Les résultats des élections de dimanche dernier, en Turquie, et la nette défaite de l’AKP, parti du président Recep Tayyip Erdoğan, témoignent d’un changement qualitatif dans la situation du pays, ce qui aura des conséquences pour l’ensemble du Moyen-Orient.
Si l’AKP rassemble toujours plus de 40,9 % de l’ensemble des voix (18,9 millions), l’ampleur de la défaite est visible dans l’ambiance morose qui règne désormais parmi les dirigeants du parti et ses sympathisants. Le parti au pouvoir, qui allait de victoire en victoire depuis son arrivée sur la scène en 2002, a ainsi perdu 2,6 millions de voix et 69 députés depuis les élections de 2011.
Alors que la Constitution lui impose normalement un devoir de réserve, Erdoğan a usé de tout son pouvoir pour soutenir la campagne de l’AKP. Son objectif était d’opérer un grand nettoyage et de gagner une majorité des deux tiers au Parlement, pour changer unilatéralement la Constitution et présidentialiser le régime. Mais sa tentative a échoué et l’AKP a perdu sa majorité parlementaire.
Les 258 sièges gagnés par l’AKP, suite au vote de dimanche, ne suffisent pas à assurer une majorité au sein des 550 députés du Parlement. La possibilité d’une coalition gouvernementale est elle-même très improbable : l’AKP et le parti de droite nationaliste MHP ont tout à perdre à former une coalition ; de leur côté, le CHP et HDP ont clairement exclu tout soutien à Erdoğan. Le scénario le plus probable semble donc être celui de l’AKP comme parti de gouvernement minoritaire, avec des élections anticipées, ce qui ajoute à l’instabilité générale.
Les votes pour le CHP (parti traditionnel d’opposition de gauche) ont stagné à 25 %, soit 11,5 millions de voix, seulement 400 000 de plus qu’en 2011. Alors que le CHP avait fait un pas significatif vers un programme plus radical, pendant la campagne électorale, cette absence de montée en puissance montre qu’il a été incapable d’incarner une alternative crédible à Erdoğan, dirigeant d’un parti pourtant en pleine crise. Pour leur part, les nationalistes de droite du MHP ont obtenu 16,3 % des voix (soit 7,5 millions de votes, 1,8 million de plus qu’en 2011), ce qui reste en dessous de leurs attentes.
Le changement le plus significatif est la montée très large du parti de gauche HDP, qui a remporté 13,1 % des voix (plus de 6 millions), bien au-delà des prédictions des sondages. En franchissant le seuil extrêmement anti-démocratique des 10 %, le HDP s’assure ainsi au moins 80 députés, ruinant les espoirs de l’AKP de conserver une majorité parlementaire.
La campagne électorale a été marquée par une polarisation extrême et secouée par de nombreuses violences, notamment contre le HDP. Des douzaines d’attaques contre les bureaux du HDP ou ses militants ont ainsi été rapportées, dont au moins trois à la bombe. Un adolescent de 17 ans est mort samedi, troisième victime d’une double explosion qui a frappé un rassemblement du HDP à Diyarbakir, deux jours avant les élections.
Les origines du succès du HDP
Le HDP est l’incarnation politique de la gauche traditionnelle kurde, liée au combat national kurde et au PKK. La limite des 10 % avait ainsi été introduite en 1980 pour maintenir hors du parlement une représentation politique de la lutte nationale kurde.
Alors que des liens ouverts avec le PKK sont toujours interdits, les dirigeants du HDP ont fait partie du processus de négociation avec le gouvernement turc pour une résolution des décennies de conflit entre l’Etat turc et la rébellion kurde.
Au cours des dernières années, les dirigeants du HDP ont cependant opéré un net glissement depuis un agenda nationaliste vers un discours beaucoup plus marqué à gauche et fondé sur les classes, adressé à toutes les couches oppressées de la société turque. Ce tournant à gauche, impulsé par les leaders Selahattin Demirtaş et Figen Yüksekdağ, a été confirmé dans leur Manifeste Electoral, qui s’est fait l’écho de problèmes majeurs affectant des millions de travailleurs et de revendications sociales comme le doublement du salaire minimum à 1,800 TRY (650 dollars) et l’instauration d’une retraite minimum au même niveau. Le lancement d’une carte de transport, assorti d’aides financières, pour tous les jeunes entre 15 et 25 ans a également été promis.
Le caractère de plus en plus corrompu et autoritaire du régime d’Erdogan ainsi que son utilisation politique de la religion ont continué à aliéner et radicaliser l’opposition au sein de toutes les minorités et couches oppressées de la société turque. La promesse du HDP selon laquelle « le Manifeste Electoral est le cauchemar du sultan et le rêve de tous les peuples de Turquie » — le sultan faisant référence à Erdogan, qui a constamment cité l’Empire Ottoman dans sa rhétorique — a reçu un large écho et a permis au HDP de rompre en partie les barrières nationales et religieuses.
