Voici la 4ème et dernière partie des « Perspectives Mondiales 2010 », dont la rédaction a été terminée en février 2010. Ce document sera discuté lors du Congrès mondial de la Tendance Marxiste Internationale, début août, en Italie.
Radicalisation politique
La radicalisation des travailleurs ne s’exprime pas uniquement par le nombre de grèves. Elle peut également s’exprimer de façon politique. Cela s’est vu lors de glissements électoraux, dans plusieurs pays, notamment en Allemagne avec le vote pour Die Linke – ou au Portugal avec les deux « blocs de gauche ». Lors des élections générales de 2009, en Allemagne, le SPD (social-démocrate) a reculé de 11,2 %, soit son niveau de 1893. Il s’agissait, là aussi, d’un violent tournant de l’opinion.
Le capitalisme allemand a été durement touché par la crise économique. Du fait de sa grande dépendance vis-à-vis des exportations, l’économie allemande est particulièrement vulnérable à une baisse de la demande mondiale. Les élections de 2009 ont révélé un changement important dans la vie politique allemande : le déclin massif du vote SPD et la victoire des partis de droite.
Les capitalistes allemands préparent une offensive contre la plus grande et la plus puissante classe ouvrière d’Europe. Par le passé, les Conservateurs étaient au pouvoir lors des phases de croissance économique, et ils passaient la main aux sociaux-démocrates lors des crises, pour qu’ils fassent le sale boulot. Mais ce processus s’est inversé. Les partis bourgeois sont arrivés au pouvoir au moment de la plus grave crise depuis la Deuxième Guerre mondiale. Ils devront tailler dans les dépenses publiques et affronter les syndicats. C’est une recette pour la guerre des classes, en Allemagne.
Le fait le plus frappant des élections de novembre 2009, c’est le résultat de Die Linke : 5,2 millions de voix (11,9 %), soit 3,2 % de plus qu’aux élections précédentes. Dans l’ex-RDA, Die Linke a sérieusement éclipsé le SPD, qui est tombé de 30,4 % à 17,9 % des voix. Les partis bourgeois n’y ont pas de majorité. A l’Ouest, Die Linke a bondi de 4,9 % à 8,3 % des voix.
Ces résultats ont une signification historique, en Allemagne, car il n’y avait pas eu de concurrence sérieuse au SPD, sur sa gauche, depuis les années 1930. C’est une anticipation des processus qui auront lieu dans de nombreux pays, à l’avenir. Rappelons-nous que Die Linke a été formée suite à une scission d’Oskar Lafontaine et des réformistes de gauche du SPD. Ils se sont alors unis aux ex-staliniens du PDS pour former Die Linke. Dans la période à venir, nous verrons des développements similaires, avec des crises et des scissions au sein des grandes organisations réformistes, ainsi que la formation de vastes courants centristes et réformistes de gauche. Nous devons y être préparés et faire preuve de flexibilité tactique, afin de ne pas nous laisser surprendre par les évènements.
En Autriche, également, la situation est en train de changer. L’économie y est vulnérable aux facteurs externes et particulièrement aux effets de la crise en Europe de l’Est. En mars 2009, le taux de chômage était de 7,5 %, soit environ 270 000 personnes. En un an, le chômage a augmenté de 29 %. Parmi les jeunes (15-24 ans), l’augmentation est de 39 %. La production industrielle a chuté de 10 %. Le secteur automobile a été très affecté par la surproduction mondiale qui frappe cette industrie.
Les premiers signes de radicalisation sont apparus dans la jeunesse. En avril 2009, l’Autriche a connu le plus grand mouvement étudiant de son histoire. Dans tout le pays, plus de 60 000 étudiants se sont mobilisés pour exiger une augmentation des dépenses publiques dans le système éducatif. Il y a également eu des occupations d’universités. En octobre 2009, une manifestation a rassemblé des dizaines de milliers de personnes à Vienne, où les étudiants ont été rejoints par de nombreux travailleurs et syndicalistes. Au niveau politique, la crise du capitalisme autrichien se traduit par une crise de la social-démocratie, dont les dirigeants tentent de gérer la crise au profit de la bourgeoisie. Nous voyons déjà les premiers signes d’un processus de différenciation, au sein du mouvement ouvrier. Lorsque le gouvernement tentera de faire payer la crise à la classe ouvrière, cela aggravera le conflit avec les syndicats. Une aile réformiste de gauche émergera, au sein du Parti Socialiste autrichien, qui impliquera des secteurs du mouvement syndical.
En Europe, le Portugal est l’un des pays les plus touchés par la crise. Le pays était déjà en crise avant la récession mondiale. Celle-ci a aggravé la situation précaire de l’économie portugaise. Le taux de chômage y est le plus élevé d’Europe. Comme tous les partis socialistes d’Europe qui ont été au pouvoir, ces dernières années, le PS portugais a mené une politique de contre-réformes et d’attaques contre les droits des travailleurs.
Lors des législatives de septembre 2009, le Parti Socialiste a perdu la majorité absolue qu’il détenait depuis quatre ans. Dans une élection marquée par une augmentation significative de l’abstention (40 %), le Parti Socialiste a perdu un demi-million de voix et 24 députés, passant de 2,6 millions de voix et 121 députés, en 2005, à 2,1 millions de voix et 97 députés en 2009.
Les deux grands partis de droite portugais ont amélioré leurs résultats. Mais les partis se situant à gauche du Parti Socialiste – le « Bloc de gauche » et le PCP – ont également progressé. Le « Bloc de Gauche » est passé de 365 000 voix et 8 députés, en 2005, à 558 000 voix et 16 députés en 2009. Le PCP, lui, a recueilli 7,9 % des voix, contre 7,6 % en 2005.
Ces dernières décennies, la position mondiale du capitalisme français n’a cessé de décliner. Il perd partout des parts de marché. D’un excèdent commercial de 24 milliard d’euros en 1997, la France est passée à un déficit de 55 milliards. La dette publique s’élève à 1500 milliards d’euros, soit 80 % du PIB. Cette dette colossale servira d’argument pour attaquer les services publics et les acquis sociaux du passé, comme les retraites et la sécurité sociale. Au cours des cinq dernières années, le nombre de personnes vivant sous le seuil de pauvreté est passé de 6 à 8 millions. En 2009, quelque 480 000 emplois ont été détruits.
Au début, la récession a pris les travailleurs par surprise. L’augmentation brutale du chômage a d’abord intimidé la masse des salariés. Pourtant, comme le montrent les nombreuses grèves ou menaces de grèves des cheminots, des routiers, des dockers et des salariés des raffineries – entre autres –, l’humeur des travailleurs est en train de changer. La politique des syndicats – y compris la CGT – consiste à rechercher le « dialogue » avec le gouvernement de Sarkozy et à organiser des « journées d’actions » sans objectifs clairement définis. Ces journées d’action ont mobilisé des millions de travailleurs, mais le seul résultat fut d’épuiser les travailleurs et les militants les plus actifs. Les directions syndicales utilisent ces journées comme des soupapes permettant de faire baisser la pression. Dans le même temps, l’opposition aux directions confédérales ne cesse de croître, à la base de la CGT comme de l’ensemble du mouvement syndical.
