Le coup d’État manqué contre Hugo Chavez, au Venezuela, qui a eu lieu entre le 12 et le 14 avril, a été le point culminant d’une série de grèves contre-révolutionnaires organisées par les cadres de la compagnie nationale pétrolière (PDVSA), en alliance avec les dirigeants syndicaux de droite de la CTV (Confédération des travailleurs vénézuéliens) et la fédération patronale. L’objectif du coup d’État était non seulement le renversement d’Hugo Chavez, mais aussi le retrait des réformes qu’il avait mises en place et qui, bien qu’assez modestes, menacent les intérêts des capitalistes vénézuéliens. Le coup lui-même a suivi une manifestation, supposée être de 350 000 personnes, organisée par l’opposition à Chavez. En coopération avec des militaires anti-Chavez, les putschistes ont exploité le fait que des supporteurs de ce dernier auraient tiré sur la manifestation pour arrêter le président. D’après d’autres témoignages, cependant, la majorité de ceux qui ont été tués étaient des supporters de Chavez qui défilaient dans une contre-manifestation.
Les putschistes ont ensuite installé le patron des patrons vénézuéliens, Pedro Carmona, au poste de président intérimaire. Sa première action a été d’abroger toutes les lois progressistes promulguées par le gouvernement précédent. Cependant, les putschistes avaient sous-estimé la réaction du peuple, et surtout celle des couches les plus pauvres qui forment la base du soutien électoral de Chavez, et qui habitent les bidonvilles autour de Caracas.
Après le choc initial de la soi-disant démission de leur président, le peuple est descendu dans la rue, le samedi 13 avril, pour exiger son retour au pouvoir. Au même moment, des unités de l’armée fidèles à Chavez se rebellaient. Les organisateurs du coup d’État ont perdu confiance et, face à la possibilité d’une guerre civile, ont cédé et libéré Chavez. Celui-ci est rentré au palais présidentiel, triomphalement, le dimanche 14 avril. Ainsi est-il clair que ce sont les masses populaires, par crainte d’une féroce contre-révolution, qui ont sauvé “leur” président, et non les dirigeants des autres pays latino-américains, ou encore les services secrets cubains, comme on l’a prétendu ici ou là.
Quelle sera, désormais, l’attitude d’Hugo Chavez ? Poussera-t-il plus avant les réformes de sa “révolution bolivarienne” qui vont à l’encontre des intérêts des capitalistes, ou aura-t-il au contraire une attitude plus conciliante vis-à-vis de la couche dirigeante qui a fomenté et appuyé la tentative de coup d’État ? Pour répondre à ces questions, il faut d’abord comprendre quelles ont été les évolutions récentes de la situation politique au Venezuela.
En 1998, après quatre décennies dominées par la corruption et l’augmentation des inégalités sociales, Hugo Chavez remporte les élections présidentielles avec une écrasante majorité. La promesse principale de Chavez fut d’écrire une nouvelle constitution qui, selon lui, “serait la première étape dans la lutte pour plus de justice sociale, plus d’indépendance face à l’impérialisme, et pour l’élimination de la corruption de tous les domaines de la vie publique, des tribunaux et du parlement jusqu’aux syndicats”. Telle était la base de sa “révolution bolivarienne”.
La classe dirigeante vénézuélienne ne se réjouissait évidemment guère de l’arrivée au pouvoir de Chavez, qui avait la ferme intention de s’attaquer à ses intérêts et privilèges. Ceci dit, jusqu’en novembre dernier, l’opposition était plutôt discrète. Dans les coulisses du pouvoir, elle essaya de convaincre Chavez d’abandonner ses promesses “les plus radicales” et de mettre un peu d’eau dans son vin. Mais Chavez, fort de son immense soutien populaire, a résisté à ces pressions et a continué sur sa lancée. Pour la classe dirigeante, les lois promulguées par Chavez en novembre 2001 ont constitué un point de non-retour. Depuis cette date, les capitalistes et les représentants droitiers du mouvement syndical ont déclaré une guerre ouverte au président, avec comme objectif officiel de le renverser. Après une grève “patronale”, le 10 décembre, des manifestations anti et pro-gouvernementales se sont succédées à un rythme effréné dans les rues de Caracas et dans le reste du pays. Aujourd’hui, la tension sociale atteint des niveaux jamais vus et on peut dire que la révolution bolivarienne de Chavez se trouve à la croisée des chemins, devant l’alternative suivante : soit il poursuit et met en pratique sa politique de réformes radicales, soit il sera évincé du pouvoir par la classe capitaliste.
Les lois votées le 23 novembre 2001, qui visent à plus d’intervention de l’État dans l’économie, ont soulevé un tollé parmi le patronat. Il s’agit de la loi agraire, de la loi sur les hydrocarbures et de la loi sur les zones littorales. La première a provoqué une opposition féroce de la part des grands propriétaires terriens, puisqu’elle permet au gouvernement de saisir et de redistribuer des fermes considérées comme sous-utilisées et d’imposer la culture des terres laissées trop longtemps en jachère. La deuxième loi augmente de 16.6% à 30% les taxes perçues sur les revenus des sociétés pétrolières étrangères et établit que le capital de toute entreprise de ce secteur doit être détenu au moins à 51% par l’État ! Enfin la troisième loi place sous le contrôle direct de l’État une zone maritime de 500 mètres de large, tout au long de la côte vénézuélienne : ainsi, dans cette zone, les petits pêcheurs indépendants seront protégés contre les bateaux de pêche industriels.
