En signant, le 10 janvier dernier, un nouveau décret d’application de la réforme agraire, le président Chavez a posé un jalon supplémentaire sur le chemin de la révolution vénézuélienne. Ce décret « Zamorano » - du nom grand leader paysan du milieu du XIXe siècle - vise à réformer le système des grandes propriétés agricoles (les latifundia), qui sont souvent faiblement exploitées, voire tout simplement laissées en jachère.
Le Venezuela est peuplé de 25 millions d’habitants pour deux fois la superficie de la France. En outre, il est doté d’excellentes terres et jouit d’un climat favorable. Cependant, aussi étonnant que cela puisse paraître, il est très fortement dépendant des importations pour son alimentation. Pas moins de 70% de celles-ci proviennent de l’étranger. Le Venezuela est le seul pays d’Amérique latine à être un importateur net de produits alimentaires.
Le système des latifundia, cette plaie de tout le continent sud-américain, n’est pas le seul responsable de ce déséquilibre, qui s’est aggravé au moment du boom pétrolier du milieu des années 70. Comme dans d’autres pays, l’afflux soudain de richesses liées aux pétroles a provoqué un déclin rapide de la population rurale et de la production agricole. Alors que, dans les années 60, les deux-tiers des Vénézuéliens vivaient en zone rurale, cette proportion est aujourd’hui de 10%.
Cette mutation n’est évidemment pas comparable à celle des pays industrialisés, où l’exode rural a été alimenté par une transformation qualitative de l’économie et une forte croissance de la productivité agricole.
Au Venezuela, au contraire, l’agriculture a souffert d’un sous-investissement chronique. Avant l’arrivée au pouvoir de Chavez, les deux partis capitalistes - le COPEI et l’AD - qui tenaient alternativement les reines du pouvoir, ont géré les revenus du pétrole au profit d’une minorité de capitalistes et de hauts fonctionnaires des sociétés d’Etat, dont la PDVSA (Petroleos de Venezuela). Quant à la production agricole, elle était considérée comme une source de profits insuffisamment juteuse pour justifier des investissements.
C’est pour résoudre le problème de cette immense dépendance à l’égard des importations, et pour atténuer la formidable inégalité dans la répartition des terres, que Chavez a fait de la réforme agraire un des piliers de la révolution bolivarienne. Rappelons que 80% des terres sont possédées par 5% des propriétaires, alors que 75% d’entre eux doivent s’en partager seulement 6%. En ce qui concerne les terres agricoles, 60% d’entre elles appartiennent à seulement 2% des propriétaires. De plus, 60% des exploitants ne possèdent aucun titre de propriété, et occupent parfois des terres appartenant à l’Etat.
D’ambition limitée, la loi agraire de 2001 visait à limiter la surface des propriétés, à appliquer une taxe sur les terres improductives et à récupérer les terres de l’Etat occupées illégalement, lesquelles devaient être redistribuées à des paysans encouragés à s’organiser en coopératives. En dernier recours, des mesures « d’expropriation » étaient prévues. Cependant, le gouvernement se proposait d’indemniser les grands propriétaires qui en feraient l’objet.
Au fond, telles qu’elles sont, ces mesures de redistribution n’ont rien de révolutionnaire. D’autres régimes du tiers monde, y compris l’Iran du Shah, ont fait de même. Il n’empêche : l’une des premières décisions de l’éphémère gouvernement putschiste d’avril 2002 fut de les annuler.
Quoi qu’il en soit, à ce jour, 2,2 millions d’hectares appartenant à l’Etat ont été redistribués à environ 130 000 familles paysannes ou à des coopératives.
Le décret Zamorano marque une accélération et une radicalisation de la réforme agraire. Il vise directement les grandes propriétés, et charge l’Institut National des Terres, d’une part, de contrôler leurs titres de propriété, et d’autre part de juger si elles sont utilisées à des fins productives. Avant l’arrivée au pouvoir de Chavez, des millions d’hectares de terres d’Etat furent accaparées par de grands propriétaires, avec la complicité ou l’indulgence des autorités. Dans les cas où des terres seraient jugées improductives, le décret Zamorano prévoit leur saisie et leur redistribution.
Quel est le sens réel de l’opposition frénétique que rencontre ces mesures, tant chez la minorité privilégiées du Venezuela que dans les médias étrangers ?
Ils invoquent l’échec des précédentes réformes agraires en Amérique latine. Souvent, les terres redistribuées furent revendues à de grands propriétaires, faute, pour les paysans, de pouvoir en tirer une exploitation économiquement viable. Les ennemis de la réforme agraire avancent également que le morcellement des terres est économiquement contre-productif, et que les petits paysans seraient incapables d’être les acteurs d’une agriculture moderne. C’est évidemment se moquer du monde, quand on sait qu’au Venezuela les grandes propriétés sont le plus souvent sous-exploitées ou laissées en friche. Toutefois, il est vrai que la question de l’agriculture ne peut être isolée de la question de son financement, de son équipement en matériel, des débouchés qui lui sont offerts et de la formation des paysans aux techniques de la grande production.
En réalité, ce qui effraye la classe dirigeante vénézuélienne et les impérialistes, c’est que les travailleurs - urbains ou ruraux - sont les acteurs des événements qui s’y déroulent, qu’ils se sont emparés des idéaux de justice de la constitution bolivarienne et tentent de leur donner corps, quitte à mettre à mal le sacro-saint « droit à la propriété privée ». Partout, spontanément, se produisent des occupations de terres. Partout, ce mouvement spontané d’occupation, tout comme l’application des lois sur la réforme agraire, rencontre la résistance des forces de l’opposition ou des grands propriétaires. Des dizaines de paysans ont été tués depuis 2001.
Le succès de la révolution bolivarienne et de la réforme agraire passe par la généralisation à tous les secteurs de l’économie des expériences de PDVSA et Venepal : éviction des éléments contre révolutionnaires et gestion de la production par les travailleurs.