Les médias internationaux ont accordé une place importante à l’engagement progressiste du HDP pour la reconnaissance des droits des homosexuels. Mais les demandes démocratiques du HDP vont bien au-delà, elles soutiennent : la lutte des femmes contre l’oppression dans la société turque ; les aspirations nationales et la liberté de religion, notamment à travers la promesse d’une reconnaissance et l’autorisation de toutes les langues maternelles dans l’éducation publique ; le retrait de l’enseignement religieux des programmes scolaires. L’abaissement de l’âge du droit de vote à 16 ans et l’abolition de la barre anti-démocratique des 10 % en faisaient également partie.
Parmi les Kurdes, le soutien de longue date pour l’AKP des couches politiquement les plus arriérées a été chamboulé par les combats pour Kobane et le comportement cynique d’Erdogan envers l’ISIS. La sévère répression des manifestations de jeunes Kurdes a laissé des douzaines de blessés dans les rues, provoquant une vague de dégoût envers le gouvernement.
En analysant de plus près les résultats de ces élections, il apparait clairement qu’une partie de la population kurde a rompu avec l’AKP et s’est tournée vers le HDP. A l’opposé de ce qui a été avancé par certains observateurs, selon lesquels ce changement révèlerait des racines conservatrices dans le vote pour le HDP, les résultats témoignent en fait de la capacité des masses — dont la conscience était à la traîne pour une certaine période — à effectuer un bond politique en avant, quand une alternative visible existe.
Mais la montée du HDP ne peut pas être réduite à un retournement du vote kurde. D’autres franges de la population comme les Alevis, les Arméniens et d’autres minorités, ainsi qu’une partie de la jeunesse et des travailleurs, ont soutenu le HDP.
Néanmoins, pour constituer une véritable menace envers Erdogan et la classe dirigeante turque, le HDP aurait besoin de se construire sciemment un soutien organisé au sein de toute la classe ouvrière. Une alternative radicale à l’oppression capitaliste pourrait remporter un soutien fort chez les travailleurs turcs, comme en témoignent les victoires récentes des ouvriers du secteur de l’automobile et la combativité dont ils ont fait preuve, en maintenant une opposition très ferme face aux syndicats jaunes.
Cependant, les gains obtenus par le HDP seraient anéantis si les hésitations des dirigeants du parti envers Erdogan refaisaient surface. Leur peur des conséquences que pourrait avoir une opposition à Ergodan, sur la question des négociations kurdes, a gravement entravé leur capacité à se présenter comme une force viable d’opposition au système et pourrait décevoir et diluer le soutien des couches les plus radicales qui sont aujourd’hui responsables de la montée du parti.
La fragilité de l’économie
Il y a moins de deux ans, le président de la banque mondiale, Jim Yong Kim, déclarait que les résultats de l’économie turque étaient une source d’inspiration pour de nombreux pays en développement. L’AKP est en effet arrivé au pouvoir en 2002, après une période de crise économique grave. Depuis, l’économie turque a affiché une croissance cumulée de 68 %, malgré les deux années de paroxysme de la crise financière mondiale en 2008 et 2009, dépassant ainsi les performances de la Chine et du Brésil sur les mêmes périodes. Mais cette croissance repose sur des bases fragiles, qui la rendent vulnérable aux vents changeants de l’économie mondiale.
L’année dernière, l’économie turque a ralenti, avec une croissance de seulement 2,9 %. Les prévisions pour cette année ne sont pas meilleures. Le chômage est passé de moins de 8 % il y a quelques années à plus de 10 % aujourd’hui.
La fragilité de l’économie turque se concrétise par un déficit commercial chronique (entre 6 et 8 % selon les années), qui ne représenterait pas une menace en temps normal, mais peut s’avérer dangereux dans la situation actuelle, extrêmement instable au niveau international et national.
La crise latente en Turquie va inéluctablement s’aggraver dans la prochaine période, dans un contexte de développement de la crise mondiale du capitalisme et de la crise au Moyen-Orient. Une instabilité interne et la faiblesse d’un gouvernement minoritaire pourraient provoquer une fuite des capitaux étrangers et déstabiliser encore plus l’économie. La croissance forte du passé n’est plus qu’un souvenir et la Turquie constitue aujourd’hui un des pays les plus inégalitaires au monde, avec 50 % de sa population sous le seuil de pauvreté, selon les estimations de la confédération syndicale jaune Turk-is.
Les conditions matérielles qui se développent dans le pays représentent un terrain propice à l’explosion de la lutte des classes, comme le montre la position de défi des jeunes du mouvement du parc Gezi en 2013 et des travailleurs en grève ces dernières semaines.
Les résultats de ces élections sont un symptôme important des processus réels en cours sous la surface de la société, en particulier parmi les travailleurs et les jeunes.