La large victoire du MAS (Mouvement pour le Socialisme), aux élections de décembre dernier, fut le prolongement des mobilisations massives que connaît la Bolivie depuis cinq ans. Elle s’inscrit dans le cycle de luttes qui s’est ouvert, en 2001, avec l’insurrection populaire contre la privatisation de l’eau, dans la ville de Cochabamba. La victoire de ce mouvement avait sonné le réveil de la classe ouvrière et des paysans boliviens, quinze ans après la terrible défaite de 1985-86.
En octobre 2003, puis en mai-juin 2005, la « guerre du gaz » a pris des dimensions clairement insurrectionnelles. A chaque fois, la mobilisation a poussé le Président en place à la démission - Sanchez de Lozada d’abord, puis son successeur Carlos Mesa. Comme nous l’expliquions à l’époque, lors de ces deux soulèvements, les travailleurs auraient pu prendre le pouvoir. Cependant, aux moments cruciaux, lorsque les institutions bourgeoises étaient complètement paralysées, les dirigeants des principales organisations ouvrières et paysannes - dont le MAS - ont laissé l’initiative à la classe dirigeante, qui s’en est sortie grâce à des manœuvres parlementaires. En conséquence, après avoir tenté, à deux reprises, de parvenir à ses fins par des moyens insurrectionnels, le mouvement s’est transféré sur le plan électoral.
Pressions contradictoires
Les masses considèrent à juste titre la victoire de Morales comme leur victoire. Elles ont voté pour la nationalisation du gaz, la réforme agraire, l’abrogation des contre-réformes et la fin de l’oppression que subit la majorité indigène. Et c’est bien cela qui inquiète les multinationales et l’impérialisme. Ils craignent que, sous la pression du mouvement révolutionnaire, Morales soit poussé vers la gauche - ou renversé par ceux-là même qui l’ont mis au pouvoir. Du fait de l’expérience accumulée au cours de ces dernières années, les travailleurs et les paysans exigeront rapidement de Morales une politique de changement radical.
Si, comme l’a fait Chavez au Venezuela, Morales met en œuvre des réformes sociales consistantes, il se heurtera au mur d’hostilité de l’impérialisme et de la classe dirigeante. A l’inverse, s’il adopte une politique « modérée », destinée à « ne pas provoquer l’oligarchie », il perdra rapidement sa base dans la classe ouvrière et la paysannerie.
Morales parle de nationaliser le gaz, mais exclut de toucher aux actifs des multinationales qui l’exploitent. Autrement dit, les contrats passés entre l’Etat et les entreprises étrangères seront réévalués à la hausse. Cependant, il va subir d’énormes pressions de la part des multinationales. Dès que les résultats provisoires ont été connus, la machine « démocratique » de l’impérialisme s’est mise en branle. Le Club de Madrid, une institution réactionnaire qui réunit d’anciens dirigeants tels que Clinton et Aznar, a immédiatement invité Morales à faire une petite tournée en Europe et en Afrique du Sud, où on lui a demandé de « garantir les droits » des multinationales du gaz et du pétrole - c’est-à-dire leurs droits de piller à peu de frais les ressources naturelles du pays. L’impérialisme français était d’ailleurs aux premiers rangs de ces initiatives diplomatiques, l’entreprise Elf étant l’un des principaux exploitants du gaz bolivien.
Peu de temps après les élections, le FMI a décidé d’annuler la dette de la Bolivie à son égard -soit 285 millions de dollars et 6 % du total de la dette extérieure bolivienne. Cette décision a été présentée comme une approbation, par le FMI, des politiques économiques et sociales menées en Bolivie au cours de ces dernières années. Autrement dit, c’est une façon de dire à Morales : « si vous poursuivez la politique de vos prédécesseurs, vous pouvez comptez sur notre collaboration. » Mais c’est précisément cette politique de privatisations et de coupes budgétaires qui a créé la misère et les inégalités contre lesquelles les masses se sont soulevées !