Un processus de différenciation est également à l’œuvre au sein du PCF. Avec ses dizaines de milliers de militants actifs, le parti constitue toujours une force majeure. Dans un contexte d’intensification de la lutte des classes, il pourrait rapidement croître. Cela explique le boycott médiatique dont le PCF fait l’objet. La direction du parti est aux mains de parlementaires et d’élus locaux et nationaux qui sont prêts à n’importe quelles concessions pour conserver leurs positions. Aux yeux des militants, l’autorité politique de la direction est brisée. Pendant que la direction manœuvre pour dissoudre le parti, la base du PCF se déplace vers la gauche : 40 % des militants ont voté pour des textes oppositionnels de gauche, lors du Congrès de 2008. L’écrasante majorité des militants est opposée à toute forme de dissolution du parti. La contradiction entre les intérêts et la stratégie de la direction, d’un côté, et les aspirations de la base, de l’autre, préparent de nouveaux et importants conflits, au sein du parti.
Ces dernières années, l’Italie a connu toute une série de grèves, de grèves générales et de manifestations massives. Le mouvement des travailleurs et des étudiants de l’automne 2008 a culminé dans la grève générale du 18 décembre. Plus de 200 000 personnes ont défilé, à Bologne. D’autres grandes manifestations réunissaient des dizaines de milliers de travailleurs et d’étudiants à Milan, Turin, Venise, Florence, Rome, Naples, Cagliari et une centaine d’autres villes. Plus de 50 % des travailleurs de la métallurgie, dans les grandes entreprises, étaient en grève – et jusqu’à 90 % dans les usines clés. 45% du personnel enseignant était également en grève.
Néanmoins, ce mouvement a été contrecarré par la crise économique, qui a sévèrement frappé l’Italie. Selon une étude de la CGIL, plus de 10 000 entreprises italiennes ont été sérieusement affectées par la récession mondiale. FIAT a fermé tous ses sites de production pendant un mois. Entre le 12 décembre et le 12 janvier, la production industrielle s’est pratiquement arrêtée. 900 000 emplois ont été détruits, en particulier des emplois précaires. Des millions de travailleurs ont été au chômage technique pendant 10 à 15 semaines, avec des salaires de 600 à 700 euros par mois, et parfois moins.
Une longue période d’austérité
La période de croissance qui a suivi la Seconde Guerre mondiale a duré environ 30 ans (jusqu’en 1974). Une telle perspective n’est plus à l’ordre du jour. C’était le résultat d’une série de circonstances particulières qui, en toute probabilité, ne se reproduira pas. Et comme il ne peut y avoir d’affrontement militaire direct entre les grandes puissances, toutes les contradictions vont devoir se s’exprimer sur le plan intérieur, dans une lutte de classes acharnée. Telle est la véritable perspective pour la période à venir. Pendant un demi-siècle, dans les pays capitalistes avancés (Europe, Etats-Unis, Japon, Australie, etc.), la classe ouvrière et ses organisations ont été en mesure de conquérir des conditions d’existence semi-civilisées. Les travailleurs considéraient cette situation comme normale, puisqu’ils n’ont jamais rien connu d’autre. Mais en réalité, les 50 dernières années n’étaient pas du tout normales. Elles constituaient une exception historique, sous le capitalisme, et non le cours normal des choses.
Selon le FMI, le montant de la dette publique globale des dix pays les plus riches s’élèvera à 106 % du PIB, en 2010. En 2007, il était de 78 %. Cela signifie une augmentation de la dette, en trois ans, de plus de 9000 milliards de dollars. C’est inédit. En injectant d’aussi grandes quantités d’argent dans l’économie, la bourgeoisie a créé des niveaux d’endettements sans précédents, dans l’histoire. C’est insoutenable. Comme chacun le sait, les dettes doivent être payées, tôt ou tard – avec les intérêts. En soi, cela prépare les éléments d’une nouvelle et énorme crise, à l’avenir.
Par le passé, les Etats-Unis étaient le plus grand créditeur au monde. Aujourd’hui, ils sont le plus grand débiteur. La dernière période a été marquée par une consommation basée sur le crédit et par une expansion débridée du secteur financier. Aujourd’hui, ce modèle est discrédité. Les Etats-Unis se sont permis de creuser toujours plus leurs déficits grâce – en grande partie – au rôle de réserve du dollar, ce qui signifie qu’ils peuvent payer les autres pays avec leur propre monnaie. Mais la patience de ses créditeurs – en particulier de la Chine – commence à atteindre ses limites.
Ces niveaux d’endettements sont inédits, en période de paix. En période de guerre, c’est une autre affaire. Le Royaume-Uni est sorti de la Seconde Guerre mondiale avec une dette publique de 250 % de son PIB ; les Etats-Unis de plus de 100 % du PIB. C’était la conséquence des dépenses de guerre. Mais ils sont parvenus à rembourser ces dettes grâce à l’énorme croissance économique d’après guerre, dont nous avons expliqué les raisons ailleurs (Voir Ted Grant : Will there be a Slump ?).
L’effondrement de Dubaï World, en novembre 2009, a révélé l’extrême fragilité du système financier mondial. Cela a semé un vent de panique, sur les marchés financiers, et ravivé le spectre d’Etats en faillite. La Grèce et l’Irlande ont contracté d’énormes dettes publiques dans une monnaie – l’euro – qu’elles ne peuvent pas imprimer. Le système financier mondial sera certainement saisi par de nouvelles crises de panique, qui peuvent ouvrir la voie à un nouvel effondrement économique. Aucune politique de subvention publique ne pourra l’empêcher.
Tous les économistes bourgeois s’accordent à dire que la sortie de crise sera un processus long et douloureux. L’énorme accumulation de dettes se traduira par des années – voire des décennies – de coupes budgétaires et d’un régime d’austérité systématique. Nous pouvons exprimer ceci par une sorte d’équation : les classes dominantes de tous les pays ne peuvent se permettre de maintenir les concessions accordées au cours des 50 dernières années ; mais la classe ouvrière, de son côté, ne peut pas accepter davantage d’attaques contre son niveau de vie. Autrement dit, nous allons vers une intensification de la lutte des classes, partout. Dans les pays capitalistes avancés – y compris dans des pays réputés « stables » et « civilisés » comme la Suède, la Suisse, l’Islande et l’Autriche –, de grandes luttes sont à l’ordre du jour. Cette perspective est la meilleure, de notre point de vue, car elle ouvre de grandes opportunités pour enraciner nos idées et notre programme dans le mouvement ouvrier.
