Depuis la démission du président Jacob Zuma, mi-février, l’Afrique du Sud est entrée dans une profonde crise politique. Le remplacement de Zuma par Cyril Ramaphosa est le produit des luttes internes au sein de leur parti, l’ANC. Depuis la fin de l’ancien régime, en 1994, le parti de la lutte contre l’Apartheid est devenu le principal parti du capitalisme sud-africain. Il joue un rôle de relais entre les bureaucraties syndicales et politiques, la nouvelle bourgeoisie enrichie par le pillage de l’Etat et la grande bourgeoisie traditionnelle.
Corruption et guerre de fractions
Ces dernières années, la corruption de la clique de Zuma avait atteint un tel niveau qu’elle discréditait l’ensemble du régime et alimentait la radicalisation politique des travailleurs. Après des années de politiques d’austérité, plusieurs syndicats (dont la puissante fédération des mineurs) ont rompu avec l’ANC – tandis qu’un parti de gauche radicale, les Economic Freedom Fighters (EFF), réclame l’instauration d’un « socialisme africain » et progresse sans cesse depuis sa création en 2013. Il devenait donc urgent, pour la bourgeoisie, de se débarrasser de Zuma.
Mais celui-ci ne voulait pas abandonner le pouvoir, par crainte des poursuites judiciaires – et pour ne pas lâcher le gâteau des finances publiques. Ce qui aurait pu n’être qu’un changement politique en douceur s’est transformé en une guerre de clan, ponctuée par des affrontements violents et des assassinats politiques. Cela a jeté un profond discrédit sur l’ANC dans son ensemble.
La question de la terre
Malgré tout, l’arrivée au pouvoir de Ramaphosa a suscité l’espoir qu’il réglerait enfin les problèmes les plus criants des masses, notamment sur la question de la terre. La répartition de la propriété terrienne reste largement la même que sous l’Apartheid. Suite au pillage colonial, 72 % des terres y sont encore aux mains des blancs, qui ne forment pourtant que 10 % de la population. La réforme agraire adoptée après la chute du régime raciste fut ridiculement prudente. Elle reposait sur la vente volontaire des terres aux prix du marché. Seuls 8 % des terres ont changé de mains depuis 1994, alors que le gouvernement de Mandela s’était fixé comme objectif de parvenir à 30 % en 1999 !
Quelques jours après la chute de Zuma, le 27 février, l’Assemblée nationale a adopté, à la surprise générale, une motion sur l’expropriation des terres, déposée par les EFF, mais soutenue par la majorité des partis, y compris l’ANC. Cela a provoqué un débat national sur la question de la terre. Aux hurlements de haine du lobby des fermiers blancs ont répondu les cris d’espoir de millions de paysans noirs pauvres ou sans terres.
Pour comprendre l’origine de cette situation, il faut revenir à la lutte interne à l’ANC. En décembre, alors que Zuma sentait sa chute approcher, il a essayé de jouer la carte populiste et a multiplié les promesses (creuses) d’égalité sociale. Certains de ses partisans sont allés jusqu’à proposer l’expropriation des terres blanches, sans compensation. Pour éviter la scission du parti, les partisans de Ramaphosa ont dû accepter cette proposition – après y avoir ajouté quelques amendements qui en rendaient l’application peu probable.
Le problème pour l’ANC est que les députés des EFF ont pris cette motion au mot et l’ont soumise en leur nom au vote du parlement. Impossible, pour l’ANC, de s’opposer à un texte issu d’une de ses propres conférences. L’ANC a néanmoins largement modifié et amendé la résolution proposée par les EFF avant de la soutenir, supprimant par exemple la demande de la nationalisation intégrale de la terre et la dénonciation de la propriété privée.
Mobilisation paysanne et opposition réactionnaire
Malgré tout, les masses ont interprété ce vote comme un encouragement. Une vague d’occupation des terres s’est déclenchée, soutenue par les EFF et semant l’effroi parmi la bourgeoisie et ses soutiens étrangers. La presse bourgeoise internationale s’est ruée au secours des « pauvres » fermiers blancs menacés de « génocide ». En Afrique du Sud, la bourgeoisie a mobilisé tous les foyers de réaction, des groupuscules boers aux chefs « traditionnels » noirs issus de l’Apartheid et qui avaient été laissés en place lors de la « démocratisation ». Goodwill Zwelithini kaBhekuzulu, roi zoulou millionnaire aux 27 épouses, a ainsi dénoncé la résolution sur l’expropriation des terres, car elle menace les millions qu’il tire de la vente, à des entreprises privées, de concessions d’exploitation sur ses terres « ancestrales » (offertes par le régime d’Apartheid en 1977).
La direction de l’ANC a mis en mouvement des forces qu’elle ne contrôle pas. Le régime de Ramaphosa ne peut que décevoir les espoirs que les travailleurs pauvres ont placés en lui, car il est lié aux intérêts capitalistes et impérialistes. Mais maintenant que les masses ont été mises en mouvement, il sera très difficile de les arrêter.