Cependant, Morales a réservé une mauvaise surprise à ses courtisans impérialistes : modifiant le programme initial de sa tournée, il est allé à Cuba et au Venezuela, où il s’est déclaré partie prenante de l’« alliance anti-impérialiste » en Amérique latine. Avec Castro et Chavez, Morales a conclu des accords de coopération portant sur la santé, l’éducation, le pétrole et les produits agricoles.
Du point de vue de l’impérialisme, ce genre d’accords est très dangereux. Les Etats-Unis veulent imposer à l’ensemble de l’Amérique latine un système de « libre échange » - c’est-à-dire le libre accès, pour leurs multinationales, aux ressources et aux marchés du continent. A l’inverse, des accords comme ceux qui sont conclus entre Cuba, la Bolivie et le Venezuela, renforcent l’idée, chez des millions de latino-américains, qu’il est possible de construire un système de développement économique basé sur la solidarité et la coopération. Certes, tant que le capitalisme n’aura pas été renversé au Venezuela et en Bolivie, de tels accords ne pourront avoir qu’une portée limitée. Mais pour les apologues du « libre marché », leur signification politique n’en demeure pas moins très gênante.
Socialisme ou « capitalisme andin » ?
Alvaro Garcia Linera, le nouveau vice-président du pays, prétend que le socialisme ne sera pas à l’ordre du jour, en Bolivie, avant... une cinquantaine d’années ! Son idée est que les conditions objectives du socialisme n’existent pas encore : « La classe ouvrière bolivienne ne représente qu’une minorité démographique, et on ne peut pas construire le socialisme sans la classe ouvrière. » D’après lui, il faut financer le développement d’un « capitalisme andin », grâce à un système de taxe imposé aux multinationales. Au bout d’un demi-siècle de cette politique, la Bolivie aura - enfin ! - développé « le potentiel pour l’émancipation de la classe
ouvrière ».
Cette théorie n’a rien de nouveau. En fait, c’est une version réchauffée de la théorie des « deux étapes » que défendaient, il y a plus d’un siècle, les réformistes russes (les mencheviks), et contre laquelle Lénine a mené une lutte implacable. Elle est tout aussi fausse aujourd’hui qu’à l’époque de Lénine.
Le nombre de travailleurs a beaucoup augmenté, en Bolivie, au cours des années 90. Mais de toute façon, il n’est pas correct de poser la question en terme de poids démographique. Ce qui compte, c’est le poids social de la classe ouvrière, qui est déterminé par son rôle clé dans la production - et, en conséquence, dans les luttes. Après tout, les travailleurs russes qui ont pris le pouvoir, en octobre 1917, ne représentaient que 5% de la population active, c’est-à-dire bien moins que la classe ouvrière bolivienne. Mais la vaste paysannerie russe ne pouvait se libérer de sa situation de semi-servage que sous la direction d’un mouvement de la classe ouvrière urbaine, dont le haut niveau de conscience et l’homogénéité politique découlaient de sa position dans le processus productif. Il en va exactement de même en Bolivie. La théorie d’Alvaro Garcia Linera est d’autant moins bien venue qu’il la développe au lendemain d’un mouvement insurrectionnel dont les travailleurs boliviens ont constitué la colonne vertébrale !
L’expérience montre qu’à notre époque, celle de la domination de l’impérialisme, il n’est pas possible de développer une économie comme celle de la Bolivie sur la base du capitalisme. L’histoire de la Bolivie est celle d’une succession de cycles d’exploitation des ressources naturelles : d’abord l’argent, puis l’étain, et maintenant le gaz. A chaque fois, ces ressources ont été pillées sans que l’économie du pays n’en profite. A la fin de chaque cycle, les masses étaient aussi pauvres qu’auparavant - si ce n’est plus pauvre. Pour que les richesses du pays bénéficient enfin à la majorité de la population, elles doivent être fermement placées entre les mains des travailleurs et des paysans boliviens. Les choix auxquels le MAS et le mouvement révolutionnaire sont confrontés se ramènent à l’alternative suivante : socialisme ou barbarie.