Le 4 avril, à Caracas, des travailleurs des usines occupées ou en cogestion (sous contrôle ouvrier) ont marché de l’Assemblée nationale jusqu’au Palais présidentiel de Miraflores. La marche a été organisée par le Front Révolutionnaire des Travailleurs des usines occupées ou sous contrôle ouvrier (FRETECO), qui a été créé récemment. Etaient représentées des délégations d’Inveval, Invepal (les deux premières usines expropriées et mises en cogestion, il y a tout juste un an), Invetex (une usine de textile, à Guarico), Sel-Fex (une usine de textile occupée, à Caracas), Droguerias RACE (une usine pharmaceutique où les travailleurs ont lutté pour la reconnaissance de leur syndicat) et Moldes. Le Front Révolutionnaire a organisé cette marche dans le but de mettre en lumière les revendications des différents groupes de travailleurs impliqués, et pour donner une expression coordonnée à leurs luttes. Voici les revendications des salariés des différentes usines concernées :
Invetex. Dans cette entreprise de textile, le gouvernement a expérimenté un management tripartite entre les travailleurs, Mishkin (le propriétaire) et l’Etat. Les salariés, qui étaient à l’origine de cette idée, la rejettent désormais et demandent que l’usine soit expropriée et placée sous contrôle ouvrier. A partir de leur propre expérience au cours de l’année passée, et grâce aux discussions qu’ils ont eu avec des camarades d’autres usines occupées, ils ont réalisé que le propriétaire de leur entreprise n’est pas du tout intéressé par la production et le maintien des emplois, mais cherche seulement à obtenir des subventions de l’Etat et faire de rapides profits. Il ne cesse de saboter la relance de la production dans l’espoir que l’Etat lui rachètera l’usine, de façon pouvoir tirer profit d’installations et de machines qui n’ont pas été utilisées depuis des années. Pour ces raisons, FRETECO demande l’expropriation de l’usine sans indemnisation. C’est une lutte importante, car elle prouve que, dans la pratique, le management tripartite ne marche pas, car les capitalistes ne sont pas intéressés par l’investissement dans la production. Seuls les travailleurs ont un intérêt réel au développement de l’économie. C’est pourquoi les salariés doivent posséder collectivement les moyens de productions, dans le cadre d’un contrôle démocratique.
Sel-Fex. Là aussi, les propriétaires ne s’intéressent pas à la relance de la production, qui est arrêtée depuis que la compagnie l’a déclarée en faillite, en décembre 2005. Ils essayent de diviser les travailleurs en leur promettant de leur payer ce qu’ils leur doivent. Les travailleurs font valoir que rien ne justifie la destruction de 240 postes, et demandent une expropriation sous contrôle ouvrier et sans indemnisation.
Invepal. Après moins d’un an de fonctionnement, l’assemblée des travailleurs de la principale fabrique, à Moron, a décidé de remplacer les ouvriers qu’ils ont élus au comité de direction de l’usine, car ils estimaient que ces travailleurs s’éloignaient du projet original. Ils demandent que cette décision soit reconnue par le ministère concerné et que les trois ouvriers qui siègent à la direction, y compris le président, soient élus et révocables par l’assemblée des salariés. Par ailleurs, FRETECO demande que les travailleurs qui ont été licenciés, dans une autre fabrique d’Invepal, à Maracay, soient réintégrés, avec les mêmes droits que tous les salariés. Cette lutte est très importante, car elle porte sur les droits des travailleurs des usines en cogestion de contrôler leurs représentants élus. Elle vise aussi à ce que les décisions des assemblées d’ouvriers soient reconnues par les institutions gouvernementales.
Alfa Quartz. FRETECO demande que ces entrepôts industriels abandonnés, à Charallave, soient expropriés et placés sous le contrôle des coopératives de travailleurs qui ont besoin de locaux. Ce cas illustre bien comment les coopératives ouvrières ne peuvent être un développement progressiste que si elles sont liées à la lutte plus générale pour la propriété sociale de l’économie et sa planification par les travailleurs. Sans cela, les coopératives sont écrasées par la pression du marché capitaliste, où elles sont soumises aux contraintes de la compétition et où le monopole du crédit est entre les mains d’une poignée de banques capitalistes.
Gotcha. Là encore, FRETECO demande l’expropriation sous contrôle ouvrier de cette usine de T-Shirts.
FRETECO, la deuxième bataille de Santa Ines et la lutte pour le socialisme
L’importance de la manifestation du 4 avril réside, d’une part, dans l’effort conscient des ouvriers pour se doter d’une forme d’organisation qui soit démocratique et sous leur contrôle. D’autre part, c’est une tentative d’unifier et de coordonner les différentes luttes qui se développent, afin de briser l’isolement des différents groupes d’ouvriers impliqués dans ce combat. Ce sont les ouvriers d’Inveval qui ont pris l’initiative de créer le Front Révolutionnaire, il y a tout juste un mois.
La lutte pour le contrôle ouvrier et les occupations d’usines est la réponse des travailleurs à la vague de fermetures et de faillites décrétées par les patrons. Ces fermetures sont, d’un côté, le résultat de la crise du capitalisme au Venezuela, dont la classe capitaliste est particulièrement parasitaire. Mais d’un autre côté, elles font partie d’une tentative consciente, de la part de l’oligarchie, de saboter l’économie, dans le but de déstabiliser Chavez et, avec lui, la révolution bolivarienne. C’est ce qui explique que ces luttes, qui commencent toujours par défendre les emplois et le gagne-pain des ouvriers, se transforment rapidement en une bataille politique. La lutte contre les propriétaires individuels des entreprises est rapidement liée à la lutte contre l’oligarchie dans son ensemble, et pour la défense de la révolution. Mais par la suite, la lutte des entreprises occupées se tourne contre la bureaucratie et les réformistes, au sein du mouvement bolivarien, qui à chaque étape s’efforcent de limiter ou d’empêcher les initiatives de la classe ouvrière pour s’organiser elle-même.