Le masque souriant et raisonnable du capitalisme, qu’incarne bien Obama, tombera très vite pour laisser place au vrai visage – horrible, brutal et sauvage – de ce système. De leur point de vue, les capitalistes n’ont pas d’autres choix que d’attaquer le niveau de vie des masses. Les retraites seront attaquées, y compris aux Etats-Unis. La bourgeoisie affirme déjà publiquement qu’elle ne peut plus se permettre d’entretenir autant de personnes âgées et improductives. Dans l’éditorial de The Economist du 27 juin 2009, on pouvait lire : « Que cela nous plaise ou non, nous allons en revenir au monde pré-Bismarckien, lorsque le temps de travail n’avait pas de limite formelle. » En d’autres termes, il nous faudrait travailler jusqu’à ce que mort s’ensuive.
La bourgeoisie et ses stratèges s’enfoncent dans une humeur sombre. Le Financial Times a publié une série d’articles sur l’avenir du capitalisme. Martin Wolf écrit : « L’héritage de la crise limitera également les largesses fiscales. Les efforts pour consolider les finances publiques domineront la politique pendant des années, voir des décennies. » En d’autres termes, les capitalistes devront couper encore et encore dans les budgets sociaux – même pendant la reprise économique. British Airways a récemment demandé à ses salariés de travailler gratuitement, pendant une semaine à un mois : « nous n’avons pas les moyens de payer vos salaires », a déclaré la direction. Des milliers de travailleurs ont été forcés à travailler un certain nombre de jours gratuitement – au risque, sinon, de se retrouver au chômage. En l’absence de stratégie de lutte, du côté des directions du mouvement ouvrier, les travailleurs ont été contraints d’avaler cette amère pilule. Mais il n’en sera pas toujours ainsi.
Quelles conclusions en tirons-nous ? Avons-nous parlé d’un bas niveau de conscience des salariés ? Avons-nous déclaré que les travailleurs ne sont pas révolutionnaires, etc. ? Non ! Ce n’est pas du tout notre conclusion ! En réalité, de telles situations sont la conséquence inévitable de la phase que nous traversons actuellement : une phase de transition d’une période à une autre.
Le retard de la conscience
Trotsky a expliqué de nombreuses fois que la relation entre le cycle économique et la conscience des travailleurs n’a rien d’automatique. Elle est conditionnée par un certain nombre de facteurs, qui doivent être analysés de manière concrète. Il a également signalé qu’une des tâches les plus complexes à laquelle doit se confronter l’analyse marxiste, c’est de répondre à la question : par quelle phase sommes-nous en train de passer ?
Aujourd’hui, dans les pays capitalistes avancés, la conscience est très en retard sur la situation objective. Les organisations de masse des travailleurs sont très en retard sur la situation réelle – et c’est surtout vrai de leur direction. Cette situation ne tombe pas du ciel. Elle a été conditionnée par des années et des générations d’essor économique du capitalisme, de faible chômage et d’amélioration relative des niveaux de vie. Ce processus était lui-même conditionné par l’action contre-révolutionnaire du stalinisme et de la social-démocratie. A travers leur contrôle des grandes organisations de la classe ouvrière, ils ont freiné et canalisé les masses – qui, malgré tout, ont livré d’immenses combats, au cours de cette même période.
Telle a été la situation, dans les pays capitalistes avancés, non pas pour une courte durée, mais pendant près d’un demi siècle. Il est vrai qu’au cours de la dernière période, il y eu une intensification de l’exploitation, fondée sur une augmentation de la plus-value relative et absolue. Le temps de travail s’est allongé et les employeurs ont imposé des pressions impitoyables pour augmenter la productivité. Cependant, avec les heures supplémentaires, le travail de familles entières, les jeunes travaillant à mi-temps, le recours au crédit, etc., beaucoup de travailleurs ont pu accroître leur niveau de vie en termes absolus, bien que dans le même temps le taux d’exploitation et les profits des capitalistes augmentaient en flèche.
Au cours des dernières décennies, l’intensification de la division internationale du travail a entraîné une baisse des prix des marchandises, de sorte que les travailleurs pouvaient acheter des choses jusqu’alors considérées comme des articles de luxe : téléphones portables, télévisions grand écran, ordinateurs, etc. Marx avait déjà expliqué la différence entre salaires réels, salaires monétaires et salaires nominaux (voir Travail salarié et Capital). Au cours d’un boom, il est tout à fait possible que les salaires réels diminuent, par rapport au capital, mais que les salaires nominaux augmentent, de sorte que le travailleur peut acheter une plus grande quantité de marchandises. Ceci est particulièrement vrai lorsque l’inflation est faible – comme ce fut le cas, pour des raisons spécifiques, lors du dernier boom (les prix et les taux d’intérêt étaient bas).
Dans des pays comme les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, l’Irlande et l’Espagne, l’augmentation des prix de l’immobilier a encore renforcé le sentiment d’une couche importante de travailleurs que « ça va mieux ». Les travailleurs des pays développés comprenaient qu’ils étaient exploités, mais en l’absence d’une alternative crédible présentée par les directions syndicales et politiques, ils ont cherché des solutions individuelles en travaillant plus dur, plus longtemps – et en s’endettant.
Tout ceci a conditionné la conscience de la classe ouvrière, dans les pays capitalistes avancés (dans le « Tiers-monde », la situation était très différente). Mais à présent, tout se change en son contraire. Tous les facteurs qui se combinaient pour faire avancer l’économie mondiale sont en train de la pousser dans une spirale descendante. Cela aura des très profonds effets sur la conscience des masses. Mais ce processus lui-même n’est pas linéaire et automatique. Il est hautement complexe et contradictoire.
Pourquoi ce retard ?
Il n’existe pas de « crise finale » du capitalisme. Le cycle de croissance-récession est une caractéristique permanente du capitalisme depuis plus de deux siècles. Le système capitaliste sera toujours capable de sortir de la crise la plus profonde – jusqu’à ce que la classe ouvrière le renverse par un mouvement collectif et conscient. Mais la question concrète est : comment les capitalistes se sortiront de la crise actuelle, et à quel prix, pour les masses ? La seconde question est : quelle est la relation entre le cycle économique et la conscience de la classe ouvrière ?
Le FMI prévoit une reprise, en 2010, et certaines données semblent effectivement l’indiquer. Mais la véritable question est : quel type de reprise ? Qui va en bénéficier – et qui va payer ? Dans le meilleur des cas, il s’agira d’une reprise très faible, et qui s’accompagnera, non d’une amélioration des niveaux de vie, mais d’attaques féroces contre les niveaux de vie, de réductions des dépenses publiques et d’une augmentation des impôts que payent la classe ouvrière et la classe moyenne.
Lorsqu’Arnold Schwarzenegger a fait connaître son budget, comme gouverneur de Californie, celui-ci comprenait des réductions drastiques des dépenses, destinées à résorber un déficit de 20 milliards de dollars. Il a alors déclaré qu’« il n’y a tout simplement aucune manière d’éviter plus de coupes et plus de douleurs ». Telle est bien la devise de l’ensemble de la classe dominante, non seulement aux Etats-Unis, mais dans le monde entier. Et cela ne dessine pas un scénario de paix et de stabilité sociales.
