Cet article est la transcription partielle d’un exposé oral dont l’intégralité est disponible sur notre chaîne YouTube : Révolution TMI. Réalisé dans le cadre d’une Ecole nationale de Révolution, l’exposé portait sur les idées de Bernard Friot et Frédéric Lordon.
Les idées de Bernard Friot ont un certain succès dans la gauche française, en particulier dans la jeunesse. Comment l’expliquer ? C’est très clair : ces idées s’annoncent comme une critique radicale du capitalisme et comme un projet de rupture avec ce système. De fait, Friot se déclare partisan du communisme. Cela change de tous ces intellectuels réformistes qui, ces 30 dernières années, ont théorisé la possibilité d’un capitalisme « social », « solidaire », « écologique », etc. C’est cette radicalité affichée par Friot qui trouve une large audience, parce qu’un nombre croissant de jeunes et de travailleurs cherchent une alternative au capitalisme.
Cependant, nous allons tenter de montrer que les idées de Friot ne sont pas à la hauteur de cette ambition.
« Salaire à vie » et communisme
Partons de la revendication la plus connue de Friot : le « salaire à vie ». Il s’agit de lutter pour qu’un salaire à vie soit versé à toute personne dès l’âge de 18 ans, quelle que soit son activité. A l’âge de 18 ans, ce salaire serait le même pour tous : 1500 euros. Puis, tout au long de la vie, chacun pourrait voir son salaire augmenter pour atteindre un maximum de 6000 euros. Ces augmentations de salaire seraient liées à différents niveaux de qualification, et ce sont des jurys spéciaux, des « jurys de qualification », qui décideraient si vous avez atteint le niveau de qualification vous permettant de bénéficier d’une augmentation de salaire.
Ici, il nous faut déjà faire une première remarque critique. Dans ses écrits, jamais Friot ne présente ces mesures – le salaire à vie et les niveaux de qualification – comme le début d’une phase transitoire du capitalisme vers le communisme. Non : il présente ces mesures comme compatibles avec le communisme, et même comme fondatrices du communisme. Ainsi, dans le « communisme » de Friot, une partie de la société sera quatre fois plus riche qu’une autre, puisque les salaires iront de 1500 à 6000 euros. Au passage, les plus pauvres seront les plus jeunes, puisqu’ils devront acquérir des qualifications, donc de l’expérience, avant de pouvoir prétendre à une première augmentation de salaire.
On a là un premier désaccord – et pas des moindres – avec Friot. D’un point de vue marxiste, ce qu’il propose est tout ce qu’on voudra, mais pas du communisme. Le communisme, tel que Marx le concevait et tel que nous le concevons toujours, c’est une société d’abondance, une société dans laquelle le très haut niveau de développement des forces productives permettra à tous les individus de contribuer librement à la richesse sociale – mais aussi de puiser librement dans cette richesse sociale pour leur consommation personnelle. Autrement dit, la consommation individuelle ne sera plus limitée par le fait d’avoir un salaire plus ou moins important. La possibilité même de pouvoirs d’achat inégaux aura perdu toute base matérielle.
Bien sûr, les marxistes ne prétendent pas qu’on puisse arriver du jour au lendemain à une telle société ; j’y reviendrai plus loin. Mais ce qui est clair, c’est qu’on ne peut pas qualifier de communiste, au sens marxiste du terme, une société dans laquelle une partie de la population est quatre fois plus riche qu’une autre. Par ailleurs, de telles inégalités donneraient un énorme pouvoir aux « jurys de qualification », et avec ce pouvoir viendraient, fatalement, le bureaucratisme et la corruption.
Généralisation de la cotisation sociale
Mais revenons aux mesures que propose Friot. Comment les « salaires à vie » seront-ils financés ? Réponse de Friot : ces salaires seront financés par une « caisse des salaires », qui sera alimentée par une cotisation prélevée sur la valeur ajoutée de toutes les entreprises. Ce ne sont plus les entreprises qui payeront directement les salariés. Tous les salaires seront payés par la caisse des salaires.
Par ailleurs, une deuxième cotisation ponctionnera tout ce qui reste de la valeur ajoutée pour alimenter une deuxième caisse : une « caisse d’investissements », qui financera les investissements de toutes les entreprises. Ainsi, non seulement les entreprises ne verseront plus directement les salaires, mais elles n’investiront plus directement elles-mêmes. Les salaires et les investissements, ça sera l’affaire de la caisse des salaires et de la caisse d’investissements.
