Cet article a tout d’abord été publié en anglais, le 19 juilllet, sur www.marxist.com.
Les frappes aériennes contre le Liban ouvrent la perspective d’une nouvelle conflagration majeure au Proche-Orient. Des ponts, des routes, des aéroports et installations portuaires sont pris pour cibles par les forces armées israéliennes, ainsi que des quartiers populaires de plusieurs villes. La nature de ces objectifs - et en particulier la tentative de couper toute retraite possible vers la Syrie - indique qu’il ne s’agit pas de simples frappes punitives en réponse aux tirs de roquettes du Hezbollah contre Israël. Elle n’a pas de rapport, non plus, avec la libération des otages détenus par celles-ci. De toute évidence, l’importance du dispositif militaire qu’Israël est en train de mettre en place, à la frontière libanaise, préfigure le lancement d’une grande offensive terrestre.
S’il n’est toujours pas absolument certain que cette invasion ait lieu, le gouvernement et les principaux responsables militaires s’y préparent sérieusement. Tandis que les médias se focalisent sur l’évacuation des ressortissants étrangers et sur les prétendues « options diplomatiques », une quantité considérable de soldats, de chars et de canons prennent position à la frontière. L’invasion du Liban pourrait bien être imminente.
Les généraux israéliens expliquent que l’offensive sera puissante, mais de courte durée, et qu’elle ne débouchera pas nécessairement sur une nouvelle occupation. Cependant, l’objectif principal qu’ils se sont fixés - le désarmement et la « neutralisation » du Hezbollah - pourrait difficilement être accomplis autrement. Ainsi, dans la mesure où nous pouvons en juger, il semble qu’il y ait des divergences, au sein du gouvernement et parmi les responsables militaires, sur la viabilité de cette stratégie.
Au demeurant, les frappes aériennes contre le Liban continuent, ainsi que les tirs de roquettes contre Israël. La première responsable de l’effusion de sang et des souffrances humaines de ce nouveau conflit, c’est la classe dirigeante israélienne, dont la brutalité rapace lui a attiré la haine de dizaines de millions de travailleurs et de jeunes à travers le monde arabe, en Iran et ailleurs.
L’armée israélienne a occupé le sud du Liban de 1978 à 2000, mais s’est avérée incapable de vaincre la résistance libanaise. Cet échec, conjugué avec l’opposition croissante à l’occupation au sein même d’Israël, l’a finalement obligée à se retirer. L’occupation et les atrocités qu’elle avait inévitablement occasionnées n’ont réussi qu’à enraciner dans l’esprit de la majorité des Libanais - et surtout des couches les plus pauvres et majoritairement chiites - une haine profonde envers Israël, tout en assurant aux organisations du Hezbollah un soutien de masse, non seulement dans le sud du pays, mais également dans les quartiers pauvres de pratiquement toutes les villes, y compris Beyrouth.
En conséquence, toute nouvelle tentative d’envahir le Liban se ferait dans des conditions bien plus difficiles que la dernière fois. Les milices du Hezbollah sont plus nombreuses, mieux armées, mieux formées et mieux équipées que par le passé. Surtout, elles jouissent d’un soutien de masse de la part des Chiites et d’autres sections de la population libanaise. Se tenant à côté d’un immeuble en ruines, un homme a hurlé dans la micro d’un journaliste : « Où sont les miliciens du Hezbollah ? Ils n’habitent pas ce quartier. Ils se trouvent de l’autre côté de la ville. Ici, c’est un quartier chrétien. Mais je vais vous dire une chose : à partir d’aujourd’hui, nous sommes tous du Hezbollah ! »
Et pourtant, à moins qu’il n’y ait un changement de dernière minute, la classe dirigeante israélienne envisage une nouvelle invasion du Liban. Dans les commentaires des journalistes de la presse écrite et de la télévision, on détecte un certain étonnement face à cette stratégie. Les représentants les plus intelligents de l’impérialisme américain - à la différence de G. W. Bush - envisagent avec les plus graves appréhensions la perspective d’une nouvelle guerre au Proche-Orient. Il en va de même pour la plupart des gouvernements européens. Quant à Bush, il est tout à fait favorable à une attaque contre le Liban, qu’il considère comme un excellent moyen de fragiliser la position de la Syrie et de l’Iran.
