L’armée américaine est désormais confrontée à un soulèvement insurrectionnel sur l’ensemble de l’Irak. Ceci marque un changement qualitatif dans la situation. On a assisté cette semaine aux combats les plus durs depuis la fin officielle de la guerre, avec 33 soldats américains tués en l’espace de trois jours. Les troupes qui ont renversé Saddam Hussein il y a un an ont été chassées de cinq villes irakiennes après de durs combats.
Mercredi, les Marines bloquaient tous les véhicules - y compris les ambulances - qui passaient sur les routes permettant d’entrer et de sortir de Falloujah. Personne ne pouvait plus accéder à cette ville de 300 000 habitants.
L’attaque américaine contre Falloujah, à 30 miles à l’ouest de la capitale, était en représailles au meurtre de quatre « entrepreneurs » américains. Qu’est-ce que des civils américains armés et sans escorte militaire faisaient à Falloujah, l’endroit le plus dangereux de l’Irak ? The Economist répond :
« C’étaient des gardes de sécurité privés travaillant pour une compagnie du nom de Blackwater USA, sous contrat avec l’administration américaine. Quelques 15 000 gardes de sécurité civils sont actuellement en Irak - c’est-à-dire une quantité substantielle. Et ce nombre n’inclue pas les ingénieurs des télécoms, les spécialistes des oléoducs pétroliers et autres entrepreneurs privés qui travaillent sur les infrastructures irakiennes. »
En d’autres termes, ces hommes étaient des mercenaires : de ces assassins et bandits à la solde des occupants qui grouillent en Irak et qui font de l’argent au moyen d’activités répressives menées sans aucun contrôle ou restriction. Il ne faut donc pas s’étonner de ce qui leur est arrivé. Il s’agissait de scènes barbares, mais elles étaient la conséquence de la barbarie générale dans laquelle le peuple irakien a été plongé par l’impérialisme américain - la force la plus barbare et réactionnaire sur terre.
Des hélicoptères et un avion de combat ont soutenu l’assaut des Marines sur Falloujah. L’avion a lancé une roquette et une bombe sur l’enceinte de la mosquée Abdul-Aziz al-Samarrai. Cet acte montre l’incroyable stupidité des dirigeants américains. Des témoins affirment que cette attaque a été menée au moment où des fidèles se rendaient aux prières de l’après midi, et que quarante d’entre eux ont été tués.
Le nombre réel de victimes est très certainement bien supérieur à ce qu’affirment les rapports officiels de l’armée américaine. Et avec chaque attaque, la haine contre les occupants croîtra, et leur très mince base de soutien continuera de fondre. La plus grande puissance militaire et technologique du monde ne servira à rien. C’est exactement ce qui s’est passé au Vietnam.
Les mensonges de Rumsfeld
Alors que les forces de la coalition étaient attaquées par les miliciens de « l’armée de Mehdi », dirigée par Muqtada Sadr - un Imam radical Chiite de 30 ans que les américains disent vouloir arrêter -, une grande partie du sud de l’Irak échappait à leur contrôle. Le chef de la Défense américaine, Donald Rumsfeld, a tenté de minimiser la résistance aux forces de la coalition. Mais personne ne le croit.
A Washington, il a déclaré : « Le nombre de personnes impliquées dans ces combats est relativement faible. Cela n’a rien à voir avec une armée ou à un grand nombre de gens essayant de changer le cours des choses. Nous avons à faire à un petit nombre de terroristes et de miliciens, couplé avec des manifestations. »
C’est là une considérable sous-estimation. Il est probable que le nombre réel de combattants soit relativement faible. Mais il faut tenir compte de la nature d’une guerre de libération nationale. La force des combattants ne consiste pas dans leur nombre. En général, les groupes de guérilleros constituent des unités petites et mobiles qui attaquent par surprise avant de se fondre dans la population. Leur force consiste dans le soutien de la population. Or, désormais, la quasi-totalité de la population irakienne est implacablement opposée à l’occupation de son pays.
