De nos jours, Karl Kautsky (1854-1938) est surtout connu comme le « renégat » contre lequel Lénine polémique dans l’un de ses livres les plus célèbres. [1] Cependant, comme le souligne Trotsky dans une courte note publiée en novembre 1938, quelques semaines après la mort de Kautsky, celui-ci fut d’abord – des années 1890 jusqu’au début de la Première Guerre mondiale – un « maître qui instruisait l’avant-garde prolétarienne », et que Lénine lui-même estimait beaucoup.
L’article de Trotsky, ci-dessous, a été publié pour la première fois en anglais, en juin 1936, dans la revue marxiste américaine The New International, sous le titre « Les lettres d’Engels à Kautsky ». Ce dernier venait tout juste de faire paraître sa correspondance avec Friedrich Engels, le grand ami et collaborateur de Karl Marx. A l’occasion de cette publication, Trotsky compare avec beaucoup de finesse et de profondeur les personnalités politiques d’Engels et Kautsky.
Nous avons révisé la traduction française de l’article et supprimé la partie qui concerne le divorce de Karl et Louise Kautsky, car elle nous parait bien moins intéressante que tout le reste. [2] Soulignons enfin que cet article est une excellente réponse aux « marxiens » qui, aujourd’hui encore, s’efforcent d’opposer Engels à Marx sur les plans théorique et politique.
L’année 1935 marque le quarantième anniversaire de la mort de Friedrich Engels, un des deux auteurs du Manifeste du Parti communiste. L’autre était Karl Marx. Cet anniversaire est remarquable, entre autres raisons, car Karl Kautsky, en sa quatre-vingt-unième année, publie enfin sa correspondance avec Engels. De toute évidence, les lettres de Kautsky lui-même n’ont été conservées qu’en de rares occasions, mais c’est l’intégralité ou presque des missives d’Engels qui nous parvient. Bien sûr, de nouvelles lettres ne révèlent pas un nouvel Engels. Son imposante correspondance internationale, pour ce qui en a été préservé, a déjà été publiée pratiquement dans son exhaustivité, et sa vie a été soumise à des études approfondies. Néanmoins, ce dernier livre est une donnée de grande valeur pour qui est sérieusement intéressé par l’histoire politique des dernières décennies du XIXe siècle, par le cours du développement des idées marxistes, par la destinée du mouvement ouvrier et, enfin, par la personnalité d’Engels.
Du vivant de Marx, Engels a joué les seconds violons, comme il le disait lui-même. Mais durant la maladie de son partenaire, et encore plus après sa mort, Engels devint le premier et incontesté chef d’orchestre du socialisme international pour une période de douze ans. A cette époque, Engels s’était débarrassé depuis longtemps de ses liens avec toute activité commerciale ; il était complètement indépendant financièrement, et était à même de consacrer tout son temps à publier le legs littéraire de Marx, à poursuivre ses propres recherches scientifiques, et à s’engager dans une imposante correspondance avec les militants de l’aile gauche du mouvement ouvrier de tous les pays. Sa correspondance avec Kautsky date de l’ultime période de la vie d’Engels, de 1881 à 1895.
La personnalité d’Engels, unique dans sa détermination sans faille et sa lucidité, a été l’objet de diverses interprétations dans les années suivantes. C’est la logique de la lutte. Il suffit de rappeler comment durant la dernière guerre, Ebert, Scheidemann et d’autres ont représenté Engels comme un patriote allemand, alors que les propagandistes de l’Entente en ont fait un pan-germaniste. Sur ce sujet comme sur d’autres, les lettres aident à se débarrasser de ces peintures tendancieuses de la personnalité d’Engels. Mais leur principal intérêt ne réside pas là. Les lettres sont surtout remarquables parce qu’elles sont caractéristiques de l’homme qu’était Engels. On peut dire sans crainte d’exagération que chaque nouveau document concernant Engels le révèle sous un jour meilleur, plus noble et plus fascinant encore que celui sous lequel nous le connaissions déjà.