Une invasion aurait des conséquences majeures au Proche-Orient et au-delà. Elle déstabiliserait les économies de tous les pays aux alentours - y compris celle d’Israël - et provoquerait des bouleversements profonds dans la psychologie des masses à travers la région. Cela aggraverait l’instabilité sociale et politique créée par l’occupation de l’Irak et par le sort dramatique réservé aux Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza.
Instabilité permanente au Proche-Orient
Sur la base du capitalisme, malgré sa position économiquement dominante, Israël n’est pas plus viable que tous les autres petits Etats de la région qui y ont été établis par l’impérialisme au cours du XXe siècle. Le découpage de la région en une série de petits Etats rivaux - découpage qui ne pourra être surmonté que par le socialisme - agit comme une entrave sur le développement économique de tous les pays concernés, et constitue une source permanente de tensions et de conflits. La politique israélienne à l’égard de ses voisins est faite d’intimidation et de menaces de guerre - quand elle ne met pas ses menaces à exécution.
L’Etat d’Israël ne peut se maintenir, en tant que puissance impérialiste régionale, qu’en exerçant une pression économique et militaire constante sur les Etats et les territoires voisins, et en dressant une section de leurs populations contre une autre à chaque fois que c’est possible, même au risque de provoquer des guerres civiles. Sans cela, Israël perdrait rapidement son propre équilibre interne, puisque le capitalisme israélien s’est avéré totalement incapable de répondre aux besoins de la vaste majorité des citoyens israéliens, sur le plan intérieur. Dans ces conditions, il ne pourra jamais y avoir de « paix » ou de « stabilité ». La pauvreté et le désespoir des Palestiniens, emprisonnés dans une mosaïque d’enclaves séparées par des murs, des postes de contrôle et des barbelés, ont généré une haine colossale à l’égard d’Israël, tout comme l’occupation du Liban a engendré une hostilité implacable, envers les autorités israéliennes, chez les populations misérables qui ont subi les atrocités perpétrées par l’armée israélienne et ses alliés phalangistes.
Les gouvernements et commentateurs professionnels, en Occident, ne cessent de se lamenter sur l’existence de la violence, du terrorisme et des milices islamiques en Palestine et au Liban. Mais pouvaient-ils vraiment s’attendre à autre chose ? Demander la paix au milieu de cet enfer, c’est demander de se soumettre paisiblement à l’exploitation, à la faim, à la pauvreté et à l’humiliation. C’est complètement utopiste. En Palestine, la tentative d’utiliser Arafat pour désarmer les Palestiniens et contenir leur révolte s’est soldée par un échec total. Elle s’est retournée contre l’Israël : en minant la crédibilité d’Arafat et de l’Autorité Palestinienne, elle a ouvert la voie à l’émergence du Hamas en tant que force armée. Aujourd’hui, Israël a plus que jamais perdu le contrôle politique des territoires palestiniens.
D’une façon analogue, l’oppression israélienne au Liban a créé les conditions de l’émergence du Hezbollah comme force de masse. Le Hezbollah est devenu un facteur de la plus haute importance, dans la situation. Dans ces conditions, l’invasion du Liban se heurtera à de sérieuses complications pour l’armée israélienne. Le Hezbollah dispose d’une force armée « permanente » de quelques 6 000 hommes. Mais derrière cette force se tient une vaste réserve de plusieurs dizaines de milliers de travailleurs et de jeunes libanais pour qui ce sera un honneur de se battre et de mourir dans la lutte contre l’envahisseur israélien. La population - surtout les chiites - offrira gîte, nourriture et soutien pratique aux milices. Une telle force ne peut pas être vaincue, pour les mêmes raisons que la résistance irakienne ne peut pas être vaincue. Comme les Palestiniens, ces gens ne craignent pas la mort. Un grand nombre de livres et d’articles ont été consacrés à ce phénomène psychologique prétendument « complexe ». Mais les combattants et ceux qui les soutiennent l’expliquent sans difficulté, et en très peu de mots. Ils disent qu’ils ne peuvent plus vivre dans une telle oppression et une telle humiliation. Ils disent qu’ils préfèrent mourir plutôt que de vivre ainsi. Certes, cette révolte est souvent exprimée en termes religieux, et les idées des insurgés sont parfois mélangées à toutes sortes d’idées réactionnaires. Mais il faut comprendre que, chez des gens opprimés et écrasés, la ferveur religieuse est le plus souvent l’expression d’un désir de libération, d’une vie meilleure - soit dans le monde matériel, soit, comme ils le conçoivent, dans l’au-delà.