Une tentative maladroite
Les américains étaient supposés apporter à l’Irak la paix, la stabilité, la démocratie et la prospérité. Au lieu de cela, ils ont amené les conflits sans fin, la mort, le chaos, le chômage et la pauvreté générale. Plus de 50 % de la population est sans-emploi. Les jeunes chômeurs expriment leur mécontentement dans des manifestations réprimées à coups de fusils. Dès lors, il ne faut pas s’étonner de les voir faire la queue pour rejoindre des milices comme celle de Muqtada Sadr.
L’actuel conflit a été déclenché par la tentative maladroite d’arrêter le chef religieux radical. Dans le passé, Muqtada Sadr - dont l’autorité lui vient de son père, Mohammed Sadiq al-Sadr, assassiné par Saddam Hussein en 1999 - ne jouissait que d’un soutien très limité. Mais des signes montrent que ce soutien a augmenté après que le juge irakien appointé par les Etats-Unis a lancé un mandat d’arrêt contre lui.
Sadr en appelle aux millions d’irakiens qui n’ont rien - aux pauvres, aux sans-abri, aux chômeurs. C’est ce qui le rend si dangereux aux yeux des américains. Il semble que la confrontation avec Sadr ait été provoquée par Paul Bremer, le chef de l’Autorité provisoire de la coalition, qui a fermé le journal de Sadr et arrêté l’un de ses aides. Il est clair qu’il ne s’attendait pas à une réaction aussi violente.
Le Général Mark Kimmit, directeur adjoint des opérations militaires américaines en Irak, a déclaré : « S’il veut calmer la situation, [Sadr] peut se rendre à une station de police irakienne et faire face à la justice. » De telles déclarations montrent qu’au moins, les impérialistes ne manquent de sens de l’humour.
Sadr, qui contrôle trois villes du sud, n’est naturellement pas pressé de se soumettre à la « justice » américaine. Des jeunes gens en colère et sans emploi ont gonflé les effectifs de sa milice à hauteur d’environ 3000 hommes. Ces effectifs continueront de croître du fait des combats actuels. Le secret de la force de ce mouvement consiste dans le fait d’unifier des protestations sociales et nationales.
Le Général Mark Kimmitt répète que l’armée américaine va arrêter Sadr et que « la coalition et les forces de sécurité conduisent des opérations destinées à détruire l’armée de Mehdi. »
C’est plus facile à dire qu’à faire. L’armée de Mehdi s’est révélée beaucoup plus forte que prévu. On rapporte qu’elle contrôle la plus grande partie de Nadjaf, où Sadr lui-même s’est réfugié. Al-Sadr et ses supporters ne se rendront pas. Ils se battront jusqu’à la mort. Ils combattent avec un courage fanatique parce qu’ils croient passionnément à la justesse de leur action. Peut-on en dire autant des soldats américains ? C’est extrêmement douteux.
On avait dit aux soldats américains qu’ils allaient en Irak pour libérer le peuple d’un gouvernement tyrannique et haï. On leur assurait que la population les accueillerait comme des héros. Dans certains cas - peu nombreux - il en a effectivement été ainsi. Mais plus à présent. Partout, les soldats de la coalition se heurtent à un mur de haine et de suspicion. L’ensemble de la population leur est hostile. Ils ne sont jamais et nulle part en sécurité. On imagine quel peut en être l’effet sur leur moral.
Dans bon nombre de villes du sud, où les Chiites forment la majorité de la population, la police et les unités paramilitaires irakiennes - supposément sous les ordres de la coalition - ont montré qu’elles n’étaient pas prêtes à se battre contre les membres chiites de l’armée de Mehdi. Si l’armée américaine utilise son immense puissance de feu pour pénétrer dans Nadjaf à la recherche de Sadr, cela sera vécu comme une répétition de l’offensive de l’armée irakienne contre les grands soulèvements chiites à Najaf et Kerbala, à la fin de la première guerre du Golfe, en 1991.
