Un film documentaire réalisé par Jocelyne Lemaire-Darnaud.
La réponse des salariés de Michelin (Clermont-Ferrand) au livre de François Michelin “Et pourquoi pas ?”
En rédigeant une sorte de recueil de ses idées philosophiques, Mr François Michelin, PDG de l’entreprise française du même nom, a fait d’une pierre deux coups. Ce grand industriel, qui se décrit comme un bon chrétien faisant régner dans ses usines les plus belles maximes de l’humanisme et de la bonté, est devenu, à travers son livre, l’objet d’un reportage très pertinent, où le beau tableau qu’il a tenté de brosser de sa propre personne et de son entreprise éclate en morceau sous les témoignages d’une dizaine de ses ouvriers.
Les témoignages partent du livre lui-même. Jocelyne Lemaire-Darnaud, l’auteur du reportage, a eu la bonne idée de proposer aux ouvriers de le lire et de le commenter. C’est souvent une ironie amusée que suscitent d’abord ces lectures. Le décalage entre une générosité affichée dans un charabia très solennel et la réalité des conditions de travail dans les usines Michelin prête en effet à rire. Le sarcasme et l’humour sont d’autant plus vifs qu’ils viennent de salariés dont la plupart ont plus de vingt ans de boîte ; les souvenirs qui font contre-exemple sont nombreux et toujours brûlants.
Puis, délaissant les citations de la muse patronale, les salariés de Michelin développent certaines de leurs remarques critiques sur les conditions de travail, les salaires, la politique sociale et écologique de Michelin. Des anecdotes donnent des détails saisissants de l’acharnement dont fait preuve la direction de l’usine dans l’exploitation du temps et de l’énergie de sa main d’œuvre. Le chronométrage du temps de travail nécessaire à chaque ouvrier pour chacune de ses différentes tâches fait par exemple l’objet du récit très émouvant d’une salariée qui, enceinte de six mois, a refusé de s’y soumettre. Cette anecdote, comme toutes celles qui parcourent le film, met à jour, sous une forme particulière, les mécanismes les plus généraux, les plus fondamentaux de l’exploitation capitaliste. Ainsi, le chronométrage des tâches recoupe parfaitement l’analyse qu’a faite Marx, il y a plus d’un siècle, des formes d’extraction de la plus-value. [Voir, l’article de F. Engels : Sur le Capital, dans la rubrique théorie socialiste.]
Mais la soumission du salariat a ses limites, et la révolte de cette femme enceinte symbolise à merveille la résistance que rencontre inéluctablement le patronat dans sa course à l’exploitation. Le reportage de Jocelyne Lemaire-Darnaud est d’ailleurs en lui-même une excellente réfutation de l’idée très à la mode selon laquelle la "classe ouvrière" - c’est-à-dire le salariat - se serait mystérieusement évaporée de la société, de sorte que la lutte des classes n’aurait plus cours, faute de protagonistes. Si les nombreux mouvements sociaux, en France et ailleurs, suffisent à marquer cette idée du sceau de l’absurdité, les salariés de Michelin nous donnent pour leur part une très belle image de la force potentielle du salariat. Leur façon de parler, concise et pertinente, est le reflet de la clarté de leurs idées. Parfois émus, toujours dignes et vindicatifs, les témoignages nous ouvrent le trésor d’une expérience faite de souffrances, d’humiliations et de luttes. On assiste alors à une sorte de procès avec, dans le rôle de l’accusé, la direction de l’usine, et, sur le bureau du procureur, les plaintes des salariés qui s’accumulent. La défense a-t-elle quelque chose à dire ? Hélas, c’est toujours la prose moralisante de François Michelin qui revient, à chaque fois un peu plus dérisoire.
Au fil des mots, le reportage donne tout son poids à cette vérité : du fait de leur fonction dans la société, les salariés ont en commun des intérêts, mais aussi des adversaires, à savoir leurs employeurs. Du même coup, on sort du cas particulier des usines Michelin pour retrouver la société capitaliste dans son ensemble. De nombreux salariés se reconnaîtront dans les "paroles de Bibs", puisque tous les salariés, d’une façon ou d’une autre, subissent les mêmes pressions et brimades, entendent les mêmes mensonges hypocrites de leur direction, et connaissent le même sentiment d’injustice.
Pourquoi, alors que ce qui nous est montré à l’écran touche des millions de gens, a-t-on le sentiment de le voir pour la première fois ? C’est que, dans la société, les moyens d’expression sont, eux aussi, très inégalement partagés. Un grand patron qui veut qu’un livre porte sa signature n’aura aucune difficulté à trouver tout ce qu’il lui faut d’éditeurs, de diffuseurs ... ou encore de gens pour l’écrire à sa place. Du côté du salariat, il est autrement plus difficile de se faire lire ou entendre. Ce n’est d’ailleurs qu’après avoir essuyé les refus des principaux producteurs français - le Ministère du Travail, le Centre National de Cinématographie, la Scam, Arte, Canal+ - que Jocelyne Lemaire-Darnaud est parvenue à faire aboutir son projet de film. Toutes nos félicitations pour cet acharnement, dont nous espérons que le beau résultat inspirera de nombreux professionnels du cinéma.