Les conséquences possibles de l’invasion
Ce serait commettre une grave erreur que de sous-estimer l’efficacité meurtrière des forces armées israéliennes. Néanmoins, comme nous l’avons vu en Irak, c’est une chose de lancer une armée puissante en terrain ennemi, et c’en est une autre de contrôler ensuite le territoire « conquis ». Les forces armées israéliennes se trouveraient très rapidement dans une situation analogue à celle des armées qui occupent actuellement l’Irak. La propagande militaire au sujet de la destruction des « bases » du Hezbollah ne peut pas être prise au sérieux. Où sont les « bases » du Hezbollah, au juste ? Ces bases sont dans la société elle-même - y compris à Beyrouth. Toute tentative sérieuse de détruire les « bases » du Hezbollah impliquerait la destruction pure et simple d’une bonne partie de la capitale libanaise.
Il y a d’autres bases du Hezbollah - de l’autre côté de la frontière syrienne. L’Etat d’Israël ne veut pas impliquer la Syrie dans ce conflit, par crainte de devoir se battre simultanément sur plusieurs fronts. Le régime syrien ne veut pas non plus s’engager directement dans le conflit. Cependant, des campagnes militaires se déroulent suivant une logique qui ne correspond que rarement aux intentions initiales des généraux et stratèges. Dans les faits, une offensive terrestre contre les milices du Hezbollah qui n’irait pas jusqu’aux arrière-bases du mouvement, c’est-à-dire en Syrie, serait vouée à l’échec. Il faut ajouter que malgré les réticences de Damas devant la perspective d’une confrontation directe avec Israël, la Syrie ne pourrait pas assister passivement à l’occupation du sud du Liban, pour la simple raison que celle-ci faciliterait de futures attaques israéliennes contre elle. C’est pour cette raison que la Syrie, tout en appelant à un cessez-le-feu, a déclaré qu’elle soutiendrait la résistance libanaise face à l’invasion qui se prépare.
Une guerre ouverte contre le Liban pourrait avoir de nombreuses répercussions inattendues. Elle affaiblirait davantage les monarchies corrompues et pro-occidentales de Jordanie et d’Arabie Saoudite. Elle mettrait en mouvement des millions de travailleurs et de jeunes à travers le monde arabe. Des manifestations massives ont déjà eu lieu au Caire, à Damas, en Palestine et ailleurs. Elle attiserait les tensions avec l’Iran. Il n’est donc pas surprenant que de nombreux commentateurs, à Tel Aviv, se posent la question de l’opportunité de cette nouvelle aventure militaire. La puissance militaire des Etats-Unis a montré ses limites en Irak et en Afghanistan, où leurs forces armées se trouvent dans une impasse. La puissance militaire d’Israël a, elle aussi, ses limites, comme l’ont démontré la perte du Sinaï en 1979, et, plus récemment, son retrait du Liban.
Désormais que le conflit a été déclenché, Tel-Aviv doit procéder au lancement d’une offensive terrestre - ou alors y renoncer et trouver une alternative pour sauver la face. Nous pensons que la première option est de loin la plus probable. Les frappes aériennes contre des cibles libanaises ne résoudront rien. On ne peut pas désarmer le Hezbollah à partir du ciel. Dans les circonstances présentes, les frappes aériennes n’ont de signification militaire que dans la mesure où elles faciliteraient une mobilisation terrestre. Les représentants de la classe dirigeante israélienne et les diplomates occidentaux qui craignent les conséquences d’une invasion terrestre n’ont trouvé aucune alternative crédible à proposer.