Dans les premières heures du 4 avril, au cours du plus important assaut américain depuis la guerre conventionnelle de l’an passé, des douzaines de tanks et d’hélicoptères d’assaut ont bombardé les immenses quartiers chiites de Bagdad. Plus de 1000 soldats américains y ont fait incursion et ont repris les bâtiments gouvernementaux et stations de police qui étaient passés sous le contrôle de l’armée de Mehdi. A Bagdad, au moins 50 Irakiens ont été tués - contre au moins huit Américains au cours des trois jours suivants. Ceci dit, la perte du soutien des Chiites aux Américains compensera largement les succès militaires auxquels ils peuvent parvenir.
Les limites de l’impérialisme américain
Il est clair que l’impérialisme américain dispose d’un pouvoir colossal. Mais ce pouvoir n’est pas illimité. En Irak, les occupants sont confrontés à un soulèvement général des masses qu’ils ne peuvent pas défaire, malgré leur énorme puissance militaire. En privé, la clique de la Maison Blanche l’a compris. A force, la réalité est parvenue à pénétrer même les crânes épais de Bush et Rumsfeld, ce qui a permis à un peu de lumière d’entrer enfin dans ces lieux obscurs.
The Economist écrit : « En privé, les officiels du département de la Défense ont cessé de prétendre que la situation était sur le point de s’améliorer. Cette semaine, le Pentagone a suspendu une rotation qui prévoyait de ramener 24 000 soldats aux Etats-Unis, et le général John Abizaid, chef du commandement central américain, a demandé une augmentation du contingent dans la région. Ce sont là encore les signes les plus clairs du fait que le Pentagone est inquiet de la détérioration de la sécurité. Cela va à l’encontre des déclarations insistantes de Rumsfeld, selon lesquelles il n’y aurait pas besoin de davantage de troupes. »
Le retardement du départ de certaines troupes est un tournant de taille qui aura des effets très négatifs sur la campagne électorale de Bush. Après tout, la Merveille Texane a décidé, dans son infinie sagesse, de se présenter aux élections sous les traits du Président de la Guerre. Il tente de se présenter comme un homme solide guidant la nation américaine vers des batailles victorieuses contre les Forces Diaboliques. Cette image est désormais quelque peu ternie.
La décision de maintenir des troupes en Irak, et même d’y envoyer des renforts, est une reconnaissance tacite du sérieux de la situation. La répétition constante de l’affirmation : « nous n’avons pas perdu le contrôle de la situation », prouve indiscutablement qu’ils ont effectivement perdu le contrôle de la situation, et que des milliers de soldats supplémentaires seront requis.
Il y a déjà eu des plaintes contre le fait que des troupes fatiguées et en état de choc sont renvoyées sur la ligne de front alors qu’elles n’y sont pas prêtes. Le mécontentement continuera de croître parmi les soldats américains, ce qui tôt ou tard s’exprimera par une tendance aux mutineries.
Les combats s’étendent
Les événements ont leur propre logique, et, malgré les assurances de Rumsfeld, sont de plus en plus incontrôlables. Il n’est plus correct de parler des conflits en Irak comme d’une guérilla. Le mouvement s’est généralisé et a changé de caractère. Ce à quoi nous assistons n’est pas une guérilla mais un soulèvement de masse du peuple contre un envahisseur étranger et détesté. Et toute l’histoire montre qu’il est impossible de battre un peuple entier, quel que soit le nombre de troupes, de tanks et d’hélicoptères dont on dispose.
Une chose doit tout particulièrement inquiéter Washington : le soulèvement n’est pas confiné à la bande sunnite, et ce sont les Chiites - leurs alliés supposés - qui forment l’axe central de la résistance.
Le Géneral Richard Myers, chef de l’état-major interarmées, a dit que dans des villes comme Ramadi et Falloujah, la principale opposition était constituée d’« anciens soutiens du régime » - parmi lesquels il inclue à la fois des supporter de l’ancien président Sadam Hussein et des combattants étrangers fidèles à Abu Musab al-Zarqawi, un terroriste jordanien soupçonné de liens avec Al Qaeda.