Ainsi, le Manifeste du Front Révolutionnaire établit clairement que « plusieurs dangers menacent la révolution bolivarienne. Ce sont les dangers mêmes qui menacent le processus de la cogestion et le contrôle ouvrier dans les usines : le danger de la bureaucratie, de la corruption et du sabotage. » Le Manifeste poursuit : « la classe ouvrière et le peuple ne sont pas responsables de ces maladies. Elles leur ont été imposées, et viennent d’un appareil d’Etat largement hérité de la IVe République. » Après avoir identifié les problèmes, le Manifeste explique que, dans les entreprises expropriées, la solution réside « dans le fait de donner le pouvoir au ouvriers. Il faut que dans le management de toutes ces compagnies, y compris le comité directeur, il y ait une majorité de salariés élus par les assemblées de travailleurs. »
En même temps, le Front Révolutionnaire dit clairement qu’il fait partie intégrante de la révolution bolivarienne et de la lutte pour la victoire de Chavez aux élections présidentielles de décembre prochain. Cette question est également liée aux débats qui ont cours, au sein de l’Union Nationale des Travailleurs (UNT), sur la convocation de son deuxième congrès national. Alors que l’aile gauche de l’UNT avance, à juste titre, que l’organisation d’un tel congrès ne peut souffrir davantage de retard - le premier congrès datant d’août 2003 -, des section bureaucratiques et plus modérées proposent de retarder encore la convocation du congrès, sous prétexte de concentrer les forces du syndicat sur l’élection présidentielle. En réponse à cela, le Front Révolutionnaire explique que le meilleur moyen de mener la deuxième « bataille de Santa-Inés » (ce nom étant associé à la victoire électorale de Chavez), consiste justement à lier cette bataille à la lutte pour le socialisme et aux problèmes concrets que rencontrent les ouvriers. Le congrès de l’UNT est nécessaire pour discuter d’un plan de lutte. Cela fait presque un an, maintenant, que Chavez a rendu publique une liste de 800 entreprises paralysées par leurs propriétaires, et le Front explique que « la direction de l’UNT aurait dû mettre cette question au centre de son programme et organiser une campagne nationale pour l’occupation des entreprises fermées. » Cela aurait clairement mis la classe ouvrière à la tête de la révolution, et aurait indiqué la voie à suivre dans la lutte pour le socialisme : la nationalisation de l’économie sous contrôle ouvrier.
Lors de la manifestation du 4 avril, les slogans affichant un objectif de 10 millions de voix en faveur de Chavez, pour les élections, étaient combinés avec des mots d’ordre socialistes : « Oui au communisme, non à l’impérialisme ! » et « Nous voici, les ouvriers sans patrons ! » - entre autres. A un moment, la police métropolitaine a essayé d’empêcher la manifestation de rejoindre le palais présidentiel, bien que le maire de Caracas, Juan Barreto, avait donné son autorisation. Mais les ouvriers se sont simplement « dispersés », avant de se regrouper de l’autre côté de la ligne de police et de continuer leur marche jusqu’aux portes de Miraflores.
Une délégation du Front a été reçue par le lieutenant-colonel Jesus Zambrano, le directeur national de la cogestion au Ministère de l’Industrie Légère et du Commerce (MILCO), qui s’occupe des entreprises expropriées. Il était délégué par la ministre du MILCO, Maria Crisitina Iglesias (ex-ministre du Travail), qui a promis de rencontrer leFront à une date ultérieure. Concernant les différentes revendications du Front, Jesus Zambrano a dit qu’une délégation du ministère avait été envoyée à Sel-Fex afin d’évaluer la situation et de voir comment l’usine pouvait être réouverte. Concernant le conflit avec la direction d’Invepal, il a dit que pour une durée provisoire de trois mois, la ministre Maria Cristina serait la présidente de la compagnie, et qu’un audit serait effectué afin de clarifier la situation. Il a également annoncé que la ministre était prête à rencontrer les ouvriers d’Invepal Maracay pour discuter de leur réintégration.
La manifestation a eu un grand impact et était retransmise par ViveTV, la seconde chaîne d’Etat. Une équipe de journalistes de ViveTV a entièrement suivi le conflit des usines occupées et a donné du temps d’antenne aux ouvriers pour qu’ils expliquent leurs problèmes et leurs revendications. Après la manifestation, la chaîne a retransmis un programme d’une heure sur le FRETECO, à une heure de grande audience. Le programme avait été enregistré dans les usines occupées de Sel-Fex, et les ouvriers de Sel-Fex et d’Invepal Maracay étaient interviewés au sujet de leur lutte. Un représentant du syndicat des ouvriers du textile de Sutratex a également été interviewé, ainsi qu’un représentant du Courant Marxiste Révolutionnaire, qui a contribué à l’émergence du Frontà partir de ses cellules d’Inveval.
La manifestation du 4 avril était un pas modeste, mais très significatif, dans la lutte des travailleurs au Venezuela.
Yonnie Moreno (Courant Marxiste Révolutionnaire)