Raillant le discours sur l’unification de l’Europe, Henry Kissinger a dit en 1970 : « Et si je veux appeler l’Europe, je compose quel numéro ? » Plus de 40 ans plus tard, on ne sait toujours pas. Derrière la façade de « l’union » européenne, la rivalité des pays qui la composent n’a pas cessé. L’accord du 27 octobre a fourni une nouvelle occasion à Sarkozy de se présenter en sauveur du monde. Mais son « heure de gloire » n’a pas duré beaucoup plus d’une heure, car l’annonce d’un référendum en Grèce a immédiatement fait replonger les marchés. Ceci dit, même sans cette annonce du gouvernement grec, l’accord Merkel-Sarkozy n’avait résolu aucun problème, ni du point de vue des capitalistes, ni du point de vue des peuples du continent. Il s’agissait d’une énième tentative de gagner du temps – en l’occurrence, très peu de temps – face à l’extrême gravité de la crise dans laquelle le capitalisme a plongé l’économie européenne.
Il n’est pas inutile de revenir sur les paramètres des négociations entre Merkel et Sarkozy. Ils permettent de prendre la mesure des problèmes qui se posent et des intérêts qui sont en jeu. Sarkozy a déclaré que son but était de « protéger les Français ». Mais le projet qu’il a défendu face à Merkel montre clairement qu’il défend exclusivement les intérêts des capitalistes. Sarkozy voulait transformer le « Fonds européen de stabilité financière » (FESF) en une banque ayant un accès illimité aux fonds de la BCE, afin de pouvoir acheter des obligations d’Etat « toxiques » – c’est-à-dire pratiquement sans valeur – et recapitaliser des banques. Renflouées de la sorte, les banques pouvaient continuer leurs opérations spéculatives. Et si jamais elles se retrouvaient avec des créances douteuses, celles-ci pouvaient être vendues au FESF ! Merkel s’opposait catégoriquement à ce projet parce qu’il consistait à transformer de facto le FESF en une deuxième banque centrale, ou plutôt en une simple extension de la BCE. Cela reviendrait à faire tourner la planche à billets – la « création monétaire » – pour racheter des créances douteuses, ce qui minerait la valeur de la monnaie européenne et donc de tous les avoirs capitalistes en euros.
Derrière la volonté d’impliquer le FESF dans la recapitalisation des banques, Sarkozy voulait non seulement ménager les banques, mais aussi les finances de l’Etat français, dont la dette s’alourdit massivement d’année en année. L’année dernière, par exemple, la dette de l’Etat français a augmenté de 150 milliards d’euros ! Et si, pour restaurer la rentabilité des banques, l’Etat doit répondre à leurs demandes de financement (à ce propos, qu’est devenue la « concurrence libre et non faussée » ?), ceci pourrait rajouter plusieurs dizaines de milliards par an à la dette publique. Une telle dégradation se traduirait par la perte de son « triple A » et par une augmentation des taux d’intérêt sur les emprunts. Or, le remboursement des seuls intérêts sur la dette publique constitue déjà le premier poste de dépense dans le budget de l’Etat : 49 milliards d’euros par an, contre 45,5 milliards pour l’Education Nationale.
Depuis longtemps déjà, les capitalistes et les gouvernements qui les représentent – dont, bien sûr, leur variété « socialiste » – ont mené une politique de régression sociale. Les services publics, les systèmes d’éducation et de santé, les conditions de logement, les retraites, les allocations sociales, les droits sociaux et les conditions de vie des travailleurs en général se sont constamment dégradés. Le chômage de masse s’est installé en Europe depuis près de quatre décennies, avec toutes les souffrances, la pauvreté et la démoralisation qu’il entraîne. En France, l’un des pays les plus riches au monde, les statistiques officielles estiment que plus de 8 millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté. La « crise du capitalisme » est un fait depuis longtemps. Mais ce qui se passe actuellement est qualitativement différent.
Les causes fondamentales de la crise
Pendant une bonne vingtaine d’années et plus, il semblait que le capitalisme avait trouvé un moyen de surmonter ses contradictions. Marx expliquait que les travailleurs ne reçoivent qu’une fraction des valeurs créées par leur travail. L’autre fraction était conservée par les capitalistes. Dès lors, les travailleurs ne peuvent jamais consommer – c’est-à-dire acheter – qu’une partie du produit de leur travail. D’où les crises de surproduction, qui sont inhérentes au système capitaliste. Les marchés saturent et la production s’effondre. Mais Marx a aussi expliqué que par le biais du crédit, les capitalistes pouvaient temporairement retarder l’avènement d’une crise de surproduction. Et c’est précisément ce qui s’est passé. Les Etats, comme les ménages, empruntaient à une échelle sans précédent. L’Etat américain, par exemple, s’est endetté à hauteur de 14 300 milliards de dollars ! De son côté, l’Etat français doit 1 646 milliards d’euros (87 % de son PIB). Mises en circulation, ces sommes d’argent colossales ont irrigué tous les canaux de l’économie mondiale. Cette croissance exponentielle du crédit coïncidait avec la restauration du capitalisme en ex-URSS, en Europe centrale et en Chine, ce qui ouvrait de vastes marchés et champs d’investissement aux capitalistes. Le volume des échanges sur le marché mondial augmentait d’une année à l’autre.
Augmentant artificiellement aussi bien la demande que la production, le crédit ne pouvait pas indéfiniment empêcher la saturation des marchés. Il faut un jour ou l’autre rembourser ce qui est emprunté, avec les intérêts en prime. Ainsi, d’un facteur d’accroissement de la demande, l’endettement s’est transformé en un facteur de contraction de celle-ci. Nous faisons face à une crise de surproduction à l’échelle mondiale – dont les conséquences sociales et économiques sont aggravées à l’extrême par l’endettement massif accumulé depuis des décennies.
On fixe notre attention sur la Grèce, comme si sa « mauvaise gestion » était l’origine du mal. Mais avec un petit train de retard, le scénario grec est en train de se jouer à l’identique non seulement au Portugal, mais aussi en Italie et en Espagne, où les banques françaises sont beaucoup plus lourdement engagées qu’en Grèce. L’économie italienne, par exemple, pèse deux fois et demie plus lourd que les économies grecque, portugaise et irlandaise réunies.
Tous les pays suivent le même chemin que la Grèce. Un défaut de paiement de l’Etat italien – une hypothèse parfaitement crédible – aurait des conséquences autrement plus dévastatrices qu’un défaut grec, pour l’économie européenne et pour les conditions de vie de la masse de la population, en France et partout en Europe. Alors que l’accord Merkel-Sarkozy a péniblement fait passer la réserve du FESF de 440 milliards (dont la majeure partie avait déjà été dépensée) à 1 000 milliards, cette somme – ou même le double – ne suffirait pas pour régler les problèmes de l’Italie ou de l’Espagne. On en arrive à un point où les deux plus grandes puissances de la zone euro – l’Allemagne et la France – ne pourront plus intervenir ailleurs sans se précipiter elles-mêmes dans l’abîme. Mais si elles n’interviennent pas, elles chuteront de toute façon, compte tenu de l’interdépendance économique entre tous les pays. La débâcle qui frappe la Grèce n’est que la manifestation la plus dramatique de l’impasse dans laquelle le système capitaliste a enfoncé l’ensemble du continent. Le capitalisme européen a complètement épuisé son potentiel de développement.