Une reprise économique de cet ordre ne fera qu’accroître la colère des travailleurs. A un certain stade, cela provoquera des vagues de grèves et une intensification générale de la lutte des classes. Il y a déjà eu les premières luttes contre la crise et l’inflation. Par exemple, en Turquie, 60 000 travailleurs et étudiants ont protesté contre l’inflation et le chômage, à l’appel des syndicats. Des mobilisations semblables ont eu lieu en Europe – et jusqu’à Wall Street.
Bien que nous soyons en train de vivre la plus grave crise depuis les années 30 – et peut-être dans toute l’histoire du capitalisme –, elle ne s’exprime toujours pas par une grande vague de grèves et des grèves générales. Certes, la crise produit des changements importants, à l’échelle mondiale. Mais cela ne s’exprime pas encore clairement au sein du mouvement ouvrier. En Iran, il y a le début d’une révolution. Il y a aussi les événements au Honduras. Mais dans les grands pays industrialisés, le mouvement se développe avec lenteur.
Des camarades ne comprennent pas pourquoi la crise n’a pas été immédiatement suivie de mobilisations massives, de grèves et d’occupations. Ce retard peut être la cause d’une perplexité et d’une frustration, dans les rangs du mouvement révolutionnaire. Aussi faut-il l’expliquer. Il ne sert à rien de formuler des généralités sur le thème du « caractère révolutionnaire de l’époque ». Cela n’expliquera pas à un salarié pourquoi ses camarades de travail ne sont pas prêts à faire grève. A ce sujet, Trotsky écrivait :
« Si l’on procède uniquement sur la base de la caractérisation générale de l’époque, et rien de plus, en ne faisant aucun cas de ses étapes concrètes, il est facile de tomber le schématisme, le sectarisme ou la fantaisie chimérique. A chaque tournant important, nous devons ajuster nos tâches fondamentales aux nouvelles conditions concrètes de l’étape donnée. En ceci réside l’art de la tactique. » (Trotsky, Ecrits 1939-40)
Quelle est la raison du retard des mobilisations ?
Le début de la crise a pris les travailleurs par surprise, et leur première réaction fut le choc et la désorientation. Cela n’est pas surprenant. C’est une question très concrète. Les travailleurs voient qu’on ferme des usines, que leurs emplois et leurs familles sont menacés. Et les dirigeants syndicaux n’offrent aucune alternative. Certains utilisent même cette situation pour décourager des grèves. Ce faisant, ils peuvent retenir le mouvement un certain temps. Mais il y a, là aussi, une limite.
L’augmentation rapide du chômage de masse a eu tendance à freiner les grèves. Mais à la moindre éclaircie, dès que les travailleurs verront que les patrons ne licencient plus, qu’ils recommencent un peu à embaucher, que les carnets de commande se remplissent, cela pourrait agir comme un puissant stimulant à la lutte syndicale. Les industriels de l’automobile vendent leurs stocks, ferment des entreprises et licencient des travailleurs. Mais une fois que les stocks seront épuisés, il y aura une petite amélioration qui encouragera les travailleurs à passer à l’action.
Les travailleurs sont prêts à accepter certains sacrifices, dans l’immédiat. Ils veulent croire que le pire est passé, qu’ils ont traversé la tempête sans trop de dégâts. Ils sont prêts à « attendre et voir ». Aux Etats-Unis, ils espèrent encore qu’Obama amènera le changement. Mais tout ceci a ses limites. Car le pire est loin d’être terminé. Le choc immédiat de la crise de 2009 s’est peut-être atténué, mais à présent la réalité de la situation se fait jour, peu à peu : les Américains vont être obligés d’accepter un nouveau niveau de vie, plus bas. Et il n’y aura pas de reprise rapide sur le front de l’emploi. Des millions d’emplois sont définitivement perdus. Les emplois créés, moins nombreux, seront moins bien payés, sans couverture sociale et sans protection syndicale.
A court terme, les travailleurs ne voient pas d’autre alternative que d’accepter les fermetures et les licenciements. Les dirigeants syndicaux n’offrant pas d’alternative, il y a une résignation et une attitude fataliste. Cette attitude fut bien exprimée par un travailleur américain de l’industrie automobile, dans la banlieue de Détroit : « quelqu’un doit partir ». Mais il y a une limite à toute chose. A un moment donné, le fatalisme fera place à la colère.
En période de crise, les travailleurs sentent plus que jamais la nécessité des organisations syndicales. Mais d’un autre côté, la gravité de la crise pousse toujours plus la classe dirigeante à une attitude intransigeante à l’égard des syndicats. La stratégie des capitalistes consiste à cibler quelques secteurs clefs de la classe ouvrière – et à leur infliger une défaite dans le but d’envoyer un message à l’ensemble des travailleurs. Ils profitent également de la récession pour passer à l’offensive (effet d’aubaine). Par ailleurs, l’intégration des syndicats dans l’appareil d’Etat – et la « gouvernance mondiale » – se poursuivent à travers la collaboration aux instances capitalistes internationales (ONU, FMI, Banque Mondiale, OCEE, OMC, etc.) La même chose vaut pour la fusion entre la Confédération Internationale des Syndicats Libres (CISL) et la CMT (syndicats chrétiens), pour former la Confédération Syndicale Internationale (CSI) qui, suivant l’exemple de la Confédération Européenne de Syndicats, place dans ses objectifs non la représentation syndicale des intérêts des travailleurs, mais la collaboration entre les multinationales et les gouvernements à la recherche du « bien-être commun » et d’une « gouvernance équilibrée et démocratique ». La bureaucratie syndicale, étroitement liée à l’appareil de l’Etat, veut imposer cette politique tripartite, corporatiste et de collaboration de classes à tous les niveaux du mouvement social, aux confédérations et aux syndicats individuels de chaque pays.
Les vieilles relations de proximité entre les dirigeants syndicaux et les patrons (ou les politiciens bourgeois) ne sont plus possibles. La crise signifie que les travailleurs doivent lutter pour chaque revendication. Là où les travailleurs sont confrontés à des fermetures, et perdent donc tout, nous avons vu des occupations d’usines, comme par exemple à Visteon (Grande-Bretagne). Dans nos précédents documents de perspectives, nous avions souligné le caractère contradictoire de la situation dans laquelle nous entrions. Nous expliquions qu’une diminution générale des niveaux de grève se combinerait avec des luttes très militantes, dans certains secteurs.
La grève des éboueurs danois fut très militante, bien qu’elle ait éclaté au milieu d’une baisse générale de l’activité gréviste, dans le pays. L’objectif des capitalistes était de les provoquer et de les écraser par tous les moyens possibles, afin de donner une leçon à tous les travailleurs danois. Cela fait penser aux luttes des électriciens mexicains. La lutte a attiré l’attention de tout le mouvement ouvrier. Il en fut de même avec la grève des postiers, en Grande-Bretagne.
La situation des Pays-Bas a radicalement changé, en 10 ans. Après une longue période de « consensus » politique, il y a une très grande polarisation. Une classe dirigeante plus agressive fait face à une classe ouvrière plus militante. Après la Seconde Guerre mondiale, les capitalistes hollandais pouvaient faire des concessions à la classe ouvrière – et, dans le même temps, s’efforcer de les contrôler à travers la Fédération des Syndicats Chrétiens (CNV). Mais aujourd’hui, même la CNV – traditionnellement droitière – est passée à l’opposition contre les plans du parti Chrétien Démocrate (CDA). Dans ces conditions, le Parti Socialiste est devenu une force importante, sur la gauche du Parti travailliste.