Ces déclarations sont en elles-mêmes des aveux d’échec. Avant l’invasion de l’Irak, il n’y avait aucune présence d’Al Qaeda dans le pays. Quoiqu’on pense du régime de Saddam, il s’agissait d’un régime laïque hostile aux groupes islamistes comme Al Qaeda. Les sentiments étaient réciproques. Par leurs actions, les impérialistes américains ont ouvert l’Irak aux membres d’Al Qaeda, qui tuent joyeusement des soldats américains et préparent de nouvelles attaques terroristes en Irak et dans d’autres pays.
Les alliés sous le feu des rebelles
Ainsi, les Etats-Unis se battent sur deux fronts : contre les irakiens chiites et sunnites. Heureusement, ils ont des alliés, auxquels ils vont demander de partager les joies des combats et de la mort. Il se pourrait bien que cette idée ne soit pas très populaire parmi les alliés en question. La plupart des troupes alliées, dans les villes chiites, viennent de pays tels que la Pologne, l’Ukraine, l’Espagne, la Bulgarie et l’Italie.Les gouvernements de ces pays voulaient montrer leur loyauté à l’égard des Etats-Unis, mais ne s’attendaient pas à se trouver pris dans de sérieux combats. Tels des chacals, ils comptaient attendre la fin des combats dans l’espoir de se partager quelques os. Mais ce maigre repas va leur donner une sévère indigestion.
Les combats ont touché toutes les parties des forces de la coalition. Dans la ville sainte de Kerbala, des miliciens d’Al Sadr se sont heurtés à des troupes polonaises, et les forces ukrainiennes ont dû évacuer la ville de Kut, au sud-ouest de Bagdad, au cours de combats avec l’armée du chef religieux. Au moins 12 Irakiens sont morts et 20 blessés.
Ainsi, chaque pays impliqué en Irak sera affecté, ce qui provoquera des crises politiques comme celle qui a secoué l’Espagne jusque dans ses fondations. Ils vont payer un prix terrible pour avoir si légèrement accepté les dictats de Washington.
Un mouvement de libération nationale
Sous Saddam Hussein, la clique dirigeante - d’origine sunnite, une communauté minoritaire - gouvernait avec une main de fer, réprimant les aspirations des Chiites (60 % de la population) et des Kurdes. En détruisant le pouvoir central, l’invasion militaire a inévitablement fait émerger de puissantes forces centrifuges qui ont leur propre logique.
C’est un fait établi que, pour atteindre ses objectifs cyniques, l’impérialisme utilise les aspirations des petites nations et les volontés d’auto-détermination. Les petites nations et les minorités ne sont que la petite monnaie de l’impérialisme. Un jour, il les mobilise pour affaiblir un ennemi, et le jour suivant les abandonne à leur sort.
On a vu comment, en 1990, le père de Bush a appelé les Irakiens chiites à se soulever contre Saddam Hussein, puis les a laissé subir les terribles représailles du régime. Au cours de l’invasion de l’année dernière, les Américains ont à nouveau essayé de se baser sur les Chiites et les Kurdes. Depuis, ils sont engagés dans des intrigues avec différents groupes, c’est-à-dire jouent au vieux jeu impérialiste : diviser pour régner.
La presse ne cesse de disserter sur le thème des risques d’une guerre civile (entre Sunnites et Chiites). La raison en est claire : cette « menace » sert à justifier le maintien des troupes en Irak. Ils disent : « Si on se retire, il y aura une guerre civile ! ». Mais ce qu’ils ne disent pas, c’est qu’ils n’ont jamais cessé de jouer les différents groupes nationaux et religieux les uns contre les autres, de façon à accroître leur propre pouvoir et à se présenter comme des arbitres.
