Le 10 août dernier, un groupe significatif d’empleados (personnel administratif, ingénieurs, superviseurs, manageurs) de Sanitarios Maracay a organisé un « coup » contre les travailleurs de cette entreprise, qui fonctionne sous contrôle ouvrier depuis le 14 novembre 2006. Ils ont destitué le comité d’usine élu par les salariés. Ils avaient le soutien tacite du Ministère du Travail pour mettre sur pied une commission constituée de travailleurs de l’entreprise, de l’ancien propriétaire et de représentants du Ministère du Travail, avec pour objectif de mettre fin au contrôle ouvrier et de régler la question des arriérés de salaires.
Près de neuf mois se sont écoulés depuis ce jour où les quelques 800
travailleurs, face au dépôt de bilan décrété par le propriétaire, Alvaro Pocaterra, ont décidé de ne pas l’accepter et de prendre le contrôle de cette entreprise qui produit des sanitaires, à Maracay, dans l’Etat d’Aragua. Il est temps de tirer les leçons de cette lutte exemplaire.
La première chose à dire, c’est que les travailleurs de Sanitarios Maracay n’ont pas pris à la légère la décision d’occuper l’usine, de la faire fonctionner sous contrôle ouvrier et d’en réclamer l’expropriation. Le conflit avec l’employeur a véritablement commencé en mars-avril 2006, sur des questions de sécurité et de santé. Dans le cadre de la révolution qui se développe au Venezuela, les travailleurs de cette entreprise étaient parvenus à se débarrasser de leurs dirigeants syndicaux corrompus, qu’ils ont remplacés par une direction plus militante et démocratique issue de l’UNT, le nouveau syndicat crée dans la foulée du coup d’Etat d’avril 2002.
De nombreux travailleurs souffraient de pathologies permanentes causées par le transport manuel de lourdes charges ; d’autres étaient victimes des problèmes respiratoires liés aux poussières et produits chimiques impliqués dans la production de céramiques. Face aux revendications de plus en plus insistantes des salariés sur ces questions, le propriétaire de l’usine, Alvaro Pocaterra (soutien notoire du coup d’Etat) a mené une guerre d’usure contre le syndicat. Lorsque les travailleurs ont occupé l’usine pour défendre leurs revendications, en mars-avril 2006, il a fait durer le conflit le plus longtemps possible, dans le but d’épuiser le fonds de lutte que le syndicat avait constitué. Après 42 jours d’occupation, les salariés ont repris le travail sur la base d’un accord avec l’employeur sur un certain nombre de sujets.
Au cours de ce conflit, les syndicalistes de Sanitarios ont contacté le « Front Révolutionnaire des Travailleurs des Usines Occupées ou sous Contrôle Ouvrier » (Freteco), qui avait été formé en février 2006 à l’initiative des travailleurs d’Inveval, l’entreprise de valves qui avait été expropriée par Chavez en avril 2005 et fonctionne aujourd’hui sous contrôle ouvrier. Luís Primo, membre de la direction de l’UNT à Caracas-Miranda, ainsi que d’autres camarades du Freteco, ont mené des discussions avec les travailleurs de Sanitarios au sujet du contrôle ouvrier et de l’expérience des entreprises expropriées.
Le militants du Freteco ont prévenu les travailleurs de Sanitarios qu’Alvaro Pocaterra n’allait pas respecter l’accord signé avec le syndicat. Il était clair qu’il préfèrerait fermer l’usine – comme l’ont fait tant d’autres capitalistes, ces dernières années, au Venezuela – que d’avoir à traiter avec un syndicat militant.
A la fin du mois d’octobre 2006, les dirigeants syndicaux de Sanitarios ont de nouveau contacté le Freteco, lui demandant de former les travailleurs sur la question du contrôle ouvrier. Des ateliers et des meeting furent organisés, chaque semaine. Les travailleurs réalisaient que Pocaterra préparait la fermeture de l’entreprise et voulaient savoir comment la maintenir en marche, de façon à sauver leurs emplois et leurs salaires.
Ces réunions ne durèrent pas longtemps. Très rapidement, Potacerra proposa que tous les contrats de tous les salariés soient annulés, au profits de nouveaux contrats individuels – autrement dit, il proposa la destruction de tous les accords collectifs, du syndicat et de toutes les conquêtes sociales.
Les salariés s’y opposèrent. Potacerra répliqua en proclamant la fermeture de l’entreprise. Les travailleurs décidèrent alors d’occuper l’usine, à compter du 14 novembre. Une semaine plus tard, un comité d’usine démocratique était élu, soumis à des assemblées générales hebdomadaires, avec pour objectif de relancer la production sous contrôle ouvrier.
