Cet article date du vendredi 28 janvier 2011.
Les flammes de la colère se répandent à travers toute l’Egypte, et rien ne peut les arrêter. Le sort du régime de Moubarak est en jeu. Aujourd’hui [vendredi], il y a eu des affrontements violents dans les rues du Caire et d’autres villes d’Egypte. Le gouvernement avait prévenu les manifestants qu’ils feraient face à toute la puissance de l’Etat.
La situation se développe avec une extraordinaire rapidité. Ces derniers jours, des centaines de milliers d’Egyptiens sont descendus dans la rue pour exiger la liberté. Avec un courage admirable, ils ont bravé les matraques, les gaz lacrymogènes et les balles de la police. Aujourd’hui, les manifestations – jusqu’alors surtout composées de lycéens et d’étudiants – ont été renforcées par une armée de pauvres et de déshérités venue des bidonvilles du Caire et d’autres villes.
La répression peut-elle réussir ?
Le régime dispose d’un appareil d’Etat fort de 1,5 million de soldats, dont il s’efforce d’acheter la loyauté à grands frais. La fonction de cet appareil redoutable n’est pas de défendre l’Egypte contre un agresseur étranger ou de combattre Israël. Sa fonction est de soumettre le peuple égyptien. Mais y parviendra-t-il ?
Sur le papier, c’est une force gigantesque que le peuple n’a aucune chance de vaincre. Mais on pourrait en dire autant de tous les régimes tyranniques de l’histoire. Louis XVI, le Tsar Nicolas II et le Shah d’Iran disposaient d’appareils de répression beaucoup plus puissants que celui de Moubarak. Et pourtant, à l’heure de vérité, ils se sont effondrés comme un château de cartes.
Le déploiement de cet arsenal répressif ne révèle pas une force, mais une faiblesse : sans la police et l’armée, le gouvernement est impuissant. Napoléon remarquait qu’on peut faire beaucoup de choses avec des baïonnettes, mais qu’on ne peut s’asseoir dessus. En dernière analyse, la police et l’armée constituent une base trop étroite pour soutenir un régime impopulaire. A leur grande surprise, les autorités constatent que l’appareil d’Etat ne peut pas mettre un terme aux manifestations. Aujourd’hui, il y avait 80 000 manifestants à Port Saïd, 50 000 à Beni Suef, à 100 kilomètres au sud du Caire, et de grandes manifestations à Alexandrie, à Suez et ailleurs.
A un certain stade, la violence des forces de répression devient contre-productive. Elle ne provoque plus la peur, mais l’indignation et la colère. A Suez, le peuple s’est soulevé contre la police qui avait tué des manifestants. Un commissariat a été brûlé. C’est le moment où des fissures apparaissent nécessairement à la base des forces de police. La plupart des soldats et policiers ordinaires ne sont pas prêts à tuer des citoyens. Ils refuseront d’exécuter les ordres de tirer sur les manifestants. C’est ce qui semble s’être produit à Suez, d’après certaines sources.
Le rôle de la jeunesse
Les manifestants sont, pour l’essentiel, de jeunes Egyptiens privés d’emploi et d’avenir. L’un d’entre eux a déclaré à la BBC : « Nous sommes pauvres. Nous n’avons pas d’emploi, pas d’avenir. Que doit-on faire ? Est-ce qu’on doit s’immoler ? » Le seul espoir de cette jeunesse, c’est de lutter pour un changement fondamental de la société. Ils ont balayé toute peur et ont risqué leur vie dans ce combat pour la justice et la liberté.
Les masses ressentent et comprennent leur force collective : c’est le facteur décisif. Les éléments les plus jeunes, les plus déterminés et les plus énergiques, qui ont commencé le mouvement, transmettent leur combativité et leur courage à des couches de la population plus inertes et plus prudentes. The Guardian en donne un exemple significatif :« Davantage de citoyens ordinaires défient la police, désormais. Un jeune manifestant m’a raconté comment, poursuivi par des policiers, il était entré dans un bâtiment et avait sonné au hasard. Il était 4 heures du matin. Un homme de 60 ans lui a ouvert la porte ; la peur se lisait sur son visage. Le jeune manifestant lui a demandé de le cacher de la police. L’homme lui a demandé de montrer sa carte d’identité, puis l’a fait entrer. Il a réveillé l’une de ses trois filles pour qu’elle prépare à manger au jeune homme. Ils ont bu du thé et mangé comme de vieux amis ».
« Le matin, l’homme a raccompagné le jeune manifestant dans la rue, a arrêté un taxi et a voulu lui donner de l’argent. Le jeune homme a refusé et l’a remercié pour son aide. L’homme a répliqué : “C’est moi qui dois te remercie de nous défendre, moi, mes filles et tous les Egyptiens” » (The Guardian du 27/01)
Et maintenant ?
Une chose est claire. Cette journée s’est soldée par une défaite catastrophique pour Moubarak. La nuit tombée, les manifestants sont restés dans les rues, défiant le couvre-feu décrété par le gouvernement, dans tout le pays. Le bâtiment du Parti National Démocratique a été incendié, sans que personne cherche à l’éteindre.