Cependant, le soulèvement a dépassé toutes les différences nationales et religieuses. Les rebelles sunnites ont manifesté de la sympathie à l’égard de la révolte des partisans d’Al-Sadr. Dans la ville sunnite de Ramadi, des graffitis à la gloire du « courageux soulèvement » des Irakiens chiites ont fait leur apparition sur les murs la mosquée et des bâtiments gouvernementaux. Chiites et Sunnites se sont spontanément unis dans la lutte contre un ennemi commun.
Il y a également eu des protestations pacifiques en soutien à Al-Sadr dans les villes de Mosul et Rashad, au nord, dans les régions kurdes. Il s’agit d’une authentique lutte de libération nationale unissant tous les Irakiens : Sunnites, Chiites et Kurdes. Le peuple irakien a fait preuve d’une maturité politique considérable. Il a montré que, par delà les différences nationales, linguistiques et religieuses, il y a une consciencenationale irakienne. Celle-ci s’est forgée pendant des générations. Par le passé, elle a infligé une défaite au puissant impérialisme britannique, et elle est capable aujourd’hui d’infliger une défaite à l’impérialisme américain.
Nos informations sur Al-Sadr sont limitées. Mais celui-ci ne semble pas correspondre à la description qu’en font les médias occidentaux : celle d’une caricature de fanatique religieux. En effet, il a fait preuve d’un degré de compréhension politique qui n’a rien à voir avec la démence d’Al Qaeda. Il a averti que l’Irak deviendrait un « nouveau Vietnam » pour les Etats-Unis si le pouvoir n’était pas transféré à des Irakiens n’ayant aucune connexion avec les autorités de la coalition.
Par ailleurs, il est remarquable qu’il ait lancé un appel au peuple américain - appel dans lequel il prend bien soin de distinguer entre le gouvernement américainetle peuple : « J’en appelle au peuple américain pour qu’il se range du côté de son allié - le peuple irakien, qui subit l’injustice des gouvernants américains et de l’armée d’occupation - et pour qu’il l’aide dans le transfert du pouvoir aux honnêtes irakiens. » Ce n’est pas là le langage d’un stupide fanatisme. Cela exprime correctement ce qui est nécessaire. L’occupation de l’Irak doit finir, les troupes étrangères doivent se retirer, et au lieu d’y maintenir par la force des armes un gouvernement de marionnettes, les Etats-Unis doivent laisser les Irakiens choisir eux-mêmes leurs gouvernants.
Cela n’est pas le socialisme, bien sûr. Mais c’est une position qui devrait être soutenue par tous les honnêtes démocrates. Ceci dit, les gens qui occupent la Maison Blanche en ce moment n’ont que peu de rapport avec l’honnêteté et la démocratie. Bush et sa clique sont déterminés à poursuivre l’occupation et à écraser le soulèvement dans le sang.
Bush et Kerry
Au bout d’un certain temps, l’actuel soulèvement finira probablement par s’éteindre. Les combats ne peuvent se poursuivre trop longtemps à un tel degré d’intensité. Les Américains disposent d’une puissance de feu suffisante pour parvenir à quelque chose qui ressemble approximativement au contrôle de la situation. Mais tout le monde réalise désormais qu’une ligne a été franchie et qu’un changement fondamental s’est opéré.
Bien que les forces d’occupation puissent reconquérir un certain contrôle de la situation, ils ne parviendront pas à établir la moindre stabilité. Aucun des problèmes fondamentaux ne peut être résolu. Par conséquent, de nouveaux soulèvements et insurrections sont inévitables. Tôt ou tard, les envahisseurs tireront la conclusion que l’occupation de l’Irak leur coûte plus que ce qu’ils peuvent espérer en tirer. A ce stade, la peu glorieuse aventure s’écroulera entièrement. Ceci dit, ce n’est pas une perspective immédiate. Après être monté sur le dos du tigre, les cavaliers éprouvent beaucoup de difficulté à en descendre.