L’autre correspondant mérite également notre attention. Au début des années 80, Kautsky s’imposa comme théoricien officiel de la social-démocratie allemande, qui devint le plus important parti de la Deuxième Internationale. Comme ce fut le cas d’Engels du vivant de Marx, Kautsky, lui aussi, joua au mieux le rôle de second violon tant qu’Engels était en vie, et sa partie fut bien loin d’approcher celle du premier violon. Après la mort d’Engels, l’autorité du disciple crût rapidement, atteignant son zénith à l’époque de la première Révolution russe de 1905... Dans son commentaire de la correspondance, Kautsky décrit son excitation lors de sa première visite aux domiciles de Marx et d’Engels. Un quart de siècle plus tard, de nombreux jeunes marxistes – en particulier l’auteur du présent article – ressentirent exactement la même agitation alors qu’ils montaient l’escalier de sa maison modeste mais propre, à Friedenau, dans la banlieue de Berlin, où Kautsky vécut pendant de longues années. Il était alors considéré comme le chef le plus exceptionnel et incontesté de l’Internationale, en tout cas sur les questions de théorie. Ses adversaires le désignaient comme le « Pape » du marxisme.
Mais Kautsky ne maintint pas longtemps son éminente autorité. Des évènements majeurs durant le dernier quart de siècle lui infligèrent des coups dévastateurs. Pendant et après la guerre, Kautsky personnifia une indécision irritante. Ce qui n’était jusqu’alors soupçonné que par quelques-uns était désormais pleinement confirmé, à savoir que son marxisme était essentiellement académique et de caractère contemplatif. Quand Kautsky écrit à Engels depuis Vienne, pendant une grève, en avril 1889, que « mes pensées sont davantage dans la rue qu’à ce bureau », ces mots sonnent presque faux et absolument inattendus, même provenant de la plume du jeune Kautsky. Tout au long de sa vie, son bureau est resté son champ de bataille. Il voyait les évènements de la rue comme des nuisances. Il se prétendait un vulgarisateur de la doctrine, un interprète du passé, un défenseur de la méthode. Oui, cela il l’était, mais jamais un homme d’action, jamais un révolutionnaire, ou un héritier de l’esprit de Marx et Engels.
La correspondance révèle complètement non seulement la différence radicale entre les deux personnalités, mais aussi quelque chose de parfaitement inattendu pour la génération actuelle : l’antagonisme qui existait entre Engels et Kautsky, et qui finalement entraîna une rupture de leurs relations personnelles.
« Le Général »
Les compétences d’Engels dans les affaires militaires, basées non seulement sur sa connaissance étendue dans des sujets pointus, mais aussi sur sa capacité générale à apprécier de façon synthétique les conditions et les forces, lui permirent de publier dans la Pall-Mall Gazette de Londres – durant la guerre franco-prussienne – de remarquables articles militaires, dont la célébrité faisait de lui une des plus éminentes autorités militaires de l’époque (ces messieurs les « autorités », sans doute, ont dû en conséquence se poser de nombreuses questions sur eux-mêmes). Dans son cercle intime, Engels était surnommé du sobriquet taquin de « Général ». Ce surnom lui sert de signature dans nombre de ses lettres à Kautsky.
Engels n’était pas un orateur, ou plutôt il n’eut jamais l’occasion d’en devenir un. Envers les « orateurs », il montrait même une pointe de manque de respect, considérant, non sans fondement, qu’ils ont tendance à transformer des idées en banalités. Mais Kautsky se souvient d’Engels comme d’un homme remarquable dans le débat, doté d’une mémoire sans faille, d’une pertinence extraordinaire et d’une grande précision dans l’expression. Malheureusement, Kautsky est un médiocre observateur, et certainement pas un artiste : dans ses propres lettres, Engels apparaît de façon infiniment plus claire que dans les commentaires et les souvenirs de Kautsky.
Les relations d’Engels avec les gens étaient étrangères à tout sentimentalisme ou toute illusion et pleines d’une pénétrante simplicité et, par conséquent, profondément humaines. En sa compagnie autour de la table du soir, où des représentants de différents pays et continents se retrouvaient, tout contraste s’estompait comme par magie entre la très distinguée duchesse radicale Schack et la nihiliste russe beaucoup moins distinguée, Vera Zassoulitch. La personnalité riche de l’hôte se manifestait dans sa capacité précieuse à s’élever, et à élever ses convives au-dessus de toute considération secondaire et superficielle, sans se défaire pour autant de ses idées ou même de ses manières d’être.