A Washington, l’inquiétude ne cesse de croître. Cet après-midi, Hillary Clinton a déclaré que son gouvernement est « profondément inquiet de l’usage de la violence par la police et les forces de sécurité égyptiennes ». Elle a appelé le gouvernement égyptien à demander à ses forces de l’ordre de faire preuve de plus de retenue. Elle a dit : « Ces manifestations montrent qu’il y a de profondes frustrations au sein de la société égyptienne. Le gouvernement doit comprendre que la violence ne fera pas disparaître ces frustrations. » Elle a ajouté : « Comme partenaire de l’Egypte, nous sommes convaincus que le gouvernement doit engager immédiatement, avec le peuple égyptien, des réformes politiques, sociales et économiques. »
Traduit dans un langage plus direct, cela signifie : « Ne fais pas l’imbécile, Moubarak. Si tu essayes d’utiliser l’armée pour écraser le mouvement, elle se brisera. Le mouvement est trop puissant pour être noyé dans le sang. Mieux vaut utiliser la ruse. Fais quelques changements, ou du moins donne l’impression qu’il va y avoir des changements. Au final, bien sûr, il faudra peut-être que tu quittes le pouvoir. C’est malheureux, mais on doit tous faire des sacrifices de temps en temps. Tu es un homme vieux et usé. Tu peux jouir d’une confortable retraite et sauver le capitalisme. Ou alors, tu peux t’accrocher au pouvoir et finir comme Sadat : mort. Ce serait vraiment dommage pour toi. Mais si tu provoques trop les masses, il y aura une révolution complète, et ce serait vraiment dommage pour nous. »
Mais Moubarak ne semble pas écouter. Coupé du monde réel, entouré d’une cour servile, dans son palais, il s’accroche au pouvoir – qui lui échappe. Il décrète le couvre-feu, mais les gens restent dans la rue. Il appelle l’armée à « aider les forces de sécurité », mais les manifestants applaudissent l’armée et l’appellent à les rejoindre. On rapporte des cas de fraternisation. Au Caire, un des reporters d’Associated Press raconte comment des policiers ont été portés en triomphe après avoir quitté leurs uniformes et rejoint les manifestants.
Est-ce juste un incident isolé ? Ou est-ce que cela indique une tendance générale ? Lorsque la situation évolue aussi rapidement, les choses peuvent basculer brusquement en quelques minutes. Dans la ville d’Alexandrie, l’armée est dans la rue, mais les soldats lèvent le pouce à l’attention des manifestants. A Suez, également, les manifestants acclament les soldats. Certaines sources parlent d’affrontements entre des policiers et des soldats. Si c’est confirmé, Moubarak est très mal en point.
La révolution égyptienne
Quelle que soit l’issue des manifestations, une chose est claire : la révolution égyptienne a commencé. C’est la réponse définitive à tous les sceptiques et snobs intellectuels qui critiquaient constamment le prétendu « faible niveau de conscience » des masses, de même qu’à tous ces « experts » occidentaux qui parlaient avec mépris de « l’apathie » et de la « passivité » politique du peuple égyptien. En Egypte, en Iran, en Grande-Bretagne ou aux Etat-Unis, les masses ne peuvent apprendre qu’à travers leur expérience. Lors d’une révolution, elles apprennent très vite. Les travailleurs et la jeunesse égyptienne ont davantage appris en quelques jours de lutte qu’en trente ans d’existence « normale ».
Dans les rues du Caire et d’autres villes du pays, les gens ne se contentent pas de parler de révolution : ils la font. C’est un fait indiscutable, désormais. Une question se pose : qu’est-ce qui va remplacer le régime de Moubarak ? Mais cette question n’est pas la priorité actuelle des manifestants. Ils ne savent pas exactement ce qu’ils veulent. Mais ils savent très précisément ce qu’ils ne veulent pas. Et cela leur suffit, pour le moment.
La tâche immédiate est de renverser Moubarak et son régime corrompu. Cela ouvrira les vannes et permettra au peuple révolutionnaire d’avancer. Il découvre chaque jour son pouvoir dans la rue, l’importance de l’organisation et des mobilisations de masse. C’est déjà une immense conquête. Après trente ans de dictature, le peuple égyptien ne s’en laissera pas imposer une autre, pas plus qu’il n’acceptera des intrigues visant à recréer l’ancien régime sous un nouveau nom. C’est ce que montre clairement le cas de la Tunisie.
Les médias ont tenté d’exagérer le rôle des Frères Musulmans. Mais en réalité, il est évident que le mouvement se déroule sous la bannière de la démocratie révolutionnaire – et non de l’islamisme. La grande majorité des manifestants sont des jeunes gens qui ne sont pas du tout influencés par le fondamentalisme islamique. Il n’est même pas évident que la participation tardive des Frères Musulmans, dans les manifestations d’aujourd’hui, ait sérieusement augmenté le nombre de manifestants.
