Les antagonismes croissants qui opposent les Etats-Unis à l’Europe sont encore plus sérieux que ceux qui les opposent à la Chine. Ils deviendront d’autant plus aigus que l’euro continuera de se valoriser par rapport au dollar. De nouveaux conflits commerciaux s’ajouteront à une liste déjà bien longue. L’OMC a décidé que les dispositions fiscales avantageuses sur des ventes réalisées à l’étranger par des entreprises américaines - la « foreign-sales corporation tax » - était une forme illégale de subvention aux exportations, et autorise les Européens, à titre de sanction, à prélever 4 milliards de dollars de droits de douane. Un ex-ministre britannique a défendu l’idée d’appliquer ces droits de façon à ce qu’ils affectent les Etats américains sur lesquels reposent les chances de réélection de Bush. D’autre part, l’Europe propose de fixer de nouveaux règlements sur les produits chimiques, règlements qui exigeraient de leurs fabricants et utilisateurs qu’ils fournissent des informations détaillées au sujet de leurs effets sur la santé et sur l’environnement. Tout comme les règlements sur les OGM, ceci est considéré par les producteurs américains comme une mesure protectionniste.
Les Etats-Unis sont la force impérialiste la plus puissante au monde. Les impérialistes américains sont déterminés à utiliser leur puissance économique pour défendre leurs propres intérêts, tout comme ils ont été disposés à utiliser leur force militaire. C’est « l’Amérique d’abord ! » Tous ceux qui se trouvent sur leur chemin doivent être écrasés, que ce soit par des missiles et des bombes ou par la pression et le chantage économiques. Ceci créera de nouvelles contradictions à l’échelle mondiale, et conduira à un développement général des révoltes de masse en Asie, en Afrique et en Amérique latine. Nous pouvons déjà en voir les prémisses au Venezuela et en Bolivie. Mais cela aggravera également considérablement les contradictions entre les Etats-Unis et l’Europe.
Les implications en sont extrêmement vastes. L’ensemble de l’ordre mondial, si soigneusement construit après la deuxième guerre mondiale, est en train de se fissurer. L’attitude guerrière de la clique de la Maison Blanche tend à accélérer le processus. Les Etats-Unis s’apprêtent à défendre leurs intérêts, au mépris de l’OMC, en développant tout un réseau d’accords commerciaux bilatéraux. C’est une tendance dangereuse du point de vue du libre échange. L’OMC peut être réduite au rang d’instance bureaucratique chargée de régler les conflits secondaires : une sorte de club de discussion semblable à l’ONU, et tout aussi impuissant. Cela pourrait conduire à une fragmentation du commerce mondial, ce qui entraînerait un développement du protectionnisme.
Il existe déjà de nombreux signes de l’exacerbation des tensions protectionnistes entre les Etats-Unis et l’Europe. Il y a déjà eu de graves conflits au sujet de l’acier, du textile et des produits agricoles. Nous avons déjà mentionné le cas de la « foreign-sales corporation tax » et la décision de l’OMC d’autoriser l’Europe à prélever, en représailles, jusqu’à 4 milliards de dollars de taxes. La proposition de l’Union Européenne que nous avons mentionnée au sujet des produits chimiques américains favorisera ce nouvel accès de protectionnisme et provoquera une réplique des Etats-Unis. Etant donnée l’acuité de la crise, ni les Etats-Unis ni l’UE ne sont disposés au compromis. Certes, face à la menace d’une crise du commerce mondial, ils multiplieront les tentatives de trouver un accord, mais il y aura sans cesse de nouveaux conflits, chacun plus grave que le précédent.
Les classes dirigeantes française et allemande, qui à elles seules dominent l’Europe, craignent la puissance de l’impérialisme américain. Elles perçoivent le conflit d’intérêts existant, à l’échelle mondiale, entre elles et les Etats-Unis. Elles se préparent à une lutte. De leur côté, les capitalistes britanniques, faibles et dégénérés, ayant perdu leur empire, ont également perdu toute possibilité d’acquérir un rôle dirigeant en Europe. Ils ont été ravalés au rang de bourgeoisie rentière et parasitaire, reposant sur les services, les opérations bancaires et le tourisme. L’industrie britannique est en déclin. « L’atelier du monde » n’est qu’un lointain souvenir. Sur la scène internationale, ils se satisfont du rôle humiliant de valet de l’impérialisme américain. Aussi sont-ils considérés avec méfiance par Paris et Berlin. Cela a poussé la France et l’Allemagne à se rapprocher davantage - pour l’instant, tout au moins - et a condamné la Grande Bretagne à un plus grand isolement sur la scène mondiale.
