Ces dix dernières années, en France, la répression de la jeunesse et des travailleurs n’a pas cessé de s’intensifier : violences policières, arrestations « préventives » de militants, criminalisation de l’activité syndicale, interdictions de manifester, de se rassembler et de se réunir, etc. La répression des Gilets jaunes et celle du mouvement de solidarité avec la Palestine furent deux exemples flagrants, mais il s’agit d’une tendance lourde et permanente.

A gauche, ce constat pousse un nombre croissant de militants à considérer que la France n’est plus un régime démocratique bourgeois, mais une forme de dictature ou, a minima, une forme transitoire entre démocratie bourgeoisie et dictature. C’est le cas par exemple de Révolution Permanente, qui depuis 2015 – au moins – répète que nous sommes sous la menace imminente d’un «tournant bonapartiste» (1). Dans la terminologie marxiste, le « bonapartisme » désigne précisément une dictature militaro-policière.

Malheureusement, loin de clarifier la question de la nature et de l’orientation de l’actuel régime bourgeois, en France, les articles de Révolution Permanente sèment la confusion. A les lire, on a du mal à comprendre si ces camarades considèrent que le «tournant bonapartiste» a déjà été pris – ou s’il est encore devant nous. Par exemple, ils affirment que nous vivons dans le «cadre ultra-bonapartiste de la Ve République», mais qu’il faut néanmoins craindre un «saut bonapartiste» à court terme (2). D’un côté, ils qualifient de «régime bonapartiste» la Ve République en général (de 1958 à nos jours) ; mais d’un autre côté, ils parlent seulement de «tendances» et de «mesures bonapartistes». Dans la mesure où ils agitent la menace d’un «nouveau tournant bonapartiste», on suppose qu’un premier «tournant» a déjà été pris, mais ce n’est pas très clair. A vrai dire, c’est surtout le lecteur qui tourne en rond dans les articles de Révolution Permanente.

Le bonapartisme est un phénomène complexe. Pour l’éclairer, il faut revenir aux idées fondamentales du marxisme. C’est ce que nous ferons ici. Cela nous permettra de comprendre la nature du régime actuel, son orientation et les tâches qui en découlent pour les communistes révolutionnaires.

Répression et pouvoirs spéciaux

Contrairement à ce que suggèrent souvent les camarades de Révolution Permanente, le bonapartisme n’est pas réductible aux articles d’une Constitution – qu’il s’agisse du 49.3 ou de l’article 16, celui qui permet au Président de se doter des « pleins pouvoirs » en cas de crise majeure. En réalité, tous les régimes bourgeois, même les plus « démocratiques », sont dotés d’outils législatifs ou constitutionnels – « état d’urgence », « loi martiale », etc. – permettant à la classe dirigeante de recourir en toute « légalité » à des moyens extraordinaires pour défendre sa domination.

De même, la répression n’est pas une caractéristique propre aux seuls régimes bonapartistes. En 1891, des soldats abattaient neuf grévistes à Fourmies, dans le Nord de la France. Quinze ans plus tard, le ministre de l’Intérieur Georges Clémenceau déployait l’armée et faisait arrêter « préventivement » 146 syndicalistes afin d’enrayer la grève du 1er mai 1906. On pourrait multiplier les exemples de répression brutale au cours de cette période. Malgré cela, les marxistes – dont Lénine et Trotsky – considéraient la IIIe République française comme une démocratie bourgeoise.

Tout Etat est un Etat de classe qui consiste, en dernière analyse, en des «détachements spéciaux d’hommes en armes», selon la formule d’Engels. Leur rôle est de défendre la domination de la classe dirigeante. Sous le capitalisme, l’Etat défend toujours la domination de la bourgeoisie. Et lorsque le besoin s’en fait sentir, même le régime bourgeois le plus « démocratique » a recours à des moyens « exceptionnels », qu’il s’agisse de la loi martiale ou d’une répression violente. En un sens, ces moyens représentent des éléments de bonapartisme, mais seulement des éléments : à eux seuls, ils ne suffisent pas à déterminer le caractère politique d’un régime. En fait, il y a des éléments de bonapartisme – plus ou moins développés – dans toute démocratie bourgeoise.