Les leçons des expériences passées
Dès le début, les salariés de Sanitarios étaient déterminés à tirer les leçons de ce qui s’était passé dans les autres entreprises qui avaient été occupées et expropriées, de façon à ne pas commettre les mêmes erreurs. En tout premier lieu, ils décidèrent de maintenir l’organisation syndicale, et le bureau exécutif du syndicat intégra le comité d’usine. Les dirigeants syndicaux continuèrent, également, de siéger dans les instances régionales de l’UNT. Ensuite, ils décidèrent de ne pas se constituer en coopératives, de ne pas se transformer en propriétaires de l’usine (comme ce fut le cas à Invepal et Venepal), et de demander la nationalisation de l’entreprise sous contrôle ouvrier.
A Invepal, l’entreprise de papier expropriée en janvier 2005, le démantèlement du syndicat et la constitution en coopérative avaient constitué une grave erreur. Cela avait conduit les travailleurs à adopter une mentalité capitaliste de propriétaires, et les gens qu’ils avaient élus pour diriger l’usine ont commis toutes sortes d’erreurs. La plus sérieuse fut d’embaucher des travailleurs dans l’usine de Maracay, se transformant ainsi en capitalistes. Pire : ces travailleurs d’Invepal-Mracay furent embauchés à des conditions inférieures à celles d’Invepal, avant d’être licenciés ! Il s’en est suivi une lutte des salariés d’Invepal-Maracay pour défendre leurs emplois et de ceux d’Invepal pour renverser la direction de la coopérative. A ce jour, le conflit n’est toujours pas complètement tranché.
Les travailleurs de Sanitarios étaient parfaitement au courant de ces faits, grâce aux discussions avec le Freteco, mais aussi du fait de la proximité géographique des deux entreprises.
Par ailleurs, les salariés de Sanitarios prirent des mesures pour essayer de maintenir l’unité avec les empleados (le personnel administratif et d’encadrement), leur réservant même des sièges sur le comité d’usine.
Enfin, ils décidèrent de lier leur lutte à la révolution bolivarienne, expliquant que les sanitaires en céramique qu’ils produisaient pourraient être utiles au plan de logement développé par le gouvernement.
Le rôle des différentes fractions de l’UNT
Au début, aucune section de la direction de l’UNT n’a soutenu cette très importante lutte.
Pour commencer, les dirigeants du Front des Travailleurs Bolivariens (FTB), fraction qui a une influence décisive au sein du Ministère du Travail, était opposé au contrôle ouvrier et à l’expropriation. Le Ministère du Travail bloquait toutes les propositions allant dans ce sens.
De son côté, la direction du Collectif des Travailleurs en Révolution (CTR), l’aile de l’UNT animée par Marcela Máspero, s’efforça d’attiser les divisions entre salariés, et tenta même de former un syndicat « jaune » basé sur lesempleados, qui refusa de se plier aux décisions des assemblées de travailleurs.
Enfin, les dirigeants de la CCURA, une fraction de l’UNT fondée par Orlando Chirino et Stalin Perez, s’opposaient également à l’expropriation. En fait, ils ont été jusqu’à engager des négociations avec un homme d’affaires qui se disait prêt à racheter l’usine – et ce alors qu’elle fonctionnait déjà sous contrôle ouvrier, et que les travailleurs vendaient les sanitaires aux communautés avoisinantes pour maintenir la production !
D’une façon typiquement sectaire, les dirigeants syndicaux de la CCURA expliquaient que Chavez était un bourgeois qui, par conséquent, n’allait jamais nationaliser l’usine, de sorte qu’il ne valait pas la peine de se battre sur une telle revendication. Soit dit en passant, ils défendaient exactement la même position, en 2004, lors de la lutte pour la nationalisation d’Invepal – qui a effectivement été nationalisée.
Les travailleurs rejetèrent ces arguments et, finalement, la direction de la CCURA a accepté les décisions de l’assemblée de travailleurs et a soutenu leur lutte.
D’entrée de jeu, le Freteco apporta son soutien cette lutte et s’efforça de la faire avancer. Le Courant Marxiste Révolutionnaire et la Tendance Marxiste Internationale firent tout ce qui était en leur pouvoir pour la populariser, et mobilisa des soutiens à l’échelle nationale et internationale (voir notamment les articles et la pétition publiés par La Riposte). La campagne internationalePas touche au Venezuela ! fit un énorme travail de solidarité avec la lutte des Sanitarios. De fait, c’est le travail de la délégation de Pas touche au Venezuela !, au moment des élections présidentielles, qui a permis à cette lutte de bénéficier d’une large couverture médiatique.
