Jacques Prévert est l’un des écrivains français les plus célèbres. Cependant, son œuvre est trop souvent réduite à une poésie jugée « facile », qu’on peut faire lire aux enfants. Au passage, on oublie que le travail de Prévert est indissociable de son engagement communiste.
Né en 1900, Jacques Prévert commence son activité littéraire au début des années 1920. En 1924, il s’installe dans le quartier de Montparnasse, qui était alors fréquenté par de nombreux artistes. A la même époque, le groupe surréaliste d’André Breton – lui aussi établi à Montparnasse – entame un rapprochement avec le Parti communiste français, fondé en décembre 1920 sous l’impulsion de la révolution russe de 1917. Prévert participe aux activités des surréalistes, mais ne partage pas toutes les opinions politiques de ses principaux animateurs. Il est exclu du groupe en 1929. C’est le début de son activité littéraire la plus prolifique – et la plus intéressante, politiquement.
Un théâtre d’agitprop
En Allemagne, Bertolt Brecht et Erwin Piscator s’engagent dans la création d’un théâtre populaire, destiné aux masses, inspiré du cabaret et du cirque. Soutenu par le Parti communiste allemand, ce théâtre s’inscrit dans la filiation de l’agitprop. Contraction des mots « agitation » et « propagande », l’agitprop a émergé en Russie dans le sillage des expérimentations artistiques inspirées par la révolution d’Octobre. Il s’agit de développer des formes d’art permettant de diffuser des idées révolutionnaires dans la classe ouvrière.
Le théâtre révolutionnaire allemand pénètre en France au début des années 1930. En 1931, la Fédération du Théâtre Ouvrier Français (FTOF) est créée, sous l’égide du PCF. En 1932, Jacques Prévert et deux de ses amis rencontrent l’animateur de la troupe « Prémices », membre de la FTOF : une fusion s’opère. C’est la naissance d’une troupe de théâtre composée d’amateurs, dont le nom rappelle la révolution russe : « Octobre ».
La troupe est active pendant quatre ans, où elle joue de courtes pièces, des sketchs et des chœurs parlés. Cette méthode avant-gardiste permet de diffuser des slogans collectivement. « Octobre » se produit dans les rues, lors de meetings politiques ou de rassemblements tels que la montée au Mur des Fédérés, en hommage à la Commune de Paris de 1871. Mais surtout, la troupe se produit sur les piquets de grève. Par exemple, quand les ouvriers de Citroën se mettent en grève, en mars 1933, Prévert écrit un chœur parlé, Citroën, joué le soir même devant les grévistes, puis pendant les deux mois du conflit. La pièce dénonce le patron, qui a les moyens de louer la Tour Eiffel pour sa propre publicité, mais pas d’augmenter ses ouvriers.
Les sketchs de la troupe s’en prennent aux politiciens, aux gros industriels, à la police, à l’Eglise et à l’armée. Prévert et ses camarades ridiculisent l’ordre bourgeois et le mode de vie de la classe dirigeante.
L’impact du stalinisme
La dégénérescence stalinienne de la révolution russe, à partir du milieu des années 20, finit par soumettre la production artistique aux intérêts de la bureaucratie soviétique. Tous les Partis communistes de la IIIe Internationale, elle-même bureaucratisée, en subissent les effets.
Proche du PCF, le groupe « Octobre » n’est cependant pas inféodé au parti. Nombre de ses membres – dont Prévert lui-même – n’ont pas leur carte au PCF. La troupe compte des anarchistes et des trotskistes. Cependant, la ligne politique du PCF, ou plutôt ses zigzags sans principes, ont tout de même un impact sur la troupe de Prévert.
Au milieu des années 30, le régime soviétique commence à préconiser une politique de collaboration de classe avec des partis bourgeois, au nom de la lutte contre le fascisme. C’est la politique dite des « Fronts populaires », qui derrière des phrases « démocratiques » ronflantes vise à protéger les accords diplomatiques et militaires de la bureaucratie soviétique – et notamment, en France, l’accord entre Staline et l’impérialisme français (1935).
Il n’empêche : lors de la grève générale de mai-juin 1936, en France, « Octobre » est à pied d’œuvre. Dans les magasins occupés du Louvre, la troupe joue Le Tableau des merveilles, sa dernière pièce. Le 1er juillet, elle est jouée à la Mutualité, à Paris : le succès de cette représentation constitue le chant du cygne d’« Octobre ». Les trahisons du gouvernement du « Front populaire », le rôle scandaleux des staliniens dans la guerre civile espagnole et l’orientation droitière des dirigeants du PCF divisent la troupe, qui se dissout. Membre d’« Octobre », Roger Blin fera plus tard cette analyse : « Des formules du style [...] “Vive l’armée républicaine !” “La police avec nous !” ne pouvaient plus nous convenir. »
Isolés et désorientés, les membres d’« Octobre » se tournent tous vers d’autres horizons. Après la dissolution du groupe, Prévert écrit des poèmes pour plusieurs revues d’extrême gauche, mais son enthousiasme diminue – et ne se ranime qu’en Mai 68. Le poète meurt en 1977, laissant derrière lui de nombreux et très beaux textes sur la classe ouvrière, sa vie et ses combats.