La conscience de la classe ouvrière
C’est une très sérieuse erreur, pour des révolutionnaires, de confondre ce que nous comprenons avec la façon dont les masses voient les choses. La plupart des travailleurs n’ont pas le même niveau de conscience que les marxistes. Comme nous l’avons déjà expliqué, le premier effet d’une crise profonde, c’est le choc. Les travailleurs ne comprennent pas ce qui se passe. Néanmoins, il ne s’agit pas d’un processus simple ou uniforme. Des grèves assez dures peuvent se produire, même dans ce contexte, mais on ne peut pas s’attendre à une augmentation généralisée de l’activité gréviste. Ce serait complètement irréel. Et de fait, le nombre de grève a chuté aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne, en Italie, en Espagne, en France, etc.
Ceci étant dit, la radicalisation des travailleurs ne s’exprime pas uniquement par la grève. Bien que les chiffres de l’activité gréviste soient faibles, il y a déjà une fermentation croissante, dans la société, une remise en cause générale du système capitaliste qui n’existait pas jusqu’alors (ou pas autant). C’est un contexte dans lequel nos idées peuvent avoir un gros impact. C’est là un changement – et un changement important, qui crée des conditions favorables au développement de la tendance marxiste. Mais nous devons être patients et suivre le processus de radicalisation pas à pas, en avançant des mots d’ordre de transition concrets qui trouveront un écho dans l’esprit des jeunes et des salariés, à chaque étape. Avant tout, nous devons patiemment construire nos propres forces, gagner les militants un par un, les former aux idées et aux méthodes du marxisme.
Des dirigeants réformistes disent aux travailleurs que s’ils sont patients et font les sacrifices nécessaires, tout ira bien – et la situation antérieure sera restaurée. C’est une tromperie. La bourgeoise ne peut pas restaurer la situation antérieure. Elle ne sait pas comment sortir du gouffre qu’elle a elle-même creusé. La seule chose qui lui vient à l’esprit, c’est de placer tout le poids de la crise sur les épaules des salariés et des classes moyennes. Les masses font face à un scénario cauchemardesque. Les capitalistes parlent tous d’équilibre budgétaire, mais c’est impossible sans des coupes profondes dans le niveau de vie du plus grand nombre. Et il en sera ainsi même en phase de reprise économique.
Les premiers signes d’une reprise favoriseront une vague de grèves économiques, qui aura un profond impact sur les organisations ouvrières, les poussant à la lutte malgré leurs directions actuelles. Même les organisations les plus droitières du mouvement ouvrier – y compris les dirigeants sociaux-démocrates – seront poussées vers la gauche par la pression de leur base. Les organisations de masse seront traversées de bas en haut par une vague de radicalisation. Il y aura une vague de grèves défensives et de mobilisations contre les licenciements et les fermetures d’usines.
La menace du fascisme ?
Dans cette situation transitoire, toutes sortes de contradictions se feront jour, non seulement en Amérique latine, mais aussi en Europe, aux Etats-Unis et dans le monde entier. Nous assistons aux premières étapes d’une polarisation politique. La situation se caractérise par son extrême volatilité. Il y aura de violentes oscillations vers la gauche et vers la droite, dans l’opinion publique, reflétant un état d’esprit fluctuant des classes moyennes, qui cherchent une issue à la crise.
En l’absence d’une alternative ouvrière de masse, la frustration des travailleurs, aux Etats-Unis, peut s’exprimer par des voies contradictoires. Par exemple, il est possible que la désillusion vis-à-vis des démocrates et d’Obama ramène les Républicains au pouvoir, sur la base d’une abstention massive et de votes de protestation contre le gouvernement en place. Dans un système dominé par deux partis capitalistes, « l’autre type » bénéficie des échecs de ceux qui gouvernent. Les Républicains, qui ont été lourdement battus, il y a un an, ont d’ores et déjà remporté quelques victoires lors des élections intermédiaires. De telles oscillations sont inhérentes à la situation actuelle.
Il ne fait aucun doute que les sectaires, dont le gauchisme strident cache un profond scepticisme vis-à-vis des masses, déclareront que la société vire à droite. Or, il s’agit en réalité d’une étape inévitable dans l’éducation politique des masses, qui devaient passer par l’école d’Obama avant de perdre leurs illusions dans le Parti Démocrate. Ce sera un processus long et contradictoire. Mais tôt ou tard, les travailleurs américains en viendront à la conclusion que la seule voie est de rompre avec les Démocrates et de construire un parti ouvrier de masse fondé sur les syndicats. Cela transformera totalement l’équation politique américaine – et ouvrira aux marxistes de nouvelles possibilités.
Des oscillations de ce type se produiront également dans l’opinion publique en Europe. Aux élections européennes de 2009, les sociaux-démocrates ont subi une lourde défaite – et, dans certains pays, l’extrême droite a progressé. Ce que ces résultats indiquent, c’est la frustration et le mécontentement à l’égard du « courant dominant » de la politique européenne. Naturellement, les sectes gauchistes ont immédiatement commencé à hurler : « fascisme ! ». C’est un non-sens irresponsable. Dans tous les pays, le rapport de forces entre les classes exclut la possibilité du fascisme, à cette étape.
Avant la Seconde Guerre mondiale, dans des pays comme l’Italie et l’Espagne, la classe ouvrière était une minorité. Même en Allemagne, il existait une vaste paysannerie qui pouvait être facilement gagnée aux arguments démagogiques des partis d’extrême droite et fascistes. C’était également le cas dans la France d’avant-guerre. Aujourd’hui, la paysannerie a pratiquement disparu de la plupart des pays européens, et la classe ouvrière y constitue une majorité décisive de la société. Dans les années 1930, les étudiants étaient les enfants des riches. Ils étaient de droite, pour la plupart, et beaucoup étaient fascistes ou nazis. En Grande-Bretagne, en 1926, les étudiants étaient recrutés comme briseurs de grève. En Allemagne, en Italie ou en Autriche, la plupart des étudiants étaient fascistes. Aujourd’hui, dans presque tous les pays, la plupart des étudiants sont de gauche ou révolutionnaires.
La fermentation en cours, dans les classes moyennes, s’exprime de multiples façons, qui reflètent la nature hétérogène de cette classe. Le vote pour les Verts et les partis de ce genre est une indication du fait que les couches petites-bourgeoises cherchent une issue à l’impasse du capitalisme. Le mouvement « anticapitaliste », dans différents pays, indique la même chose. Le mouvement anti-guerre qui a surgi avant même l’invasion de l’Irak, en 2003, a montré le potentiel révolutionnaire dans la société. D’autres mouvements de ce type sont inévitables, en conséquence des aventures impérialistes en Afrique, au Moyen-orient et en Amérique latine.