Dans le même temps, alors que la situation en Grande-Bretagne semblait stagner, il s’est en réalité produit un changement radical de la situation. En surface, Blair avait triomphé. Il avait mené une politique pro-capitaliste d’attaque contre la classe ouvrière, et ce sans rencontrer de grande opposition. Il était largement parvenu à réaliser une « contre-révolution » au sein du parti travailliste. En alliance avec Aznar et Berlusconi, Blair s’était placé à la tête de la droite européenne, qui tentait de se caler sur la position « libérale » des Etats-Unis.
Pourtant, ces politiques ont préparé le terrain à une réaction massive. La victoire apparente de Blair fut sur le point de tomber en poussières. La vague d’opposition aux politiques intérieure et extérieure a d’ores et déjà des effets profonds. Blair a été confronté à des actes de rébellion de la part de députés travaillistes, ce qui reflète une opposition croissante à la base. Des démissions ont même eu lieu au sein du gouvernement.
La manifestation de 2 millions de personnes contre la guerre en Irak, en février 2003, fut un tournant. Il s’agissait de la plus grande manifestation dans l’histoire du pays, et reflétait l’opposition au gouvernement Blair, non seulement sur la question de la guerre, mais également sur l’ensemble de sa politique pro-capitaliste.
Comme nous l’avons expliqué ailleurs, l’opposition à Blair devait s’exprimer, à un certain stade, dans les organisations de masse. Cela s’est déjà produit dans les syndicats, où il y a eu un mouvement très net vers la gauche au cours de ces cinq dernières années. La victoire des candidats de gauche dans les élections des directions syndicales a révélé cette opposition croissante. Il y a eu un tremblement de terre, avec pour conséquence une série de graves défaites pour l’aile droite de toute une série de syndicats.
Ce processus se déroulera également dans le Parti Travailliste. Les jours de Blair sont comptés. Les crises qui frapperont la Grande-Bretagne provoqueront une série de scissions dans les organisations de masse, et aboutiront à l’éviction certaine de Blair et de la droite. Certes, il ne s’agira pas d’un processus linéaire. Mais l’inévitable victoire des réformistes de gauche déclanchera une nouvelle période de convulsions dans la société britannique, et ouvrira d’énormes possibilités à la tendance marxiste.
Les capitalistes européens se trouvent dans une position particulièrement difficile. Pour restaurer la profitabilité, ils doivent s’en prendre aux niveaux de vie des populations. Mais ils font face à des organisations de travailleurs puissantes et invaincues. Comme nous le prédisions, la crise du capitalisme européen a été aggravée par la tentative d’enserrer les différentes économies dans la camisole de force qu’est le prétendu « Pacte de solidarité et de croissance ». Le déficit moyen, dans la zone euro, est de 2,8 % du PIB, alors que les prévisions tablaient sur 1,8 %. La France, l’Italie et l’Allemagne ont toutes passé les limites fixées par le pacte au sujet des déficits. La France et l’Allemagne encourent d’énormes amendes si cette situation persiste en 2004. Chirac a publiquement a appelé à un « allègement temporaire » de ces règles, qui, s’il était obtenu, ne serait naturellement pas temporaire. En réalité, le Traité de Maastricht était un prétexte pour mener une politique permanente d’austérité, avec de sévères coupes dans les dépenses sociales. Partout en Europe, il y a une politique concertée de restrictions, particulièrement dans le domaine des retraites. C’est la recette achevée pour une intensification de la lutte des classes. Et cela constitue un bouleversement profond de la situation.
Comme l’Allemagne, la France dépassera la limite des 3% de déficit budgétaire fixée par le traité de Maastricht. Il atteindra 4% fin 2003. La bourgeoisie française se montre totalement indifférente à cette question, et a en fait annoncé une baisse de 3% de l’impôt sur le revenu, ce qui accroîtra le déficit. La seule façon d’équilibrer les comptes consistera à réduire drastiquement les dépenses sociales, ce qui signifie une nouvelle aggravation de la lutte des classes en France. Le gouvernement Raffarin est parvenu à mener sa contre-réforme sur les retraites malgré les grèves et les manifestations de masse. A présent, il propose une réduction des congés payés. Cela ne résulte pas de la mauvaise volonté de tel ou tel premier ministre, mais est l’expression d’une profonde crise sociale. Les mêmes politiques sont poursuivies, avec quelques variantes, par tous les gouvernements européens.
L’économie française stagne depuis trente mois. Le chômage augmente. Tout cela constitue l’arrière plan d’une période d’intenses turbulences politique et sociale. Il y a eu de grandes grèves au cours de ces dix dernières années. Naturellement, le développement de la lutte des classes ne se fait pas en ligne droite. La lutte a procédé par vagues. Elle a atteint un pic en novembre et décembre 1995, puis en mars 2000, puis à nouveau au cours du printemps et de l’été 2003. Le 13 mai 2003, il y avait 600 000 manifestants dans les rues de Paris, et plus de 2 millions dans toute la France. Le nombre de jours de grèves ne cesse d’augmenter. Toutes les catégories sociales ont été affectées. Lors de l’été 2003, la plupart des grands festivals artistiques ont été annulés en raison des grèves des artistes.