Un « arbitre » entre les classes

Sur cette question, Révolution Permanente néglige trop souvent l’idée suivante, pourtant fondamentale dans l’analyse marxiste : le bonapartisme est le produit d’un certain type de rapport de forces entre les classes sociales, mais aussi entre l’appareil d’Etat (les «hommes en armes») et la classe dirigeante elle-même. Les deux choses sont étroitement liées, comme nous allons le voir.

Dans une démocratie bourgeoise, l’Etat se donne des airs « d’indépendance » et de « neutralité », mais c’est pour mieux cacher le fait qu’il est fermement contrôlé par la classe dont il sert les intérêts. La grande bourgeoisie tient tous les fils du régime « démocratique », depuis les politiciens jusqu’aux plus hauts fonctionnaires, y compris ceux de la police et de l’armée. On assiste même à d’incessants allers-retours entre le secteur privé et les sommets de l’Etat : Emmanuel Macron, ce banquier devenu président, en est un bon exemple.

Dans certaines conditions, cependant, l’appareil d’Etat peut acquérir une bien plus grande indépendance à l’égard de la bourgeoisie. C’est le cas lorsque, d’une façon ou d’une autre, un certain équilibre s’établit dans le rapport de forces entre les classes sociales – par exemple lorsque, après une phase d’intenses mobilisations, la classe ouvrière est épuisée mais n’a pas réussi à prendre le pouvoir, cependant que la classe dirigeante est incapable de continuer à diriger « comme avant ». Comme l’écrivait Engels : «Exceptionnellement, il se présente (…) des périodes où les classes en lutte sont si près de s’équilibrer que le pouvoir de l’Etat, comme pseudo-médiateur, garde pour un temps une certaine indépendance vis-à-vis de l’une et de l’autre.» (3) Profitant de cet équilibre entre les classes en lutte, l’appareil d’Etat peut se libérer dans une certaine mesure du contrôle de la bourgeoisie. C’est ce type de régime qu’on appelle « bonapartiste », en référence à celui de Napoléon Bonaparte à partir de 1799.

Un régime bonapartiste se présente comme un « arbitre » entre les classes et règne essentiellement « par l’épée », c’est-à-dire au moyen des «hommes en armes» (la police et l’armée). Il réprime le mouvement ouvrier, mais il oblige aussi la bourgeoisie à faire certaines concessions. Pour autant, ce régime ne cesse pas de défendre les intérêts fondamentaux de la classe capitaliste. Celle-ci ne contrôle plus directement le pouvoir, mais elle reste néanmoins la classe dirigeante dans la société. En ce sens, on peut dire qu’un régime bonapartiste s’émancipe du contrôle de la bourgeoisie dans le but de consolider le règne de la bourgeoisie elle-même, qui pour cette raison y consent avec plus ou moins d’enthousiasme.

Poutine, de Gaulle et Pinochet

Poutine Pinochet De Gaulle

Le régime de Vladimir Poutine en est un bon exemple. A la fin des années 1990, après la restauration du capitalisme en URSS, la classe ouvrière russe était paralysée par la direction du Parti Communiste, cependant que la jeune bourgeoisie russe, rongée par le gangstérisme, était incapable de maintenir un régime démocratique bourgeois stable. L’armée et les services de sécurité ont alors pris les choses en main, sous la direction du directeur des services de renseignement : Vladimir Poutine. Une fois président, ce dernier a mis au pas la bourgeoisie russe et a réprimé certains oligarques, dans le but de défendre les intérêts fondamentaux de la classe dirigeante et de stabiliser le capitalisme russe.