Il serait vain de chercher chez ce révolutionnaire des traits de caractère « bohèmes », pourtant si répandus parmi les intellectuels radicaux. Engels était intolérant envers tout manque de soin et toute négligence tant dans les petites que dans les grandes choses. Il appréciait la précision de la pensée, la précision que l’on trouve dans la comptabilité, une exactitude d’écriture et d’expression. Quand un éditeur allemand essaya de retoucher son orthographe, Engels exigea qu’on lui retourne plusieurs épreuves afin qu’il les révisât. Il écrivit : « Je ne laisserai pas plus quelqu’un m’imposer son orthographe que me choisir une femme ! ». Cette phrase aussi furieuse que comique nous ramène presque Engels à la vie ! En plus de sa langue maternelle, dont sa maîtrise était celle d’un virtuose, Engels écrivait couramment en anglais, en français et en italien ; il lisait l’espagnol et presque toutes les langues slaves et scandinaves. Ses connaissances de la philosophie, de l’économie, de l’histoire, de la physique et de la science militaire auraient suffi à une bonne douzaine de professeurs d’université. Mais en plus de tout cela, il possédait un trésor essentiel : son esprit libre et créatif.
En juin 1884, quand Bernstein et Kautsky, imitant les propres inclinations et répulsions d’Engels, se plaignirent auprès de lui des pressions naissantes de toutes sortes de philistins « érudits » au sein du parti, Engels répondit que « le plus important est de ne rien concéder et, en outre, de rester absolument calme ». Alors que le Général lui-même ne gardait pas toujours un calme « absolu » au sens littéral du terme – au contraire, il lui arrivait en certaines occasions de déborder de colère – il était toujours capable de s’élever au-dessus des ennuis temporaires, et de restaurer l’équilibre nécessaire entre sa conscience et ses émotions. Fondamentalement, sa personnalité était d’un optimisme combiné à un sens de l’autodérision devant ses proches, et à l’emploi de l’ironie envers ses ennemis. Son optimisme ne contenait pas une once d’autosatisfaction – le terme ne convient pas à son image. Les courants profonds de sa joie de vivre prenaient leur source dans un tempérament heureux et harmonieux, mais celui-ci était baigné par la connaissance, qui apportait avec elle le plus grand des bonheurs : celui de la perception créatrice.
L’optimisme d’Engels s’étendait autant aux questions politiques qu’aux affaires personnelles. Après chaque défaite quelle qu’elle soit, il formulait immédiatement quelles étaient les conditions qui pourraient préparer un futur rebond, et après chaque coup que lui infligeait la vie il était capable de se ressaisir et de regarder vers l’avenir. Il conserva cette attitude jusqu’au jour de sa mort. Il y eut des périodes où il dut rester sur le dos pendant des semaines pour supporter les effets persistants d’une fracture survenue lors d’une chute pendant une partie de chasse au renard. Par moment, ses yeux fatigués refusaient de fonctionner sous la lumière artificielle dont on ne peut se passer, même durant la journée, sous le brouillard londonien. Mais Engels ne se réfère jamais à ses handicaps, sauf par allusion, afin d’expliquer quelque retard, et seulement pour promettre immédiatement que sous peu tout se « passerait mieux », et qu’il reprendrait son travail à son rythme habituel.
Une des lettres de Marx fait référence à l’habitude d’Engels de faire un clin d’œil enjoué durant une conversation. Ce petit clin d’œil transparaît à travers toute la correspondance d’Engels. Cet homme de devoir, capable d’une affection profonde, ne ressemble pas le moins du monde à un ascète. Il était amoureux de la nature et de l’art sous toutes ses formes, il adorait la compagnie de personnes intelligentes et joyeuses, la présence des femmes, les plaisanteries, les rires, les bons dîners, le bon vin et le bon tabac. Par moments, il n’était pas imperméable à l’humour potache de Rabelais, qui se laissait aller à rechercher son inspiration en dessous de la ceinture. D’une manière générale, rien d’humain ne lui était étranger. Il n’est pas rare de trouver dans sa correspondance des références qui indiquent que plusieurs bouteilles de bon vin ont été ouvertes chez lui pour célébrer la nouvelle année, ou le résultat heureux des élections allemandes, son anniversaire, et parfois des événements de moindre importance. Il est plus rare de trouver le Général en train de se plaindre d’avoir à rester allongé sur le canapé « au lieu de boire avec vous… eh bien, ce qui est remis à plus tard n’est pas encore perdu ». L’auteur de ces mots avait alors plus de soixante-douze ans. Quelques mois plus tard, une fausse rumeur circula dans la presse qu’Engels était gravement malade. Le Général, à soixante-treize ans, écrivit : « Alors, en l’honneur de ma résistance à la maladie qui s’affaiblirait rapidement, et de ma fin imminente, nous avons vidé plusieurs bouteilles ».