Quand elles existent, les organisations fascistes sont petites, en général. Elles peuvent être particulièrement violentes et provocatrices, mais elles ne peuvent pas prendre le pouvoir. Aux Etats-Unis, l’extrême droite a été ranimée dans le cadre des « Tea-parties », en préparation des batailles futures. Cependant, la classe dirigeante ne pourrait recourir à la réaction ouverte qu’après avoir infligé une série de défaites très lourdes à la classe ouvrière. Ce fut le cas en Allemagne, en Italie et en Espagne, entre 1919 et 1939.
A ce stade, il ne saurait être question de réaction fasciste ou bonapartiste, dans les pays capitaliste avancés. Mais à plus long terme, si les travailleurs ne prennent pas le pouvoir – en France, en Grèce, en Italie, en Espagne, etc. – la situation peut changer. La démocratie bourgeoise est une plante très fragile qui ne peut pousser que sur le sol fertile de la prospérité économique. Dans des conditions de crise, les capitalistes peuvent en arriver à la conclusion qu’il y a trop de désordres, de chaos, de grèves et de manifestations. Ils chercheront alors à s’orienter vers la réaction ouverte. Mais il ne s’agit pas là d’une perspective immédiate. Bien avant que la question d’une réaction fasciste ou bonapartiste soit posée, les travailleurs auront plusieurs fois l’occasion de prendre le pouvoir.
Les organisations de masse
Dans la période à venir, la question des organisations de masse sera centrale, pour les marxistes. La crise du capitalisme est aussi une crise du réformisme. Les réformistes ont l’illusion qu’il est possible d’en revenir à la situation qui existait auparavant. Mais c’est exclu. La lutte des classes, sous le capitalisme, est la lutte pour la répartition des richesses créées par le travail de la classe ouvrière. Aussi longtemps que les capitalistes extraient suffisamment de plus-value, ils peuvent acheter la paix sociale. Mais ce n’est plus le cas, aujourd’hui.
Dans les années 1970, l’aile gauche des réformistes était dominante. Dans certains cas, elle a même commencé à prendre une coloration centriste [« centriste », ici, signifie : qui oscille entre marxisme et réformisme. Ndlr]. Mais dans les années 1980, la tendance s’est inversée. Il y a eu un virage à droite dans tous les partis sociaux-démocrates, ainsi que dans les partis communistes. Partout, l’aile gauche du réformisme est aujourd’hui très faible, quand elle n’a pas disparu. C’est le résultat de trois décennies de croissance économique, qui ont conditionné la dégénérescence de tous ces partis réformistes. Et cette dégénérescence est allée encore plus loin que les marxistes ne l’avaient anticipé.
Loin de réagir à la crise par un programme de combat visant à mobiliser leur base, les chefs réformistes vont dans la direction opposée. Ils s’accrochent à la classe dirigeante et soutiennent les « plans de sauvetage » – à coups de milliards de fonds publics – des banques et des capitalistes. Nombre d’entre eux soutiendront les coupes budgétaires et les mesures d’austérité, pour soi-disant « lutter contre le chômage. »
Les chefs réformistes s’imaginent que c’est leur politique « habile » et « intelligente » qui leur a permis de gagner des élections. En réalité, quand ils gagnent des élections, c’est malgré leur politique, et non grâce à elle. Avant la crise, ils étaient avantagés par la croissance économique et par l’absence d’alternative, sur leur gauche. Mais aujourd’hui, avec la crise, la faillite de leur politique est claire. Ces dirigeants droitiers seront bientôt rejetés et remplacés par d’autres, qui se tiendront plus à gauche, reflétant le mécontentement des masses – bien que de façon confuse, partiale ou inconstante. C’est là un processus inévitable.
Les effets de la crise se feront sentir tout d’abord dans les syndicats. Dans son article Perspectives pour la reprise économique (août 1932), Trotsky écrivait qu’un révolutionnaire doit être patient. Il écrivait aussi que tout membre du Parti devait être syndiqué. Il insistait sur l’importance, pour les révolutionnaires, d’établir des liens étroits avec les organisations de masse, et avant tout avec les syndicats. Cela n’est pas fortuit. Lors d’une crise, les travailleurs ressentent le besoin d’organisations de masse pour défendre leurs intérêts. Aussi ces organisations seront-elles affectées par la crise.
Dans certains cas, grâce à une approche audacieuse, il nous sera possible de nous placer à la tête de mouvements de masse. Mais il est exclu que de petites organisations révolutionnaires puissent se substituer aux organisations de masse traditionnelles. Les masses ne perçoivent pas les choses de la même façon que les marxistes, et ce serait une erreur fatale de l’oublier.
Nous en sommes revenus à la situation que décrivait Trotsky, en 1938, dans le Programme de transition : une crise organique du capitalisme sans autre issue que des coupes budgétaires et une baisse du niveau de vie. Néanmoins, quand Trotsky parlait d’une crise organique, il ne voulait pas dire qu’il ne peut pas y avoir une amélioration temporaire de la conjoncture. Le cycle croissance-récession ne disparaîtra pas tant que le capitalisme ne sera pas renversé. Mais le caractère de ce cycle n’est pas le même dans la période actuelle – de décadence du capitalisme – qu’à l’époque de son expansion initiale.
L’effondrement du stalinisme a aggravé la dégénérescence réformiste et nationaliste des partis ex-staliniens, comme Trotsky l’avait prédit dès 1928. En Italie, l’ancien parti « communiste », après la scission de Rifondazione, s’est transformé en Parti Démocrate – comme Blair avait essayé de le faire avec le Parti Travailliste, en Grande Bretagne (mais sans succès). Ceci dit, les arguments des sectaires selon lesquels les Partis Communistes seraient condamnés ne sont pas nouveaux, et ils sont contredits par l’expérience historique.
En 1931, le PCF était tombé à 10 000 membres, suite à la politique gauchiste de la « troisième période ». Mais il s’est rapidement rétabli pour devenir une force de masse, en 1937. En 1968, le PS français ne pesait que 4 % des suffrages, aux élections. Les sectes gauchistes le considéraient comme mort. Mais il est devenu le plus grand parti de la classe ouvrière française. Dans les années 80, en Grande-Bretagne, le Parti Travailliste ne pesait que 28 % des voix, et il était généralement admis que « le Labour ne gagnera jamais plus d’élection ». Mais en 1998, le Labour a très largement remporté les élections. On pourrait citer encore de nombreux autres exemples.
L’explication en est simple. Les travailleurs n’ont pas d’alternatives aux organisations de masse. Même si leurs résultats électoraux peuvent fluctuer, les partis réformistes et ex-staliniens ont d’immenses réserves de soutien, dans les masses. Les travailleurs ne comprennent pas l’utilité de petites organisations. Quand ils entrent en action, ils le font inévitablement à travers leurs organisations de masse. Ted Grant rappelait toujours cette loi qui, depuis, n’a cessé d’être confirmée par l’histoire. Toutes les tentatives des sectes pour construire des partis révolutionnaires en dehors des organisations de masse se sont terminées en fiasco. Les gauchistes n’ont pas compris comment la classe se mobilise.
