Alors que la purge contre les « ennemis de l’intérieur » continue de frapper journalistes, universitaires, fonctionnaires, militants kurdes ou de gauches, la Turquie a envoyé ses troupes à Afrin, un des trois cantons du Nord de la Syrie sous contrôle kurde. Pensée comme une démonstration de force, cette aventure militaire traduit en réalité la position de plus en plus inconfortable dans laquelle se trouve Erdogan.
Une économie en surchauffe
Depuis le coup d’Etat manqué de 2016, tout a été fait par le gouvernement turc pour soutenir la croissance, et ce au risque d’une surchauffe de l’économie. Même si le chiffre de 7 % de croissance a été annoncé pour 2017, d’autres indicateurs tels que le taux d’inflation (11,2 %), le taux de chômage (10,3 %) et la chute de la Livre turque augurent des jours difficiles pour le « Sultan », qui a fait des résultats économiques du pays le fer de lance de sa rhétorique. Pas un seul jour ne se passe sans que des faits divers ne nous rappellent que les conditions de vie et de travail des Turcs se dégradent. Selon les témoignages recueillis par le journal d’opposition Cumurhiyet, sur les 31 000 ouvriers travaillant sur le chantier du 3e aéroport d’Istanbul, 400 seraient morts. Début février, un chômeur de 38 ans a tenté de s’immoler par le feu sur la place publique. Sans compter les 140 000 personnes limogées ou suspendues de la fonction publique depuis juillet 2016 !
Un pays plus que jamais divisé
Après avoir multiplié les discours ultranationalistes depuis les élections de 2015, Erdogan a concrétisé ce tournant par de nouvelles alliances politiques. A la surprise générale, Devlet Bahçeli, président du Parti d’Action Nationaliste (MHP – extrême droite) a annoncé qu’il se ralliait à Erdogan. Il faut dire que les deux hommes sont confrontés à une nouvelle concurrente, Meral Aksener. Cette ancienne figure du MHP, ministre de l’Intérieur de 1996 à 1997, vient de fonder le Iyi Parti (IP – ultralibéral et ultranationaliste), pour se présenter aux élections de 2019. Selon les derniers sondages, son parti serait la deuxième force politique du pays et elle serait même face à Erdogan au second tour des présidentielles. Cette situation oblige le « Reis » à nouer des liens avec ses adversaires d’hier et à jouer le rôle de chef de guerre afin de redorer son blason...
C’est dans ce contexte qu’Erdogan a décidé de lancer une opération militaire à Afrin le 20 janvier dernier. Même si la Turquie met en avant la protection de son territoire pour justifier son intervention, les éléments internes à la vie politique turque en donnent une tout autre lecture. Alors que cela fait deux mois que l’opération a débuté et que 32 soldats turcs sont morts durant les combats (à la mi-février), le parti d’Erdogan, l’AKP (Parti de la Justice et du Développement), a déjà commandé ses premières enquêtes pour connaître le pourcentage de voix que le sang versé à Afrin lui a rapporté. Il est aujourd’hui clair que l’un des objectifs de cette opération est d’augmenter la cote de popularité défaillante de ce dernier.
Une contestation croissante
Erdogan est en effet de plus en plus contesté. Ces trois dernières années, le Parti Démocratique des Peuples (HDP – prokurde et de gauche) est entré au parlement et l’a empêché d’obtenir la majorité absolue, les Kurdes se sont soulevés dans l’Est du pays après des décennies de discrimination et de violence d’Etat, un coup d’Etat militaire a tenté de le renverser en juillet 2016, et enfin, il n’a remporté le référendum de 2017 qu’avec 51,4 % des voix et en perdant au passage le soutien de grandes villes telles qu’Istanbul et Ankara, pourtant des fiefs de l’AKP. La seule « réponse » qu’il a pu apporter face à une opposition croissante a été la violence, rendue plus facile par les réformes protégeant la police et l’armée face à la justice ou autorisant tout citoyen turc à abattre un « terroriste » sans avoir à en rendre compte.
Pour autant, les travailleurs de Turquie n’ont pas dit leur dernier mot. Des journalistes et des intellectuels continuent de protester malgré la répression. Et surtout, la fragile assise économique sur laquelle Erdogan faisait reposer la paix sociale est en train de s’effriter. Les difficultés de l’économie turque vont contraindre le régime à suivre ses voisins sur la voie des politiques d’austérité, fragilisant encore un peu plus la situation de millions de gens et poussant dans l’action des centaines de milliers de travailleurs, comme ce fut le cas en Tunisie, en Egypte ou dans les pays d’Europe. Les tentatives d’Erdogan pour restaurer son prestige et son autorité sont comme les gesticulations d’un homme qui se noie, elles ne l’empêcheront pas de couler lorsque les travailleurs turcs se mettront en mouvement.