Peut-être était-il épicurien ? Il ne se laissait jamais dominer par les « plaisirs secondaires de la vie ». Il était sincèrement intéressé par les mœurs familiales des sauvages ou les énigmes de la philologie irlandaise, mais toujours en rapport indissoluble avec les destinées futures de l’humanité. S’il se permettait de plaisanter un peu trivialement, c’était toujours en compagnie de gens qui n’étaient pas grossiers. Derrière son humour, son ironie et sa joie de vivre, on trouvait toujours un sens moral – sans la moindre insistance ou posture arrogante – toujours bien dissimulé, mais d’autant plus authentique et doublé d’abnégation. Cet homme de commerce, propriétaire d’un moulin, d’un cheval de chasse et d’une cave de bons vins était un communiste révolutionnaire jusqu’à la moelle des os.
L’exécuteur testamentaire de Marx
Kautsky n’exagère pas le moins du monde quand il énonce, dans son commentaire de la correspondance entre Marx et Engels, que dans toute l’histoire du monde il serait impossible de trouver un semblable exemple de deux hommes d’un tempérament aussi puissant et d’une indépendance idéologique telle que celle de Marx et Engels, qui sont restés la vie entière aussi indissolublement liés par l’évolution de leurs idées, leur activité sociale et leur amitié. Engels était plus rapide à convaincre, plus mobile, entreprenant et présentait de multiples facettes ; Marx, plus accrocheur, plus obstiné, plus exigeant envers lui-même et les autres. Bien qu’étant lui-même un esprit de premier ordre, Engels a reconnu l’ascendant intellectuel de Marx avec la même simplicité dont il a généralement fait preuve dans leurs rapports personnels et politiques.
La collaboration de ces deux amis – c’est dans ce contexte que ce mot atteint sa pleine signification ! – s’étendit jusqu’à rendre impossible à quiconque de distinguer leurs travaux. Cependant, infiniment plus importante que leur collaboration purement littéraire fut la communauté d’esprit qui a régné entre eux, et qui n’a été jamais rompue. Ils correspondaient entre eux quotidiennement, s’échangeant des notes remplies d’humour, se comprenant à demi-mot, et ont entretenu des conversations satiriques dans des nuages de fumée de cigares. Pendant quelques quatre décennies, dans leur lutte continuelle contre la science officielle et les superstitions traditionnelles, Marx et Engels se sont servis mutuellement d’opinion publique.
Engels considérait que fournir à Marx une aide matérielle était pour lui une importante obligation politique ; et c’est principalement à ce titre qu’il s’est lui-même contraint à la servitude de longues années dans « le maudit commerce » – une sphère dans laquelle il a rencontré le même succès que dans toutes les autres : son patrimoine s’est développé et avec lui s’est amélioré le bien-être de la famille Marx. Après la mort de celui-ci, Engels a reporté tous ses soins vers les filles de Marx. La vieille domestique du couple Marx, Helene Demuth, qui faisait pleinement partie de la famille, est devenue immédiatement sa propre gouvernante. Envers elle, Engels a fait preuve d’une tendre fidélité, partageant avec elle tous les centres d’intérêt qui étaient à sa portée. Après sa mort, il s’est plaint de manquer de ses conseils, non seulement sur des points personnels mais aussi en ce qui concerne les questions de parti. Engels a voulu qu’aillent aux filles de Marx pratiquement toutes ses possessions, qui s’élevaient à 30 000 livres, non compris la bibliothèque, les meubles, etc.
Si dans ses plus jeunes années Engels s’est retiré dans l’ombre de l’industrie textile de Manchester pour donner à Marx la possibilité de travailler à l’écriture du Capital, plus tard, devenu un vieil homme, sans se plaindre et – on peut le dire avec certitude – sans aucun regret, il a mis de côté ses propres recherches pour passer des années à déchiffrer les manuscrits hiéroglyphiques de Marx, vérifiant soigneusement les traductions, et corrigeant avec autant de soin leurs épreuves dans presque toutes les langues européennes. Au vrai, dans cet « épicurisme », il y avait aussi un rare « stoïcisme » !