Malgré son immense puissance, la marge de manœuvre de l’impérialisme américain est limitée par la situation générale du monde. Il s’est embourbé dans des aventures militaires en Irak et Afghanistan. La détérioration de la situation en Irak est en train d’affecter l’opinion publique américaine. Des sondages indiquent l’érosion du soutien à la décision d’envahir l’Irak. L’humeur des masses américaines est de plus en plus critique, et la position de Bush toujours plus fragile.
Comme en Espagne, l’humeur de la population américaine peut connaître de brusques changements provoquant de sérieux bouleversements. Il y a déjà des signes d’insatisfaction publique au sujet de la politique menée en Irak, bien que l’opinion continue majoritairement à croire aux justifications de la guerre. L’approbation de la façon dont Bush mène la guerre en Irak est tombée à 40 %, contre 59 % en janvier. A 43 %, le taux d’approbation de l’ensemble de la politique de Bush est le plus bas de toute sa législature. Et à peine un tiers des Américains pensent qu’il a une idée claire de ce qu’il faut faire en Irak.
La lutte politique de plus en plus féroce qui se déroule aux Etats-Unis a poussé Colin Powell, le secrétaire d’Etat américain, à faire une incursion dans la politique intérieure. En réprimandant le sénateur Edward Kennedy pour sa description de l’Irak comme le « Vietnam de George W. Bush », le Général Powell a souligné que le pays était en guerre et que le sénateur du Massachusetts ferait bien d’être « plus prudent et mesuré » dans ses commentaires. Cela montre que la Maison Blanche commence à perdre son sang froid.
Certes, l’ampleur des pertes en Irak n’a rien de comparable à ce qu’elle était au Vietnam. Les Etats-Unis sont restés une décennie au Vietnam et y ont perdu environ 50 000 soldats. La conquête et l’occupation de l’Irak n’ont fait pour l’instant que 600 victimes américaines. Ceci dit, étant donnés les changements dans la situation mondiale et l’humeur qui se développe dans la population américaine, les conséquences de l’occupation, aux Etats-Unis, peuvent être aussi grandes que celles de la guerre au Vietnam. Le malaise et les questionnements au sujet du système capitaliste sont aujourd’hui beaucoup plus profonds que dans les années 60, lorsque l’économie américaine avançait.
Tous les plans soigneusement élaborés sont désormais complètement chamboulés. Le week-end dernier, Richard Lugar, président de la commission sénatoriale des relations étrangères, est devenu le premier dirigeant Républicain à suggérer publiquement que l’échéance du 30 juin - pour le transfert de souveraineté - n’était pas réaliste. Il a expliqué que les forces de sécurité irakiennes ne seraient pas prêtes d’ici là et que les plans de l’administration américaine sur le rôle des Etats-Unis dans la période suivant le transfert de souveraineté étaient vagues.
La détérioration de la situation en Irak menace de miner les récents succès de campagne de Bush contre John Kerry, l’homme quasiment assuré d’être le candidat démocrate aux élections présidentielles de novembre. Cependant, même si les Démocrates gagnent, la politique étrangère des Etats-Unis ne changera probablement pas beaucoup. Les Démocrates n’ont aucune stratégie alternative et défendent fondamentalement les mêmes intérêts de classe que Bush.
En octobre 2002, Kerry a voté pour la guerre. Ces derniers mois, il critique de façon opportuniste la gestion du conflit par Bush. Dans une récente émission de radio, M. Kerry a accusé Bush d’avoir pour des raisons politiques fixé au 30 juin la date du transfert de souveraineté. « Il y a tellement de choses que l’on pourrait faire autrement en Irak qu’il est difficile de dire par où commencer », a-t-il dit par ailleurs. Kerry explique à présent qu’il faut davantage de troupes en Irak, alors que le Pentagone dit que les commandants sur place n’ont pas demandé davantage de troupes.
Ainsi, que ce soit Bush ou Kerry qui siège à la Maison Blanche ne fait aucune différence fondamentale. Le nouveau Président devra s’efforcer d’utiliser l’ONU pour couvrir l’occupation de l’Irak. Finalement, la question sera réglée par la lutte du peuple irakien pour son autodétermination et par le mouvement des masses aux Etats-Unis, en Grande Bretagne, en Espagne et dans les autres pays engagés en Irak.