Ce que propose Friot, c’est une généralisation maximale du système de cotisation sociale – au point que les entreprises cessent, de facto, d’être la propriété privée de capitalistes. D’ailleurs les capitalistes ne peuvent plus se verser de dividendes, puisque toute la valeur ajoutée part en cotisations. A la limite, le patron – s’il en reste un – sera payé par la caisse des salaires, soit un maximum de 6000 euros. Mais en fait, il n’y aura plus vraiment de patrons, car non seulement il n’y aura plus de dividendes, mais Friot précise que le patron n’aura pas plus de pouvoir, dans l’entreprise, que chacun des salariés. Au passage, il n’y aura plus de banques privées, puisqu’elles seront remplacées par la caisse d’investissements.
Château de cartes
Par contre, l’économie que propose Friot sera toujours une économie de marché. Chaque entreprise devra vendre sa production sur le marché, en concurrence avec d’autres entreprises. Or cela aura toutes sortes de conséquences fâcheuses – que Friot ignore superbement.
Par exemple, que se passera-t-il lorsqu’une entreprise perdra des parts de marchés au profit d’autres entreprises ? Son chiffre d’affaires baissera, et avec lui la quantité de cotisations sociales qu’elle pourra verser à la caisse d’investissements. Mais alors, forcément, les gestionnaires de cette caisse se demanderont si c’est bien la peine de continuer à financer une entreprise déclinante, car à quoi bon maintenir artificiellement des niveaux de production que le marché ne peut pas absorber ? Au passage, cette position d’arbitre de la caisse d’investissements, son énorme pouvoir, l’exposera au bureaucratisme et à la corruption, elle aussi.
Par ailleurs, comment s’y prendra une entreprise pour défendre sa compétitivité sur le marché ? Elle ne paye pas les salaires, donc elle ne va pas les diminuer. Il lui restera deux options : allonger le temps de travail des salariés ou augmenter leur productivité. Nous voilà revenus à des mécanismes qu’on connait bien dans notre bon vieux système capitaliste !
Bref, dès qu’on analyse un peu les conséquences du système de Friot, il commence à s’effondrer comme un château de cartes. C’est qu’on a affaire à un système utopique, au sens d’une construction artificielle, arbitraire, que Friot a élaboré à la façon dont les socialistes utopiques, avant Marx, construisaient leurs phalanstères et leurs communautés utopiques. Marx, justement, a permis de dépasser ce socialisme utopique et de fonder un socialisme scientifique, dont le programme est élaboré en s’appuyant sur une analyse scientifique de la réalité économique et sociale.
La « valeur communiste »
Maintenant, imaginons qu’un parti défendant le programme de Friot arrive au pouvoir. Cela ne plairait pas du tout au grand patronat, qui lutterait de toutes ses forces contre la mise en œuvre d’un tel programme.
Qu’est-ce que Friot prévoit pour briser la résistance de la bourgeoisie ? Rien de précis. Ou plutôt, il ne pose pas la question dans ces termes. En effet, selon lui, le communisme a déjà commencé à se développer à l’intérieur du capitalisme, et même à côté du capitalisme et en concurrence directe avec lui. Il suffirait donc de poursuivre ce développement, graduellement, jusqu’à ce qu’on parvienne, un jour, à la socialisation intégrale de la valeur ajoutée des entreprises. Friot n’est pas pressé, d’ailleurs. Dans son dernier livre, Un désir de communisme, il nous dit : « la bourgeoisie a mis plusieurs siècles pour en finir avec l’aristocratie. N’espérons pas mettre beaucoup moins pour en finir avec la bourgeoisie… » C’est tout de même très long, plusieurs siècles, surtout face à la crise climatique ! Mais cela ne pose pas de problème à Friot. L’important, c’est qu’on développe les éléments de communisme qui, selon lui, se sont implantés et développés au cours du XXe siècle.
De ce point de vue, l’événement majeur, ce serait la création du régime général de la Sécurité sociale, en 1946. Ceci marquerait l’avènement, en France, d’un mode de production communiste coexistant avec le mode de production capitaliste. En effet, selon Friot, les pensions des retraités, qui sont financées par les cotisations sociales, doivent être considérées comme un salaire qui rémunère l’activité productive des retraités. Friot nous dit que les retraités travaillent, que leurs pensions de retraite sont, en réalité, un salaire qui rémunère ce travail, et que l’activité des retraités doit être considérée comme productrice d’une valeur économique nouvelle, d’une valeur non capitaliste – et il dit même : d’une « valeur communiste ». Voilà la grande invention de Friot : la « valeur communiste ».