En 2009, un incident a illustré de façon frappante ce qu’est un régime bonapartiste. Suite à la crise financière de 2008, une entreprise appartenant à l’oligarque Oleg Deripaska a annoncé la fermeture d’une de ses usines. Ses travailleurs se sont mis en grève ; leur mobilisation pouvait donner le signal d’un mouvement général de la classe ouvrière russe. Vladimir Poutine a alors convoqué les propriétaires, y compris Deripaska, à une réunion qui s’est tenue sur le site de l’usine et qui était retransmise à la télévision. Deripaska s’est fait traiter d’«incompétent» par le président russe, qui se comportait comme un proviseur face à un collégien turbulent. Humilié devant des millions de Russes, l’oligarque a été contraint de signer sur le champ un accord garantissant le maintien des emplois menacés. A travers cette mise en scène, Poutine s’en prenait à un patron dans le but de défendre les intérêts fondamentaux de toute la bourgeoisie. En jouant ce rôle d’arbitre entre les classes, il envoyait le message suivant à la classe ouvrière russe : à quoi bon faire grève si « l’homme fort » du Kremlin défend vos emplois ?

Au XXe siècle, des régimes bonapartistes ont existé dans de nombreux pays capitalistes. Ils n’étaient pas tous identiques. Entre 1958 et 1968, le général de Gaulle a dirigé un régime bonapartiste particulièrement faible. La combinaison de la guerre d’Algérie, de la crise politique de la IVe République et d’une classe ouvrière paralysée par ses dirigeants staliniens a permis à de Gaulle d’instaurer une nouvelle République au sommet de laquelle il jouait le rôle d’« arbitre ». Comme on l’a vu plus haut, Révolution Permanente insiste sur le «cadre ultra-bonapartiste» de la Ve République concoctée par De Gaulle. Mais c’est passer à côté de l’essentiel : la « faiblesse » de la classe ouvrière était alors très relative et temporaire, de sorte que le régime gaulliste ne pouvait pas éliminer complètement l’ensemble des droits démocratiques des travailleurs, sans parler d’interdire le puissant Parti Communiste Français. En fait, le régime gaulliste dépendait dans une assez large mesure de la complicité des dirigeants staliniens du PCF – dans un contexte où la bureaucratie soviétique, à Moscou, voyait d’un très bon œil l’anti-américanisme officiel du régime gaulliste.

A l’inverse, le régime bonapartiste du général Pinochet, au Chili, fut une dictature extrêmement brutale. Le coup d’Etat du 11 septembre 1973 fut le résultat de la paralysie de la classe ouvrière chilienne après trois années de mobilisations révolutionnaires. Les travailleurs chiliens auraient pu prendre le pouvoir si les dirigeants sociaux-démocrates et staliniens ne s’y étaient pas opposés de toutes leurs forces. Dans la foulée du coup d’Etat, les généraux chiliens ont soumis les travailleurs à un régime de terreur comparable à celui d’un Etat fasciste : toutes les organisations ouvrières furent interdites, des dizaines de milliers de personnes furent arrêtées et des milliers furent exécutées sommairement.

Un régime « fort » ?

Un régime bonapartiste peut sembler très solide ; il fait d’ailleurs tout pour le paraître. Mais en réalité, il dépend du maintien de l’équilibre – plus ou moins précaire – entre les classes. Comme le soulignait Trotsky dans sa magistrale Histoire de la révolution russe : «Si l’on plante symétriquement deux fourchettes dans un bouchon, celui-ci, après avoir fortement oscillé, finira par tenir en équilibre même sur la tête d’une épingle: nous avons là le modèle mécanique du suprême arbitre bonapartiste. Le degré de solidité d’un pareil pouvoir, si l’on fait abstraction des conditions internationales, est déterminé par la stabilité de l’équilibre des classes antagonistes à l’intérieur du pays.»