Les nouvelles de la progression du travail sur le legs littéraire de Marx sont un des leitmotivs les plus constants de la correspondance d’Engels avec Kautsky, aussi bien qu’avec d’autres de ses camarades d’idées. Dans une lettre à la mère de Kautsky (1885) – auteure alors plutôt bien connue de romans populaires – Engels exprime son espoir que la vieille Europe bascule à nouveau dans un mouvement révolutionnaire, et il ajoute : « j’espère seulement qu’il me sera laissé suffisamment de temps pour conclure le troisième volume du Capital, et puis après, allons-y ! » Cette note semi-facétieuse indique clairement l’importance qu’il a attaché au Capital ; mais il y a aussi autre chose à en apprendre, à savoir que l’action révolutionnaire a représenté pour lui plus que n’importe quel livre, même Le Capital. Le 3 décembre 1891, c’est-à-dire six ans après, Engels explique à Kautsky les raisons de son silence prolongé : « … le responsable en est le troisième volume, sur lequel je sue de nouveau. » Il est occupé non seulement à déchiffrer les chapitres sur le capital, les banques et le crédit de ce maudit manuscrit, mais il étudie également en même temps d’autres textes sur ces sujets. Certes, il sait déjà qu’il peut, dans la plupart des cas, laisser le manuscrit exactement tel que tracé par le stylo de Marx, mais il veut se garantir lui-même contre des erreurs éditoriales par des recherches complémentaires. S’ajoute à cela la liste sans fin des petits détails techniques ! Engels entretient une correspondance pour savoir si une virgule est nécessaire à tel ou tel endroit, et il remercie particulièrement Kautsky de découvrir une faute d’orthographe dans le manuscrit. Ce n’est pas de la pédanterie, mais la conscience que rien n’est sans importance concernant cette somme scientifique de la vie de Marx.
Engels, cependant, était très loin d’une quelconque adulation aveugle du texte. Relisant un résumé de la théorie économique de Marx écrite par le socialiste français Deville, Engels, selon ses propres mots, a souvent senti la tentation de supprimer ou corriger des phrases ici et là qui, soumises à un examen complémentaire, se sont avérées être les propres expressions de Marx. Le centre de la question réside dans le fait que « dans l’original, son auteur en soit remercié, leur usage était pleinement justifié. Mais chez Deville, elles étaient investies d’une généralité absolue, et par conséquent, prenaient une signification incorrecte ». Ces quelques mots caractérisent l’abus, fréquent, de formules « prêtes à l’emploi » d’un maître (« magister dixit »).
Mais ce n’est pas tout. Engels a non seulement déchiffré, poli, transcrit, corrigé et annoté les deuxième et troisième volumes du Capital, mais il a aussi, avec des yeux d’aigle, monté une garde vigilante en défense de la mémoire de Marx contre des attaques hostiles. Rodbertus, socialiste prussien conservateur, et ses admirateurs se sont plaints que Marx ait utilisé la découverte scientifique de Rodbertus sans une quelconque référence à ce dernier – en d’autres termes, que Marx ait plagié Rodbertus. « Il faut une ignorance monstrueuse pour affirmer cela », écrit Engels à Kautsky en 1884. Et de nouveau, Engels s’est plongé dans l’étude de Rodbertus, économiste mineur, dans le seul but de réfuter ces charges.
Les lettres à Kautsky projettent un faisceau lumineux aussi éclairant sur l’épisode de l’économiste allemand Brentano, qui accusait Marx de citer faussement Gladstone. Si quelqu’un connaissait les scrupules scientifiques de Marx, c’était bien Engels. Son attitude envers chaque idée de ses adversaires, quelle que soit son absurdité, était apparentée à l’attitude d’un bactériologiste envers un bacille pathogène. A maintes reprises dans les lettres d’Engels à Marx et à leurs amis communs, on rencontre ses réprimandes à l’égard de Marx, consciencieux à l’excès. Il n’est pas du tout étonnant, donc, qu’il ait mis tout autre travail de côté pour, quelque peu rageusement, réfuter Brentano.
Engels a toujours eu à l’esprit l’idée d’écrire une biographie de Marx. Personne d’autre n’aurait pu l’écrire comme lui, car, nécessairement, ç’aurait été aussi, dans une large mesure, la propre autobiographie d’Engels. Il écrit à Kautsky : « Dès que possible, je vais me mettre à travailler à ce livre sur lequel je rumine avec plaisir depuis longtemps. » Engels souhaite ne pas être détourné de son projet : « j’ai maintenant soixante-quatorze ans – je dois me dépêcher. » Même aujourd’hui personne ne peut sans douleur se souvenir qu’Engels n’a pas pu « se dépêcher » et accomplir son projet.