Le rôle de l’ONU
Les impérialistes américains sont désormais piégés en Irak. Ils ne peuvent se retirer, car alors ils perdraient tout. Ils n’ont pas de base en Irak. L’idée qu’ils vont transférer le pouvoir aux Irakiens est une blague. Leurs collaborateurs sont isolés et détestés de la population. La force de police irakienne que les Américains ont formé s’est révélée inopérante comme force de combat. C’est ce que les récents affrontements ont cruellement révélé. The Economist commente :
« L’une des caractéristiques frappantes de ces conflits, c’est l’inaptitude de la nouvelle police irakienne à s’opposer aux rebelles. Bien que ses effectifs soient montés de 30 000 hommes jusqu’à 78 000 aujourd’hui, ils ne font clairement pas le poids face à des miliciens déterminés comme ceux de M. Sadr. A Bagdad, cette semaine, ils ont tout simplement abandonné leurs stations. Ailleurs, certains ont changé de camps. »
Les implications en sont claires : le gouvernement fantoche, à Bagdad, ne tient que grâce aux baïonnettes américaines. Si l’armée américaine se retirait, il s’effondrerait comme un château de cartes. The Economist conclut : « Les Etats-Unis ont fait à peu près tout ce qu’ils pouvaient faire en Irak. Cela signifie qu’ils n’auront que peu d’options si la qualité de vie des Irakiens ne commence pas à s’améliorer. Et, pour le moment, c’est le contraire qui se passe. »
En un mot, les impérialistes américains ont de sérieuses difficultés en Irak. Dans la vie, lorsqu’on est en difficulté, il arrive qu’on se souvienne d’amis que l’on avait oubliés depuis longtemps. La même chose vaut pour la guerre. Après avoir repoussé l’ONU avec arrogance dans la période qui a précédé l’invasion de l’Irak, George W. Bush se souvient à nouveau, les larmes aux yeux, de cette splendide organisation.
Soudainement, on entend des appels pour un accroissement de la présence militaire internationale en Irak. Après les sanglants conflits de cette semaine, les Américains cherchent avec angoisse une assistance. Rumsfeld a annoncé une réunion de crise pour le week-end prochain entre Tony Blair, George Bush et le secrétaire général des Nations Unies, Kofi Annan.
Messieurs Bush et Blair se sont souvenus de l’existence du secrétaire général des Nations Unies peu de temps après les élections législatives espagnoles, dont on se souvient que le vainqueur, le nouveau Premier ministre socialiste Zapatero, a menacé de retirer les troupes espagnoles d’Irak si les Nations Unies ne prenaient pas la direction des opérations. Nous prédisions alors qu’il allait s’en suivre de nouvelles manœuvres au sein de l’ONU. Les voici. Il est temps d’inviter M. Annan à dîner !
M. Blair va prochainement dîner, à New York, avec M. Annan, pour discuter du rôle de l’ONU dans le processus de transfert de souveraineté prévu pour la fin du mois de juin. Le gouvernement britannique a dit que les discussions couvriraient les questions de l’Irak, du processus de paix au Moyen Orient, des armes de destruction massive et de la lutte contre le terrorisme.
Nous espérons sincèrement que le dîner sera du goût de M. Annan. Malheureusement, le dessert sera très amer pour beaucoup de gens. Comme toujours, les impérialistes utiliseront l’ONU comme une respectable couverture pour leurs opérations de prédateurs. Le mouvement ouvrier doit s’opposer à la présence de troupes étrangères en Irak, sous le drapeau de l’ONU comme sous le drapeau américain. Nous demandons à ce que toutes les troupes étrangères se retirent du sol irakien. Pour l’auto-détermination des Irakiens ! Le peuple irakien doit pouvoir décider de son futur librement, sans interférence extérieure.