Les attaques contre le niveau de vie provoquent la classe ouvrière et la petite bourgeoisie. En Italie, ces deux dernières années, il y a eu une série de grèves - y compris deux grèves générales -, ainsi que des douzaines de manifestations locales et nationales impliquant des centaines de milliers de personnes. Ce fut un véritable raz de marée marquant le réveil de la classe ouvrière italienne. Mais la bourgeoisie italienne poursuit son programme de coupes budgétaires et d’attaques contre les droits des travailleurs et leur niveau de vie. Ceci cause inévitablement une certaine perplexité parmi les travailleurs : « Nous avons fait grève et manifesté, mais cela ne semble avoir aucun effet sur la politique du gouvernement ». Cette réflexion peut mener à une certaine désorientation, voire à une désillusion, particulièrement parmi les militants qui n’appréhendent pas le processus dans son ensemble.
En fait, il s’agit là d’un phénomène général qui, précisément, exprime le sérieux de la crise. C’est une nouvelle situation, à laquelle les travailleurs ne sont pas accoutumés. Par le passé, face aux actions de masse, la classe dirigeante faisait quelques concessions. Mais désormais, elle se braque et refuse toute concession. Il était donc naturel qu’il y ait quelques hésitations de la part des travailleurs, qui essayent de comprendre ce qui se passe et de déterminer la meilleure façon de réagir. Mais l’hésitation des syndicats encourage les patrons à exiger toujours plus et de façon plus insolente. A présent, Berlusconi réclame un recul de l’âge de la retraite, ce qui a provoqué une grève générale à l’appel des syndicats.
En Allemagne, Schröder conduit également un programme de contre-réformes. Il veut que les Allemands partent à la retraite à 67 ans au lieu de 65, avec des pensions à hauteur de 40% de leur salaire, contre 48% actuellement. L’opposition se renforce au sein des syndicats et du PSD, mais leurs directions ne sont désespérément pas à la hauteur des enjeux. Les chefs d’IG Métal ont arrêté la lutte pour la semaine de 35 heures à l’Est avant qu’elle soit en mesure de vaincre.
L’instabilité politique et sociale sous jacente a été révélée par les violentes oscillations gauche/droite lors des dernières élections. C’est une expression de la crise générale, qui provoque une volatilité fébrile de l’humeur de la classe moyenne. Les sectes, qui tirent toujours les mauvaises conclusions, ont fait beaucoup de bruit sur un soi-disant danger fasciste imminent. Certes, à un certain stade, la crise du régime peut certainement mener à un basculement brutal en direction d’une réaction ouverte. Mais cela consisterait en l’apparition de tendances bonapartistes, et non pas dans le type de régimes fascistes que nous avons connus dans les années 40. Ceci dit, à court terme, l’équilibre des forces entre les classes sociales exclut cette perspective.
En dépit de l’hystérie des sectes, la croissance de l’audience de Le Pen et de mouvements semblables en Hollande et en Autriche n’était pas l’indice d’un mouvement vers le fascisme, mais un symptôme de l’instabilité profonde de la petite bourgeoisie, de sa recherche effrénée vers une issue à la crise. Le prétendu Bloc Fortuyns, en Hollande, s’est brisé en morceaux très rapidement après la mort de son chef. En Autriche, le Parti du Peuple s’est déchiré au cours d’une crise. De toute façon, ce n’était pas des partis fascistes, en dépit de leur caractère réactionnaire repoussant.
Quoi qu’il en soit, le développement de ces partis réactionnaires est le résultat de l’échec et de la faillite des dirigeants réformistes. Dans la mesure où ces derniers n’offrent aucune solution à la crise, la voie est ouverte aux démagogues de droite qui prétendent que le chômage et les mauvaises conditions de logement sont le fait des immigrés. C’est ce que nous voyons le plus clairement en France, où le mécontentement des masses à l’encontre du gouvernement PS-PC a conduit à la lourde défaite de Jospin. L’hystérie vis à vis de Le Pen a conduit les partis de gauche à une politique électorale désastreuse, avec le concours enthousiaste des sectes. La décision de soutenir Chirac à titre de « moindre mal » fut un acte d’une grande myopie et d’une grande stupidité. L’expérience du gouvernement Chirac-Raffarin, avec ses attaques contre les acquis sociaux, apportera davantage d’eau au moulin de Le Pen, préparant la voie à une polarisation encore plus prononcée entre la droite et la gauche. Un processus similaire aura cours sous différentes formes dans tous les pays européens.