On entend parfois que le niveau de conscience de la classe ouvrière a reculé. Mais le matérialisme historique nous enseigne que les conditions d’existence déterminent la conscience. La conscience de la classe retarde sur la situation objective ; les organisations de masse sont également en retard ; surtout, les directions de ces organisations retardent sur leur base. Il s’agit là de la principale contradiction de la période actuelle. Elle doit être résolue – et elle le sera. Dialectiquement, la conscience rattrapera la réalité objective d’une façon explosive.
Les nouvelles couches de travailleurs qui entreront dans la lutte seront bien plus militantes que la génération précédente, dont la mentalité a été conditionnée par des années de croissance économique. Mais ces nouvelles couches n’ont pas d’expérience du passé et ne lisent pas les programmes des partis ou les discours des dirigeants. Elles sont guidées par l’idée vague qu’il est nécessaire de changer la société. Dans les années à venir, les partis de masse se rempliront de milliers de jeunes et de travailleurs qui voudront changer la société.
Cela aura un effet sur les directions, qui seront elles-mêmes renouvelées plusieurs fois. Le processus commencera dans les syndicats, où les dirigeants formés dans la période précédente seront soumis à une pression intense. Soit ils céderont à cette pression (en virant à gauche), soit ils seront remplacés par des éléments plus frais, plus combatifs, plus en accord avec l’état d’esprit des militants. Des crises et des scissions sont inévitables, dans ce contexte. A un certain stade, des tendances de gauche – ou centristes – émergeront, dans les organisations réformistes.
Risque d’ultra-gauchisme
Le long délai, dans la réalisation de nos perspectives pour les organisations de masse, a donné lieu à des éléments de perplexité et de confusion, dans les rangs des marxistes. Cela s’est traduit par certaines tendances opportunistes ou ultra-gauchistes. L’impatience est la mère de l’opportunisme comme de l’ultra-gauchisme. Ce sont les deux faces de la même pièce. Il s’agit dans les deux cas d’une tentative de trouver des raccourcis vers le succès – c’est-à-dire de récolter là où on n’a pas semé. Et ce n’est pas possible. La TMI ne peut pas faire de concessions à ces tendances. La tendance marxiste a été créée dans une lutte implacable pour se libérer de l’ultra-gauchisme et de l’opportunisme.
Les marxistes ne sont pas à l’abri des pressions du capitalisme. Les changements brusques, dans la situation – qui a elle-même un caractère contradictoire –, se reflètent nécessairement dans des divergences internes. Ce n’est pas un hasard. Des différences qui semblaient mineures, dans la période précédente, font surface à mesure que la situation change. De petites erreurs qui, dans des circonstances « normales », auraient pu être corrigées sur la base des événements et de discussions, peuvent se développer et devenir des problèmes plus sérieux.
L’impatience, face au rythme des événements, affecte toute une couche de militants politiques et syndicaux à qui manque une perspective marxiste et scientifique. Beaucoup de militants de notre périphérie sont démoralisés et découragés. Cet état d’esprit peut affecter nos propres camarades. Les défaites passées ont laissé beaucoup de cadavres politiques, dont un certain nombre ne se sont pas décidés à s’éteindre : ils errent comme les zombies d’un mauvais film d’horreur, et ils pourchassent les vivants, qu’ils veulent contaminer pour les changer en zombies.
Sous l’influence d’une couche de militants usés et démoralisés, quelques-uns de nos camarades blâment les masses. Ils sont victimes de ce que Trotsky appelait la gangrène du scepticisme. D’autres, sans toujours l’admettre, commencent à remettre en cause nos perspectives pour les organisations traditionnelles de travailleurs, les partis de masse et les syndicats. Ils les considèrent comme irrécupérables – et s’embarquent dans de vaines aventures pour fonder des « nouveaux partis ouvriers de masse ».
Le problème central est la crise de la direction de la classe ouvrière, le rôle joué par les dirigeants des partis de masse et des syndicats – à quoi s’ajoute la nature complexe et contradictoire de l’étape actuelle. Nos forces sont trop modestes pour avoir un effet décisif sur le mouvement des masses. Nous en sommes encore à l’étape du recrutement systématique de militants, un par un, même si l’expérience du Brésil montre que nous pouvons déjà gagner des groupes entiers de militants ouvriers, si nous travaillons correctement.
Nous devons garder le sens des proportions. Nous ne devons pas commettre l’erreur fatale d’exagérer nos propres forces. Mais la situation actuelle nous est plus favorable que lorsque nous fondions la TMI. Certes, nous avons commis quelques erreurs. Mais le bilan du travail de l’Internationale, ces dix dernières années, est extrêmement positif. L’autorité politique de la TMI n’a jamais été aussi grande.
Il n’y a pas de panacée ou de raccourci vers les succès. L’impatience est notre pire ennemi. Nous devons être patients et confiants dans la classe ouvrière. Nous ne devons pas nous tenir trop en avant, par rapport à la classe. Il nous faut l’accompagner à travers son expérience. Lénine aimait beaucoup le proverbe russe : « la vie enseigne ». Les travailleurs apprennent, tirent des conclusions de leur expérience. Nous devons participer aux luttes des travailleurs et de la jeunesse – et, à chaque étape, expliquer patiemment la signification des événements.
Avant tout, nous construisons une organisation de cadres révolutionnaires. C’est la condition fondamentale de notre succès futur. Engels soulignait – et Lénine rappelait souvent – qu’en plus des luttes économiques et politiques, nous devons accorder la plus grande attention à la lutte idéologique. C’est particulièrement important à l’étape actuelle. La TMI représente le marxisme. Nous avons systématiquement défendu et développé la théorie marxiste. Le mépris pour la théorie finit toujours en banqueroute politique et organisationnelle.
L’avenir de la TMI dépend de sa capacité à former des cadres. Nous devons résister aux pressions et mener une lutte à la fois contre l’opportunisme et l’ultra-gauchisme. Nous connaîtrons inévitablement quelques pertes. Tout le monde n’est pas capable de nager contre le courant. D’autres seront incapables de s’adapter aux nouvelles conditions, lorsque le sens du courant commence à changer. Ce n’est pas un hasard si la gauche est en crise précisément aujourd’hui. Les pressions de la situation objective s’exprimeront dans nos propres rangs, et elles révéleront brutalement des faiblesses qui passaient jusqu’alors inaperçues. C’est inévitable. La tendance révolutionnaire n’est pas à l’abri des pressions de la société et du mouvement ouvrier.
Pour les ultra-gauchistes, la situation est toujours révolutionnaire – et la classe ouvrière toujours prête à organiser des grèves générales et à dresser des barricades. Ces gens vivent dans un monde très éloigné de la vraie vie des salariés. Pour eux, c’est comme si le Programme de transition n’avait jamais existé. Ils sont condamnés à l’impuissance.