Pour le portrait de Marx qui avait été commandé en Suisse, Engels a fait transmettre par Kautsky cette description colorée de son ami décédé : « un teint aussi foncé qu’il est possible pour un Européen du sud, les joues peu colorées, des moustaches noires comme suie, parsemées de blanc et la barbe et la chevelure blanches comme neige. » Cette description éclaire le fait que Marx ait été surnommé « le Maure » dans son cercle familial et intime.
Le professeur des chefs
Pendant les deux premières années, Engels s’est adressé à son correspondant comme « cher M. Kautsky » (le terme « camarade » n’était pas alors d’utilisation courante) ; après qu’ils se furent côtoyés plus étroitement à Londres, il a abrégé la formule de politesse en simplement « cher Kautsky » ; à partir de mars 1884, Engels a adopté le mode familier pour s’adresser par écrit à Bernstein et à Kautsky qui étaient chacun de vingt-cinq ans plus jeunes que lui. Kautsky n’écrit pas sans de bonnes raisons qu’« à partir de 1883, Engels a considéré Bernstein et moi-même comme les représentants les plus fiables de la théorie marxiste ». Le passage au mode familier reflète sans aucun doute l’attitude bienveillante d’un professeur envers ses élèves. Mais cette apparente familiarité n’est nullement la preuve d’une intimité réelle, qui fût empêchée surtout par le fait que Kautsky et Bernstein étaient considérablement imprégnés de philistinisme. Pendant leur long séjour à Londres, Engels les a aidés à acquérir la méthode marxiste. Mais il ne pouvait greffer en eux ni la volonté révolutionnaire ni la capacité de penser avec hardiesse. Ces élèves étaient et sont restés les enfants d’un autre lit.
Marx et Engels se sont éveillés à une époque orageuse, et ils ont traversé la révolution de 1848 comme de véritables combattants. Kautsky et Bernstein ont connu leur période de formation pendant l’intervalle, en comparaison plus paisible, entre l’époque des guerres et des révolutions des années 1848 à 1871, et l’époque qui s’est ouverte sur la Révolution russe de 1905 et qui, passant par la guerre mondiale de 1914, est loin d’être arrivée, même aujourd’hui, à sa conclusion. Durant sa longue vie tout entière, Kautsky fut en mesure de louvoyer autour des conclusions qui menaçaient de déranger sa paix physique et mentale. Ce n’était pas un révolutionnaire, et c’est cette barrière infranchissable qui l’a séparé du « Général Rouge ».
Mais même indépendamment de cela, il y avait une grande différence entre eux. Il est incontestable qu’on voyait Engels grandi après un contact personnel : sa personnalité était plus riche et plus attrayante que tout ce qu’il faisait ou écrivait. En aucun cas on ne peut dire la même chose de Kautsky. Ses meilleurs livres sont bien plus avisés qu’il ne l’était lui-même. Il perdait considérablement à être connu personnellement. Il se peut que ceci explique en partie pourquoi Rosa Luxembourg, qui a vécu à côté de Kautsky, avait mesuré son philistinisme avant Lénine, bien qu’elle ait été inférieure à Lénine dans la clairvoyance politique. Mais il s’agit là d’une période bien postérieure.
A la lecture de la correspondance, il devient absolument évident qu’il est toujours resté une barrière invisible entre le professeur et l’élève, non seulement dans le domaine politique mais également dans le domaine de la théorie. Engels, qui était généralement avare d’éloges, a parfois cité avec enthousiasme (« Ausgezeichnet ») les écrits de Franz Mehring ou Gueorgui Plekhanov ; mais ses éloges de Kautsky ont toujours été retenus, et on sent une nuance d’irritation dans ses critiques. Quand Kautsky est entré pour la première fois dans sa maison, Engels a été – comme Marx – repoussé par l’omniscience et l’autosatisfaction passive du jeune Viennois. Comme il trouvait aisément des réponses aux questions les plus complexes ! A vrai dire, Engels était lui-même enclin aux généralisations hâtives ; mais, en revanche, il avait les ailes et la vision d’un aigle, et au fil des ans, il appliquait de plus en plus sur lui-même l’impitoyable vigilance scientifique de Marx. Kautsky, malgré toutes ses capacités, était un homme dans le juste milieu.