La classe dirigeante n’opte pas pour la réaction bonapartiste à la légère. Elle le fait lorsqu’elle juge qu’elle est menacée par un renversement imminent, et seulement en dernier recours, quand toutes les autres options ont été épuisées. Elle sait qu’un tel mouvement provoquera la classe ouvrière et constitue donc un pari risqué. Nous sommes toujours loin d’une telle situation. Il faudra toute une période de lutte des classes avant d’en arriver à ce stade. Et avant que la perspective de dictatures bonapartistes en Europe soit envisagée, la classe ouvrière aura beaucoup d’occasions de prendre le pouvoir. Pour le moment, le pendule politique balance, non vers la droite, mais vers la gauche - et donc certainement pas en direction d’une réaction fasciste.
Les récentes mobilisations qui se sont produites partout en Europe, de l’Espagne à l’Autriche, de l’Italie à l’Allemagne, du Portugal à la France, représentent le réveil des masses après une période relativement longue d’inactivité. Et tout comme un athlète a besoin de s’échauffer, les ouvriers doivent étirer leurs membres et tâter le sol. Le mouvement actuel n’est qu’une anticipation, une préparation à quelque chose de plus sérieux. Par certains côtés, il y manque de la maturité. Les manifestations ont, pour partie, une tonalité joyeuse et bon enfant, comme un carnaval. C’est toujours le cas au début d’une révolution, avant que les masses aient saisi le sérieux de la situation. À l’avenir, l’humeur sera radicalement différente.
Dans les manifestations de masse du début de la guerre en Irak, l’idée dominante était : « Regardez comme nous sommes nombreux ! Ils ne peuvent certainement pas nous ignorer ! Quelque chose doit changer ! » Mais ils ont ignoré les millions de manifestants, et la guerre a tout de même eu lieu. Ce fait a contribué à la rapide démoralisation des éléments petits-bourgeois, qui sont tombés dans un état d’abattement et de passivité. Mais la classe ouvrière en vient progressivement à comprendre que les choses ne sont pas aussi faciles, que des méthodes de lutte plus sérieuses seront nécessaires. Elle commence à comprendre qu’à l’avenir, la seule façon d’obtenir des concessions sera dans une lutte acharnée. Les grèves courtes et les manifestations aux airs de carnaval ne sont pas suffisantes.
Le problème principal est le facteur subjectif. Avec une direction à demi sérieuse, les grèves et les manifestations auraient pu être le point de départ d’une contre-offensive du mouvement ouvrier. C’est la seule façon de contraindre les patrons à faire des concessions. La classe dirigeante donnera toujours quelque chose si elle craint de pouvoir tout perdre. Les réformes sérieuses sont toujours les sous-produits de luttes révolutionnaires. C’est pourquoi les chefs réformistes sont les plus faibles là où, précisément, ils pensent être les plus forts -dans la lutte pour des réformes.
Dans leur aveuglement réformiste, ils s’imaginent qu’il est possible d’obtenir des concessions en négociant des accords avec les employeurs et en se montrant « responsables ». Or, cela donne le feu vert au patronat pour qu’il accentue ses attaques. C’est pourquoi les grèves et manifestations colossales n’ont quasiment rien obtenu. Les dirigeants ont gâché la possibilité de remporter ne serait-ce qu’une victoire partielle. Cela, à son tour, peut provoquer temporairement une certaine désillusion parmi les travailleurs. Dans certains cas, nous avons même vu la victoire de la droite aux élections, comme par exemple en Espagne, en 2000. Les dirigeants, comme toujours, reprochent aux masses leurs propres incompétence et impuissance. En réalité, la défaite de la gauche était le fruit de sa politique opportuniste, qui a déçu la classe ouvrière et a donné l’initiative aux partis bourgeois.
Les dirigeants syndicaux et des partis de gauche sont la force la plus conservatrice au monde. Ils regardent toujours vers l’arrière, et non vers l’avant - en direction du passé, et non de l’avenir. Bien qu’ils se considèrent comme les plus grands réalistes au monde, ils sont en fait des empiristes ignorants et médiocres, complètement en décalage par rapport à la réalité. Ils espèrent que l’ancienne époque du progrès capitaliste reviendra - le bon vieux temps de la collaboration de classe et du compromis, qui les débarrassait de la pénible nécessité de mener la lutte. Mais c’est impossible. Dans le contexte actuel, leur prétendu politique « réaliste » ne peut mener que de défaites en défaites. A chacun de leur pas en arrière, le patronat en demandera dix de plus. De telles politiques mènent toujours, à la fin, à des victoires de la réaction. Mais dans le contexte actuel, les victoires électorales de la droite ne seront pas durables et prépareront la voie à une nouvelle avancée de la gauche.