On ne récolte que ce que l’on sème. C’est ce qu’oublient tous les ultra-gauchistes. La classe ouvrière ne comprend pas les petites organisations « révolutionnaires ». Elle s’exprime toujours à travers ses organisations traditionnelles. Comme le disait Ted Grant : « en dehors du mouvement ouvrier, il n’y a rien. »
Perspectives et tâches
Les perspectives sont une science, mais elles ne sont pas une science exacte. De même, certaines branches de la physique peuvent faire des prédictions d’une étonnante précision – alors que d’autres sciences, comme la géologie, n’ont pas ce privilège. A ce jour, malgré tous les progrès de la sismologie, il est impossible de prédire le moment précis d’un tremblement de terre. Tout ce qu’on peut dire, c’est que telle zone géographique se situe sur une ligne de faille, et qu’un tremblement de terre s’y produira tôt ou tard.
Les choses sont encore plus compliquées dans le domaine des sciences sociales. Pour s’en convaincre, il suffit de lire les commentaires désespérés des économistes bourgeois, ces derniers mois. Il n’y pas si longtemps, ils prétendaient que leurs modèles économiques leur permettaient d’exclure la possibilité d’un effondrement économique. A présent, ils se frappent la poitrine en public. Barry Eichengreen, un historien de l’économie renommé, écrivait que « la crise a jeté le doute sur nombre de nos convictions, en matière d’économie. » Paul Krugman, Prix Nobel d’économie en 2008, a dit pour sa part que « ces trente dernières années, la théorie macroéconomique a été, au mieux, spectaculairement inutile – au pire, positivement nuisible. »
Les bourgeois ne comprennent rien. Ils ne savent pas ce qui se passe et sont dans un état de panique. Aussi prennent-ils des mesures complètement irresponsables, du point de vue de l’orthodoxie économique. C’est un signe de désespoir. La complète incapacité des économistes bourgeois à expliquer quoi que ce soit est évidente. Les marxistes, eux, avaient prévu l’inéluctabilité de la crise. En ce sens, nous étions largement supérieurs aux économistes bourgeois. Mais nous n’étions pas plus capables d’en prédire la date que les sismologues n’étaient capables de prédire le jour du tremblement de terre qui a dévasté Haïti.
Il serait erroné de demander à un document de perspectives plus qu’il ne peut donner. Ce n’est pas un plan détaillé de ce qui va se produire (ce qui est l’affaire des boules de cristal) ; c’est une hypothèse de travail. Et comme toutes les hypothèses, elle doit être constamment confrontée à la marche réelle des événements, complétée par de nouvelles données, modifiée – voire abandonnée, si nécessaire. En d’autres termes, c’est un processus d’approximations successives.
Formulons la même idée différemment. Avant qu’un général ne se lance dans une bataille, il doit d’abord élaborer un plan de bataille qui s’efforce d’anticiper comment elle se déroulera. Il prendra en considération toutes les informations disponibles, telles que ses effectifs et ceux de l’ennemi, le niveau de leur entraînement, leur moral, la puissance de feu relative des deux camps, la géographie du terrain, les éléments météorologiques, et ainsi de suite. Il essayera aussi d’anticiper les mouvements probables de l’ennemi, sa tactique, etc.
Comme le disait Napoléon, c’est là une équation très complexe, avec un nombre presque infini de variables. Ceci dit, seul un très mauvais général enverrait ses troupes dans la bataille sans un plan dûment élaboré. Mais un général encore plus mauvais serait celui qui insisterait pour qu’on s’en tienne strictement à son plan de bataille initial, sans tenir compte de tous les changements qui sont intervenus au cours du combat – et qu’il n’avait anticipés, au départ.
En révisant et en ajustant constamment nos perspectives suivant l’évolution des circonstances, nous aidons à élever notre niveau de compréhension. Notre objectif est de déterminer au mieux l’étape politique, économique et sociale que nous traversons, afin d’intervenir dans le mouvement, de nous enraciner dans la classe ouvrière et de construire l’organisation le plus efficacement possible.
Une profonde récession n’est pas la meilleure perspective, pour notre travail. La meilleure perspective – qui est la plus probable –, c’est une longue période de faible croissance accompagnée par des attaques constantes contre les niveaux de vie. De telles conditions s’accompagneront nécessairement d’une intensification de la lutte des classes. Une chose est certaine : les capitalistes ne pourront pas en revenir au boom d’après 1945. Et aujourd’hui, même une croissance reposant – de façon artificielle – sur la consommation, comme dans les années 1990, est au-delà de leurs capacités.
Lénine a écrit un article ayant pour titre Matériel combustible dans la politique mondiale. Il y a aujourd’hui du matériel combustible partout, et les conditions pour la révolution mûrissent à l’échelle mondiale.
Nous sommes entrés dans une période très convulsive, qui durera plusieurs années, comme dans l’Espagne des années 1930 à 1937. Il y aura des défaites et des reculs. Mais dans ces conditions, les masses apprendront très vite.
Bien sûr, nous ne devons pas exagérer : nous n’en sommes encore qu’au début de ce processus, qui ne sera pas simple. Nous devons être patients. Mais une chose est claire : nous assistons au moins au début d’un changement de la conscience des masses. Des millions de gens sont ouverts aux idées du marxisme, ce qui n’était pas le cas auparavant.
Dans ce contexte, l’agitation pure a une valeur limitée. Les travailleurs sérieux veulent des explications, et non des slogans. Mais à travers les victoires et les défaites, la classe ouvrière apprendra, et nos idées auront toujours plus d’écho. Nous aurons le temps de construire les forces du marxisme. Nous aurons du temps – mais pas tout le temps. Nous devons construire l’Internationale avec un sens de l’urgence.
Si nous gardons la tête froide et ne commettons pas trop d’erreurs, cette Internationale est appelée à jouer un rôle important. Nos forces sont encore très modestes. Dans beaucoup de pays, nous luttons pour établir le premier noyau de la TMI. Mais nous commençons à nous développer. Nous ne sommes plus uniquement des observateurs. Dans plusieurs pays très importants, nous prenons une part active au mouvement. Nous avons des idées correctes, les magnifiques idées du marxisme. Nous avons des tactiques et les méthodes correctes. Surtout, nous sommes déterminés à lier ces idées aux organisations de masse de la classe ouvrière. Aussi pouvons-nous être absolument confiants dans l’avenir.
Notre Internationale doit maintenir son doigt sur le pouls de l’histoire. Nous devons suivre les événements de près, en particulier la vie interne des organisations de masse. Dans Les cinq premières années de l’Internationale Communiste, Trotsky parle de « cette tendance qui grandit avec la révolution, qui est capable de prévoir son propre lendemain et son surlendemain, qui se fixe à elle-même des objectifs clairs et sait comment les atteindre. »
C’est ce dont nous avons besoin si nous voulons créer l’instrument dont la classe ouvrière a besoin pour mener à bien la transformation socialiste de la société. Nous pouvons aller de l’avant avec une confiance absolue dans les idées du marxisme, une confiance absolue dans le rôle révolutionnaire de la classe ouvrière, une confiance absolue en nous-mêmes et dans le futur de la Tendance Marxiste Internationale.
Le 5 février 2010