Les options « diplomatiques »
Aujourd’hui réduite au rang d’acteur quasi-insignifiant dans le « grand jeu » moyen-oriental, l’impérialisme français voyait dans le retrait syrien, en 2005, une opportunité de renouer avec sa position « historique » dans la région. Les missiles qui pleuvent sur la capitale libanaise portent un coup terrible aux ambitions françaises. Chirac comprend bien qu’une invasion israélienne et l’implication possible de la Syrie aggraveraient considérablement la situation, du point de vue du capitalisme français. C’est pour cette raison qu’il s’est permis de faire une « suggestion amicale » au gouvernement libanais. Il lui a conseillé de s’appuyer sur l’armée libanaise pour désarmer le Hezbollah et, de cette façon, éviter une intervention israélienne.
Ceci revient à inviter le gouvernement libanais à déclencher une guerre civile. L’armée libanaise s’est à peine reconstituée, depuis le retrait des Syriens. Elle dispose d’environ 70 000 soldats, dont une part importante est chiite. Si le gouvernement libanais tentait de s’appuyer sur cette force pour désarmer le Hezbollah - c’est-à-dire la seule force qui bloque la route vers la capitale - ce serait considéré par la majorité de la population libanaise, et sans doute par une majorité des soldats de l’armée régulière, comme un acte de trahison. Il s’en suivrait une guerre civile que l’actuel gouvernement libanais ne pourrait que perdre.
Enfin, il y a l’idée d’envoyer une force multinationale de « maintien de la paix », de façon à créer une zone tampon entre la frontière israélienne et le Hezbollah. Mais comment ceci pourrait-il empêcher le Hezbollah de tirer ses roquettes sur les villes israéliennes, à moins que ladite force de « paix » n’affronte le Hezbollah pour le compte de l’Etat israélien ? Si une telle zone tampon était établie, les miliciens du Hezbollah se déplaceraient de quelques kilomètres vers le nord - voilà tout. Par ailleurs, sur le plan militaire et stratégique, l’envoi d’une force multinationale réduirait la marge de manœuvre des forces armées israéliennes plus qu’il ne créerait de difficultés pour le Hezbollah. Ainsi, les options « diplomatiques » ne sont pas moins chargées d’incertitudes et de dangers qu’une invasion israélienne, du point de vue des puissances impérialistes.
Il y a aussi d’importantes raisons internes qui incitent la classe dirigeante israélienne, malgré l’inquiétude exprimée dans certains milieux conservateurs, à opter pour l’invasion. Une nouvelle guerre entraînerait un décalage du pouvoir politique au profit des éléments les plus réactionnaires de la classe dirigeante. Les chefs militaires occuperaient l’avant-scène de la vie politique et médiatique du pays. De l’argent coulerait dans leurs coffres, ainsi que dans ceux des capitalistes qui s’enrichissent du militarisme et de la guerre. La vague de chauvinisme et de racisme qui accompagne ce genre de campagne « punitive » servira à intimider et marginaliser tous les éléments de la société israélienne qui s’opposent à cette folie meurtrière, et la guerre fournira un prétexte pour imposer de nouveaux sacrifices aux travailleurs et réduire les dépenses sur l’éducation, la santé et les services publics. La politique extérieure d’Israël est étroitement liée à sa situation intérieure, où les capitalistes mènent une offensive implacable contre les intérêts des travailleurs israéliens. La politique étrangère d’un pays n’est jamais que l’extension de sa politique intérieure.
Il est difficile de dire avec certitude ce qui se passera dans les prochains jours et les prochaines semaines. Au vu de la situation explosive qui existe au Proche-Orient, les orientations prises par Israël et les grandes puissances impérialistes, quelles qu’elles soient, peuvent avoir des répercussions imprévisibles. La région tout entière est tellement instable que ce qui a été conçu comme une campagne courte et efficace pourrait bien devenir une conflagration majeure et durable, impliquant plusieurs pays. Il est clair qu’aucune réponse aux problèmes de la pauvreté, de l’exploitation, de l’oppression nationale et religieuse, comme à l’interminable cortège de tensions, de conflits et de guerres ne sera trouvée sur la base du capitalisme. La seule voie de salut réside dans le socialisme et l’internationalisme, c’est-à-dire dans l’éradication du capitalisme et l’établissement d’une association libre et démocratique des peuples et des nations dans le cadre d’une fédération socialiste du Proche-Orient et du Moyen-Orient. Nous devons faire tout ce que nous pouvons pour aider les travailleurs et la jeunesse de la région à trouver cette voie.