« Quatre-vingt-dix pour cent des auteurs allemands contemporains » – c’est ainsi que le professeur avertit son élève – « écrivent des livres sur d’autres livres. » En d’autres termes : aucune analyse de la réalité vivante, aucun mouvement progressif de la pensée. A l’occasion de la parution du livre de Kautsky sur les questions de la société primitive, Engels a essayé d’instiller en lui l’idée qu’il n’était possible de dire quelque chose de vraiment nouveau sur ce domaine obscur et passablement étendu qu’à travers une étude complète et approfondie du sujet. Et il ajoutait tout à fait impitoyablement : « autrement, des livres comme Le Capital ne seraient pas si rares. »
Un an après (le 20 septembre 1884), Engels réprimande encore Kautsky au sujet de ses « affirmations rapides sur des questions à propos desquelles vous ne vous sentez pas tout à fait assuré ». On retrouve cette tonalité dans la correspondance tout entière. En réprimandant Kautsky pour avoir condamné l’« abstraction » – sans la pensée abstraite, aucune pensée n’est généralement possible – Engels donne une définition classique qui montre la différence entre une abstraction vivifiante et une abstraction sans vie aucune : « Marx ramène le contenu commun des choses et de leurs relations à son expression conceptuelle la plus universelle ; par conséquent, son abstraction reprend sous une forme conceptuelle ce qui est déjà contenu dans les choses elles-mêmes. Rodbertus, lui, crée pour lui-même une expression mentale plus ou moins imparfaite et évalue toutes choses à l’aune de son concept, auquel elles doivent être assimilées. » Quatre-vingt-dix pour cent des erreurs de la pensée humaine sont contenus dans cette formule. Onze ans plus tard, dans sa dernière lettre à Kautsky, Engels, tout en rendant l’hommage qui leur est dû aux recherches de Kautsky sur les Précurseurs du socialisme, réprimande de nouveau l’auteur pour son inclination à placer des « lieux communs partout où il y a une faille dans les recherches ». « Quant au style, afin de rester populaire, vous tombez soit dans la tonalité d’un éditorial, soit dans celle d’un maître d’école. » Personne n’a pu décrire plus justement le maniérisme littéraire de Kautsky !
Dans le même temps, la magnanimité intellectuelle du maître envers son élève était vraiment inépuisable. Il avait l’habitude de lire les articles les plus importants du prolifique Kautsky sous forme de manuscrit, et chacune de ses lettres de critique contient des suggestions précieuses, fruit d’une étude sérieuse, et parfois de recherches. Le travail bien connu de Kautsky, Les luttes de classe pendant la Révolution française, qui a été traduit en presque toutes les langues de l’humanité civilisée, paraît aussi être passé par le laboratoire intellectuel d’Engels. Sa longue lettre sur les groupes sociaux à l’époque de la Grande Révolution du dix-huitième siècle n’est pas seulement une application des méthodes matérialistes aux événements historiques, c’est aussi un des plus magnifiques documents de l’esprit humain. [3] Elle est bien trop laconique, et chacune de ses formules présuppose une trop grande quantité de connaissances pour qu’elle soit de lecture facile ; mais ce document, resté caché si longtemps, demeurera pour toujours non seulement une source de connaissances théoriques, mais également de joie esthétique pour n’importe qui ayant sérieusement réfléchi à la dynamique des relations de classe dans une période révolutionnaire, ainsi qu’aux problèmes généraux relatifs à l’interprétation matérialiste des événements historiques.
[…]
Appréciations et pronostics
Les lettres d’Engels abondent en caractérisations d’individus et en appréciations succinctes des évènements de la politique mondiale. Limitons-nous à quelques exemples. « L’écrivain B. Shaw, rempli de paradoxes, est très talentueux et plein d’esprit en tant qu’homme de lettres mais absolument sans valeur en tant qu’économiste et dans le domaine politique. » Cette remarque de 1892 garde toute sa pertinence aujourd’hui. Le journaliste bien connu, V. T. Stead, est caractérisé comme « un gars complètement écervelé mais un brillant marchand de chevaux ». A propos de Sydney Webb, Engels remarque brièvement : « ein echter Britischer politician » (« un véritable politicien britannique »). Il utilise là le terme le plus cruel de son vocabulaire.
En janvier 1889, au plus fort de la campagne de Boulanger en France, Engels écrivit : « L’élection de Boulanger amène la situation en France à un seuil critique. Les Radicaux se sont transformés en laquais de l’opportunisme, et ont ainsi littéralement nourri le Boulangisme. » Ces mots sont sidérants de modernité ; il suffit de remplacer « Boulangisme » par « fascisme ».
Engels condamne la théorie de la transformation « évolutionniste » du capitalisme en socialisme comme celle d’une « fraîche et joyeuse “escalade” à partir d’une obscure bestialité vers une société socialiste ». Cette formule satirique préfigure le bilan d’une polémique qui devait éclater des années plus tard.