L’enjeu majeur était de donner une visibilité nationale à cette lutte, de la lier fermement au cours général de la révolution vénézuélienne – et surtout de l’étendre à d’autres entreprises. Une première manifestation nationale a été organisée, le 14 décembre (voir les photos ICI). La situation ne pouvait pas être plus favorable. A de nombreuses reprises, Chavez avait appelé les travailleurs à prendre le contrôle des usines abandonnées par leurs propriétaires. Son mot d’ordre était : « Usine fermée, usine occupée. » La ministre du Travail de l’époque, Maria Cristina Iglesias, avait même publié une liste de 1000 usines complètement ou partiellement paralysées – et réitéra l’appel aux travailleurs pour qu’ils les occupent.
Le Freteco proposa à toutes les fractions de l’UNT d’organiser une grande assemblée de délégués syndicaux pour discuter des occupations et du contrôle ouvrier, expliquant qu’une telle assemblée pourrait décider de l’organisation d’une journée d’action nationale sur ce thème. Aucune des fractions ne répondit à cet appel. C’eut été une occasion, pour la gauche de l’UNT, de démasquer les dirigeants de droite. Mais malheureusement, sectarisme a prévalu.
Les mois passèrent, et aucune solution ne se dessinait pour les travailleurs de Sanitarios Maracay, dont la combativité et la détermination ne pouvaient, dès lors, que faiblir.
Sabotage de la bureaucratie
Fin mai, l’Assemblée Nationale suscita l’espoir des travailleurs en demandant que l’entreprise soit déclarée « d’intérêt public », ce qui est généralement une première étape avant la nationalisation. Mais ces espoirs furent douchés pas le nouveau ministre du Travail, Ramon Rivero, qui déclara que Sanitarios n’était pas d’intérêt public. Or, quelques mois plus tard, Venceramica, une multinationale chilienne concurrente de Sanitarios, fut sollicitée pour livrer des sanitaires dans le cadre d’un plan de logement piloté par le gouvernement !
Les travailleurs furent également réprimés, sur ordre du gouverneur régional, Didalco Boliva, un dirigeant du parti PODEMOS (membre de la coalition gouvernementale). Le 24 avril dernier, alors qu’une délégation de travailleurs de Sanitarios se rendait à Caracas pour participer à une manifestation organisée par le Freteco, la police régionale et la garde nationale les ont attaqués au gaz lacrymogènes et au pistolet à grenaille.
Contre-attaque
Après des mois passés à recevoir, à titre de salaire, 100 000 Bolivars (60 euros) et un carton de nourriture, ils n’ont finalement plus touché que 10 000 Bs et le carton de nourriture. La production a chuté, du fait des difficultés d’approvisionnement en matières premières et autres, jusqu’alors importées, mais aussi faute d’un marché régulier. C’est le moment que choisirent lesempleados, appuyés par le ministre du Travail et l’ancien propriétaire, pour lancer une contre-offensive. Ils organisèrent une caricature d’assemblée au cours de laquelle ils destituèrent la direction du syndicat et le Comité d’Usine (dont les membres ne furent pas autorisés à prendre de parole). Ils décidèrent également d’accepter de mettre un terme à l’occupation en échange de la vague promesse, de la part du propriétaire, de payer les arriérés de salaires. Mais en fait, il y a peu chance que cette promesse soit tenue.
Les travailleurs de Sanitarios ont fait tout leur possible, dans cette lutte. Ils ont montré qu’ils pouvaient faire fonctionner l’usine sans patron. Tous ceux qui ont visité l’usine, lorsqu’elle était sous contrôle ouvrier, témoignent de l’énorme impact que cette lutte avait sur la mentalité et la vie de ces travailleurs. Mais une telle lutte, si elle reste isolée, sans claire perspective de développement, ne peut être soutenue indéfiniment. De fait, on ne peut pas construire un îlot de socialisme dans un océan de capitalisme. Soit le contrôle ouvrier est un premier pas vers la nationalisation des grands leviers de l’économie et leur intégration dans un plan de production démocratique – soit une défaite est inévitable, à terme.
La responsabilité principale de cette situation retombe sur le ministre du Travail, Ramon Rivero, qui s’est systématiquement opposé à l’expropriation de l’usine. Mais ils ne fait pas de doute que le rôle joué par les directions des différentes fractions de l’UNT fut, lui aussi, extrêmement négatif.
Il faut tirer toutes les leçons de la lutte courageuse des salariés de Sanitarios. Du fait de la situation révolutionnaire, au Venezuela, cette défaite ne sera probablement qu’un recul temporaire. Que ce soit à Sanitarios Maracay ou dans une autre usine, la lutte pour le contrôle ouvrier émergera de nouveau, comme partie intégrante de la lutte pour le socialisme.