu’ils s’opposaient à l’accord. Brenda Wanabo-Ipeze a par exemple affirmé : « ce texte est signé sans nous, il ne nous engage pas [...]. Ouvrir le corps électoral c’est nous effacer ». Une militante anonyme du FLNKS interrogée par Le Monde parle même d’une « trahison des positions adoptées lors des conventions ».
Le mouvement de libération de la Kanaky doit tirer les leçons de cette situation. Il doit rompre de façon décisive avec la stratégie réformiste de la direction du FLNKS. Aucune véritable souveraineté ne pourra être sous le capitalisme et à travers des négociations avec l’impérialisme français.
Comme nous l’écrivions en mai 2024: « l’émancipation des travailleurs et des exploités de Kanaky reste à l’ordre du jour. Il n’y aura pas de véritable autodétermination du peuple kanak à travers des négociations avec l’impérialisme français, pas plus qu’à travers les manœuvres entre puissances impérialistes rivales. La seule voie qui permettrait d’arracher le peuple kanak à l’oppression impérialiste et à la misère passera par une mobilisation de masse, dirigée contre le capitalisme et l’impérialisme français – et menée main dans la main avec les autres peuples opprimés de la région, mais aussi la classe ouvrière de métropole.
« De ce point de vue, le mouvement ouvrier français a une responsabilité écrasante. Il ne peut se contenter d’une attitude passive ; il doit mobiliser toutes les forces disponibles pour dénoncer les crimes de l’impérialisme français et enrayer sa machine de répression. L’ennemi des Kanak est notre ennemi : c’est la classe dirigeante française, celle-là même qui attaque les chômeurs, les jeunes et les pauvres en France métropolitaine. Chaque victoire des Kanak contre l’impérialisme français sera une victoire pour les travailleurs de métropole. Leur lutte doit devenir la nôtre ! »