Maintenant que les masses ont goûté à leur propre pouvoir, elles ne se satisferont pas de demi-mesures. Mohamed El Baradei, un leader d’opposition et un ex-officiel de l’ONU, vient de revenir en Egypte. Mais personne ne croit – à part, peut-être, les Américains – qu’il peut devenir le point de ralliement d’un mouvement de protestation qui a surgi dans tout le pays sans l’aide d’un « dirigeant » bourgeois. Aujourd’hui, les télévisions étrangères ont tenté de donner du relief à la participation d’El Baradei aux manifestations. Mais elles ne sont parvenues qu’à nous montrer des images d’un vieil homme abasourdi qui ne savait pas trop où il était, ni où il allait.
La lutte pour la complète démocratie permettra de construire d’authentiques syndicats et partis ouvriers. Mais elle posera également la question de la démocratie économique et de la lutte contre l’inégalité. La démocratie ne serait qu’un mot creux si la classe dirigeante continuait de contrôler l’essentiel des richesses. Confiscation des richesses de la clique dirigeante ! Expropriation des impérialistes qui ont soutenu le régime et exploité le peuple d’Egypte ! Si elle est menée jusqu’à son terme, la lutte pour la démocratie doit inévitablement mener à l’expropriation des banquiers et des capitalistes – et à l’établissement d’un gouvernement ouvrier et paysan.
Révolution mondiale
La situation dans le monde entier a changé de façon décisive, et les évènements en Egypte le montrent d’une façon impressionnante. Nous sommes résolument entrés dans l’époque de la révolution mondiale. Le caractère international de la révolution n’est nulle part aussi évident qu’en Afrique du Nord et au Moyen-Orient. Elle se propage sans cesse d’un pays à l’autre : de la Tunisie à l’Algérie, de l’Egypte à la Jordanie, du Yémen au Liban.
Les événements en Tunisie ont été une inspiration, bien sûr. Les gens pouvaient voir de leurs propres yeux que même l’appareil sécuritaire le plus puissant ne pouvait pas empêcher le renversement d’un dictateur haï. Le peuple, dans les rues du Caire, a même repris le slogan en français des manifestants tunisiens : « Moubarak, dégage ! ».
La Tunisie a montré ce qui était possible. Mais il serait faux de penser que c’est la seule cause, ou même la principale, de ce qui se passe en Egypte. Les conditions d’une explosion révolutionnaire mûrissaient de longue date dans tous les pays de la région. Tout ce qu’il fallait, c’était une étincelle pour mettre le feu aux poudres. La Tunisie l’a fournie. Le soulèvement révolutionnaire a déjà atteint d’autres pays arabes, comme le Yémen. Comme en Tunisie, les peuples d’Egypte, d’Algérie, de Jordanie et du Yémen vivent dans la pauvreté sous la dictature d’une élite qui se paye une vie de luxe en pillant la nation.
Ces mouvements ont des similitudes frappantes avec les mouvements de masse qui ont conduit au renversement des régimes d’Europe de l’Est, il y a 20 ans. Sur le papier, ces gouvernements disposaient d’un appareil d’Etat puissant, d’une grande armée, d’une police et d’une police secrète puissantes. Mais cela n’a pas pu les sauver. La bourgeoisie s’est félicitée de la chute du « communisme ». Mais cette joie était prématurée. Rétrospectivement, la chute du stalinisme sera considérée comme le prélude à un développement beaucoup plus important : le renversement révolutionnaire du capitalisme. Partout, y compris aux Etats-Unis, le système est en crise. Partout la classe dirigeante essaie de placer le fardeau de la crise sur les épaules des secteurs les plus pauvres de la société.
Avec la Tunisie et l’Egypte, le système capitaliste se rompt à ses maillons les plus faibles. On nous dira que de telles choses ne peuvent pas arriver ici, que la situation est différente – et ainsi de suite. Oui, la situation est différente, mais seulement par son degré. Partout, la classe ouvrière et les jeunes seront confrontés à la même alternative : soit ils accepteront la destruction systématique de leur niveau de vie et de leurs droits – soit ils lutteront.
L’argument selon lequel « ça ne peut pas se produire ici » n’a aucun fondement scientifique ou rationnel. On disait la même chose de la Tunisie il y a quelques mois, lorsque ce pays était considéré comme le plus stable d’Afrique du Nord. Et le même argument a été répété au sujet de l’Egypte, même après le renversement de Ben Ali. Quelques semaines ont suffi pour prouver le contraire. Telle est la rapidité des événements, à notre époque. Tôt ou tard, la même question sera posée dans tous les pays d’Europe, ainsi qu’au Japon, au Canada et aux Etats-Unis.
Des développements révolutionnaires sont à l’ordre du jour. Le processus avancera à une vitesse plus ou moins grande selon les conditions locales. Mais aucun pays ne peut s’estimer à l’abri du processus général. Les événements en Tunisie et en Egypte nous montrent notre propre avenir comme dans un miroir.
Alan Woods, le 28 janvier 2010