Il n’y a pas que les retraités qui créeraient de la « valeur communiste ». Il y a aussi les fonctionnaires, les chômeurs, les parents au foyer – et en fait, quiconque perçoit des revenus issus des cotisations sociales. C’est la partie la plus absurde de la théorie de Friot. Par une décision totalement arbitraire, il décrète l’existence d’une « valeur communiste » – ce qui, d’un point de vue marxiste, est une aberration théorique, sans lien avec la réalité.
La théorie marxiste de la valeur
Pour le comprendre, rappelons brièvement la théorie marxiste de la valeur. Toute marchandise a deux types de valeurs : une valeur d’usage et une valeur d’échange. La deuxième, la valeur d’échange, est déterminée par la quantité de travail socialement nécessaire à la production de la marchandise.
« Socialement nécessaire », ça veut dire que ce qui est déterminant, ce n’est pas la quantité de travail qu’il a fallu à un producteur donné pour produire une marchandise donnée. Ce qui est déterminant, c’est le temps de travail moyen qui est requis, dans la société, pour produire cette marchandise, compte tenu du niveau de développement de la technique à ce moment-là. Si un fabricant de chaussures met deux fois plus de temps, pour produire telles chaussures, que la moyenne de tous les producteurs des mêmes chaussures, il ne pourra pas les vendre deux fois plus cher que les autres producteurs, parce que la moitié du temps qu’il aura dépensé n’aura pas été socialement nécessaire.
Comment se vérifie la valeur d’échange des marchandises ? Elle se vérifie sur le marché lui-même, dans l’échange des marchandises.
C’est le système capitaliste qui a généralisé la production marchande. Sous le capitalisme, la plupart des choses produites le sont pour le marché, en vue d’être échangées sur le marché. Or, quand tout se passe bien pour les capitalistes, une fraction de la valeur d’échange de chaque marchandise consiste en plus-value, c’est-à-dire en profits. Cette plus-value vient de ce que le capitaliste a acheté une marchandise très particulière, la force de travail du salarié, dont la consommation, c’est-à-dire le travail, a créé davantage de valeur qu’elle n’en a coûté au capitaliste, davantage de valeur que le salaire versé au travailleur. A la fin de sa journée de travail, un salarié a créé plus de valeur qu’il n’en reçoit sous forme de salaire. Et la différence entre les deux, c’est le profit.
Voilà, très résumé, ce que Marx explique. De ce point de vue, les cotisations patronales sont des ponctions réalisées sur la plus-value – ponctions qui, en même temps que d’autres impôts, financent les retraites, les allocations chômage, la Fonction publique, etc.
Si les capitalistes n’aiment pas les cotisations sociales, c’est précisément parce que ce sont des ponctions sur la plus-value, et non parce que les cotisations sociales créeraient de la « valeur communiste », qui n’existe que dans la tête de Friot.
Bien sûr, les marxistes n’en concluent pas que les fonctionnaires, les retraités ou les chômeurs ne produisent aucune richesse ou ne rendent aucun service. La plupart des fonctionnaires, par exemple, sont très utiles (je dis « la plupart », car l’utilité sociale des CRS est très contestable). Mais les retraités, les chômeurs et les fonctionnaires ne produisent pas de marchandises, ne produisent pas pour le marché – et donc ne créent ni « valeur d’échange », ni a fortiori de soi-disant « valeur communiste ».
Réformes et révolution
Ces erreurs théoriques de Friot ont de sérieuses conséquences pratiques. Par exemple, Friot est contre la lutte pour baisser le temps de travail et l’âge du départ à la retraite, contre la lutte pour augmenter les salaires, les pensions et les minimas sociaux, parce que ce sont des luttes pour le « partage de la valeur capitaliste ». Or selon lui, la vraie lutte des classes, la bonne lutte des classes, c’est la lutte pour l’extension de la production de « valeur communiste » – au détriment de la production de valeur capitaliste. Bref, la seule lutte des classes qui vaille, c’est la lutte pour le salaire à vie et l’augmentation du taux de cotisations sociales. Tout le reste, c’est du temps perdu. Pire : ça renforce le système capitaliste, parce que ça légitime la « valeur capitaliste ». Voilà ce que Friot écrit noir sur blanc. Et c’est franchement absurde.