Dans la même lettre, Engels démonte méthodiquement le discours d’un député social-démocrate, Vollmar, « avec ses garanties abusives et non autorisées que les sociaux-démocrates n’allaient pas rester sur le bas-côté si leur patrie était attaquée, et qu’ils aideraient par conséquent à défendre l’annexion de l’Alsace-Lorraine… » Engels réclama que la direction du parti désavoue publiquement Vollmar. Pendant la Grande Guerre, quand les sociaux-patriotes dépecèrent complètement l’œuvre d’Engels, il ne vint pas à l’esprit de Kautsky de publier ces lignes. Pourquoi s’embêter ? La guerre fournissait assez d’inquiétude comme cela.
Le 1er avril 1895, Engels protesta contre l’utilisation qui était faite de sa préface aux Luttes de classe en France de Marx par l’organe central du parti, le Vorwärts. Par le biais de coupures, l’article est tellement dénaturé, fustige Engels, « que je suis transformé en un vulgaire adorateur de la légalité à tout prix ». Il demande que cette « édition honteuse » soit retirée, quoi qu’il en coûte. Engels, qui à l’époque approchait de son soixante-quinzième anniversaire, n’était évidemment pas encore prêt à renoncer à l’enthousiasme révolutionnaire de sa jeunesse !
Si l’on devait parler de toutes les erreurs d’Engels sur les personnes [4], alors on devrait citer (…) les plus grands dirigeants du socialisme : Victor Adler, Jules Guesde, Eduard Bernstein, Karl Kautsky lui-même et beaucoup d’autres. Tous, sans aucune exception, trahirent ses espérances, après sa mort, naturellement. Mais précisément, ce caractère généralisé de l’« erreur » montre qu’elle ne relève pas de l’appréciation des psychologies individuelles.
En 1884, Engels, se référant à la social-démocratie allemande, qui engrangeait des progrès rapides, écrivait qu’il s’agissait d’un parti « libre de tout philistinisme dans le pays le plus philistin du monde, libre de tout chauvinisme dans le pays le plus saoul de victoire en Europe ». Le cours ultérieur des évènements prouva qu’Engels avait visualisé le cours futur du développement révolutionnaire d’une façon bien trop linéaire. Surtout, il n’anticipa pas le puissant essor capitaliste qui s’enclencha immédiatement après sa mort et qui dura jusqu’à la veille de la guerre impérialiste. Ce fut précisément au cours de ces quinze années de vigueur économique qu’advint la complète dégénérescence opportuniste des milieux dirigeants du mouvement ouvrier. Cette dégénérescence se révéla complètement durant la guerre et, en dernière analyse, elle mena à l’infâme capitulation face au national-socialisme.
D’après Kautsky, Engels, même dans les années 1880, présumait que la révolution allemande « amènerait d’abord la démocratie bourgeoise au pouvoir, et ensuite seulement la social-démocratie ». A contrario, Kautsky aurait anticipé que « l’imminente révolution allemande ne pouvait être que prolétarienne. » Il est remarquable qu’en rappelant cette vieille divergence d’opinions, qui n’est d’ailleurs pas exposée correctement, Kautsky ne soulève même pas la question de ce qu’était vraiment la révolution allemande de 1918. En l’occurrence il aurait dû dire : cette révolution était une révolution prolétarienne ; elle plaçait immédiatement le pouvoir dans les mains de la social-démocratie ; mais cette dernière, avec l’aide de Kautsky lui-même, rendit le pouvoir à la bourgeoisie qui, incapable de le conserver, dut appeler Hitler à l’aide.
La réalité historique est infiniment plus riche en possibilités et en étapes transitoires que ne peuvent l’imaginer les plus grands génies. La valeur des pronostics politiques ne réside pas tant dans leur correspondance exacte avec chaque étape de la réalité que dans leur contribution à distinguer son véritable développement. De ce point de vue, la pensée de Friedrich Engels a remporté sa confrontation au verdict de l’histoire.
Léon Trotsky - Octobre 1935
[1] La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky (1918).
[2] Pour ceux que cela intéresse, nous avons révisé cette version intégrale de l’article.
[3] Il s’agit probablement de cette lettre, qui ne semble pas disponible en ligne en français.
[4] Allusion à l’idée, formulée par Kautsky, selon laquelle Marx et Engels « n’étaient évidemment pas experts pour juger des personnes ».