Le Venezuela est un pays riche en ressources naturelles, et surtout en pétrole, dont il est le troisième fournisseur des États-Unis. Pourtant, malgré cette richesse économique, les inégalités sociales sont aussi béantes que chez ses voisins. Cependant, le pays a énormément bénéficié du boom économique des années 50 et 60. La prospérité apportée par les recettes liées au pétrole a donné lieu à la formation d’une classe moyenne assez solide ; de même, un certain nombre de concessions ont été faites à la classe ouvrière. Cette situation aida à maintenir un calme social relatif, que ne connurent pas les autres pays du continent. Le Venezuela reçut le nom de “Suisse de l’Amérique Latine”. Néanmoins, les capitalistes vénézuéliens furent complètement incapables d’utiliser l’aubaine du pétrole pour diversifier l’économie du pays et le rendre moins dépendant des aléas du marché mondial du pétrole. La classe dirigeante et ses représentants politiques se sont contentés de vivre de la rente que leur procurait le pétrole, sans réinvestir les bénéfices dans l’infrastructure du pays, au point qu’aujourd’hui le pétrole génère 80% des exportations et 50% des revenus de l’État.
Entre 1958 et 1998, deux partis, le COPEI (chrétiens-démocrates) et l’AD (qui se définit comme social-démocrate), ont partagé le pouvoir politique. Ces deux formations ont scrupuleusement appliqué le programme de la classe capitaliste pendant toute cette période, en imposant des politiques d’austérité quand l’économie allait mal - surtout ces 20 dernières années. Le dégoût qu’inspire à la population la corruption endémique de ces deux partis contribua largement à la victoire de Chavez, en 1998. Malheureusement, la direction de la principale centrale syndicale, le CTV (qui représente 18% des salariés), n’a pas échappé à l’influence de ces partis et s’est entièrement rangée dans le camp de l’opposition de droite à Chavez. Ils ont formé une sorte d’“union sacrée” avec le patronat et sont parvenus, pour l’instant, à tromper un certain nombre de travailleurs - mais certainement pas la majorité.
Hugo Chavez, militaire de carrière, n’est pas un marxiste. Cependant, il représente un de ces courants radicaux des classes moyennes que l’on retrouve souvent dans le monde ex-colonial. Comme Castro à Cuba ou Nasser en Égypte, Chavez en a eu assez de voir la façon dont la classe capitaliste laissait aux puissances impérialistes (États-Unis en tête) le champ libre au pillage du pays. En outre, Chavez, qui a lui-même d’humbles origines paysannes, s’est révolté contre l’appauvrissement croissant de la population, pendant les années 80 et 90. En 1983, il forme avec d’autres officiers de grade inférieur le MBR-200 (mouvement bolivarien révolutionnaire). En février 1989, il est profondément choqué par la répression d’un soulèvement populaire (“el Caracazo”), qui fait plus de 300 morts. En 1992, il décide avec ses camarades de lancer un coup d’État contre le président AD Carlos Andrés Perez, mais l’entreprise échoue faute de soutien dans les masses. Il est emprisonné, mais dès sa libération, commence à réorganiser ses forces politiques. Chavez parvint assez vite à une sérieuse popularité, du fait principalement qu’il n’existait aucune opposition réelle au tandem AD-COPEI. Les partis de gauche comme le MAS (Movimiento Al Socialismo), dont la direction participa même à un gouvernement AD, ou encore la CR (Causa Radical), n’offraient pas d’alternative réelle. Chavez lança un nouveau parti politique - le MVR (Mouvement pour la Cinquième République) - et forma un “front patriotique” avec d’autres composantes de la gauche vénézuélienne, dont le PC et Patria Para Todos (PPT). Lors des élections de 1998, sa plate-forme anti-corruption, nationaliste et démocratique, gagna l’adhésion des couches sociales défavorisées, qui y voyaient un moyen de combattre les riches.
Le coup d’état raté du 12-14 avril doit servir de leçon à Chavez, mais surtout aux travailleurs vénézuéliens. Chavez va tout d’abord connaître une période de “lune de miel”, mais, tôt ou tard, les capitalistes, en coordination avec les États-Unis, tenteront un nouveau coup d’État. Ainsi en fut-il au Chili, dans les années 70, où les putschistes ont dû s’y prendre à plusieurs reprises avant de faire tomber Allende, en septembre 1973.
Pour défendre les réformes progressistes de Chavez et étendre la révolution, des comités d’actions doivent être formés dans chaque usine, raffinerie et caserne. Et pour que ces réformes soient définitivement à l’abri d’une contre-révolution, les travailleurs du Venezuela, avec ou sans Chavez, doivent opter pour une transformation socialiste de la société et une rupture complète avec le système capitaliste, c’est-à-dire pour la nationalisation, sous leur contrôle démocratique, des banques, des grandes industries et de la terre. Une victoire de la révolution au Venezuela serait une grande inspiration pour les travailleurs qui luttent à travers tout le continent, et ouvrirait la voie à la construction d’une fédération socialiste des États d’Amérique Latine, seule solution face à la domination impérialiste du continent et à la misère qui en découle.