Dans le monde réel, la lutte des classes se développe nécessairement comme une lutte pour le partage de la valeur, c’est-à-dire pour le partage des richesses créées par les travailleurs. Certes, ce sont des luttes pour des réformes dans le cadre du capitalisme. Et bien sûr, les marxistes doivent critiquer les dirigeants réformistes qui limitent la lutte des classes à la lutte pour des réformes. Il n’empêche : c’est forcément à travers ce type de luttes que le mouvement ouvrier s’organise, se développe, prend conscience de sa force et en vient finalement à lutter pour le pouvoir, pour le renversement du capitalisme.
Sans la lutte quotidienne des travailleurs pour améliorer leurs conditions de vie et de travail sous le capitalisme, la révolution socialiste serait impossible. C’est pourquoi les marxistes doivent lier étroitement la lutte pour des réformes à la lutte pour la conquête du pouvoir par les travailleurs. C’est l’ABC du marxisme. Mais Friot n’en veut rien savoir et rejette tout ce qui n’entre pas dans le cadre de son programme rigide. Là encore, c’est caractéristique du socialisme utopique.
Du capitalisme au communisme
On nous dira : « mais Friot, au moins, défend l’idée du communisme » ! Même pas. Je l’ai déjà souligné : une société dans laquelle une partie de la population gagne quatre fois plus qu’une autre n’est pas une société communiste. Par ailleurs, dans le véritable communisme, la production marchande aura cédé la place à une planification consciente et démocratique de la production. En conséquence, l’allocation de ressources et de travail ne sera plus soumise aux aléas d’un marché. Elle sera consciemment déterminée par la collectivité.
Sous le communisme, le très haut niveau de développement des forces productives libèrera les individus du besoin de justifier leur droit à la consommation des richesses par la quantité de travail qu’ils ont fourni. C’est la formule de Marx : « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ». Chacun produit selon ses capacités, chacun consomme selon ses besoins.
En même temps que le marché, c’est l’argent qui disparaitra, et donc les salaires. Au passage, l’Etat aussi aura disparu, en même temps que les inégalités sociales et les conflits que ces inégalités provoquent.
Dans le « communisme » de Friot, par contre, il n’y a pas de planification de l’économie. On a la concurrence entre des entreprises co-gérées par les travailleurs, certes, mais soumises aux aléas du marché. Dans son communisme, on a les inégalités, les salaires, l’argent, le marché, les faillites, la surproduction – et bien sûr l’Etat, ce produit des inégalités sociales.
Manifestement, Friot ne comprend pas la théorie marxiste de la transition du capitalisme au communisme. Marx a pourtant expliqué ça très clairement. Je résume.
La conquête du pouvoir par la classe ouvrière place entre ses mains les grands leviers de l’économie. Mais elle ne transforme pas du jour au lendemain la société capitaliste en société communiste. Entre le capitalisme et le communisme, il y a une phase de transition, dans laquelle la société porte encore les stigmates du capitalisme, et c’est cette phase qu’on appelle le socialisme.
La loi de la valeur, par exemple, y est toujours active, parce que la société n’est pas assez riche pour que s’y applique la formule de Marx : « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ». Il y a donc encore de l’argent, des salaires et un marché, même si la nationalisation des moyens de production et la planification de l’économie transforment, d’emblée, le rôle de l’argent et du marché. Il y a aussi un Etat, mais un Etat ouvrier, qui est qualitativement différent de l’Etat capitaliste, parce que l’Etat ouvrier défend le pouvoir de la majorité – et non plus d’une minorité d’exploiteurs.
Cependant, au fur et à mesure que les anciennes classes dirigeantes sont absorbées, que les forces productives se développent, que le temps de travail hebdomadaire baisse, que le niveau de vie et le niveau culturel des masses s’élèvent, tous les stigmates du capitalisme disparaissent graduellement, pour laisser place, finalement, à une société communiste.
Faute de comprendre cela, Friot nous propose un communisme accablé de la plupart des tares du capitalisme, à la façon des socialistes utopiques du début du XIXe siècle. Pour être juste avec ces derniers, cependant, il faut préciser qu’ils ont joué un rôle positif, à leur époque. Ils ont contribué aux premiers pas du mouvement socialiste. Ils ont beaucoup influencé Marx et Engels. Deux siècles plus tard, le socialisme utopique de Friot marque une régression par rapport au marxisme. Il n’est pas et ne peut pas être une alternative au réformisme.