Lorsque cet équilibre est bouleversé par une résurgence de la lutte des classes, le régime bonapartiste peut rapidement s’effondrer. Ainsi, le régime gaulliste fut balayé par la grève générale de mai-juin 1968. Seule la trahison des dirigeants du PCF et de la CGT, à l’époque, empêcha la classe ouvrière de prendre le pouvoir, ce qui permit à la bourgeoisie de reprendre le contrôle de la situation. Elle conserva le «cadre ultra-bonapartiste de la Ve république» (selon la formule superficielle de Révolution Permanente), mais le bouleversement du rapport de forces entre les classes obligea le grand patronat français à mener sa politique réactionnaire dans le cadre d’une démocratie bourgeoise assez classique et dirigée par le banquier d’affaires Georges Pompidou. Depuis, la classe dirigeante française s’est toujours appuyée sur la démocratie bourgeoise.

Des dictatures bonapartistes bien plus brutales que celle du général de Gaulle ont été balayées, elles aussi, par des mobilisations de masse. En Corée du Sud, les généraux ont régné pendant près de trois décennies – de 1961 à 1988 – en soumettant la classe ouvrière à un régime de terreur. En 1980, un soulèvement fut écrasé dans le sang dans la ville de Gwangju : entre 600 et 2000 personnes furent massacrées par l’armée. Mais cet événement était le signe avant-coureur du réveil de la classe ouvrière sud-coréenne. Après des années d’intense lutte des classes, les généraux furent contraints de transférer le pouvoir à des politiciens bourgeois « normaux », qui conservèrent néanmoins de nombreux dispositifs législatifs mis en place sous la dictature.

Le rôle des réformistes

Comme l’expliquait le marxiste Ted Grant en 1946, les régimes démocratiques bourgeois « ont tous certains traits spécifiques en commun. Ces traits sont décisifs du point de vue de la classification marxiste des types de régimes. Toutes les démocraties bourgeoisies ont des organisations ouvrières indépendantes, des syndicats, des partis politiques, des associations, etc., avec les droits correspondants : droit de grève, droit de manifester, liberté d’expression, etc., et tous les autres droits qui furent le résultat de la lutte de classe passée. Ajoutons ici que la perte d’un de ces droits n’est pas décisive, en elle-même, pour notre analyse d’un régime : c’est l’ensemble des rapports qui est le facteur déterminant.»

Ted Grant speaking Ted Grant ajoutait une remarque décisive : « Là où [les organisations ouvrières] existent et jouent un rôle important (en France et en Italie elles sont plus fortes que jamais), la bourgeoisie règne par l’entremise des dirigeants de ces organisations.» (4)

Pour déterminer la nature du régime actuel, en France, il suffit de poser la question : quel facteur a joué le rôle principal dans le maintien de Macron au pouvoir depuis 2017 ? Est-ce l’usage de la force ou l’épuisement de la classe ouvrière ? Ni l’un, ni l’autre. L’élément déterminant fut la politique de sabotage systématique des grandes mobilisations de la classe ouvrière par les dirigeants réformistes – et d’abord par ceux des confédérations syndicales.

Par exemple, il est vrai que le gouvernement Macron a brutalement réprimé le mouvement des Gilets jaunes. Mais l’élan donné par ce magnifique mouvement aurait pu aboutir au renversement du gouvernement Macron si les dirigeants du mouvement syndical avaient jeté toutes leurs forces dans la bataille et mis à l’ordre du jour un vaste mouvement de grèves reconductibles. Comme nous l’écrivions en décembre 2018, le mouvement des Gilets jaunes a placé le pays « au seuil d’une crise révolutionnaire ». Or c’est précisément ce qui effrayait au plus haut point les dirigeants réformistes des syndicats. Au lieu de mobiliser la classe ouvrière, ils ont approuvé à demi-mot la répression des Gilets jaunes et ont tout fait pour tenir un maximum de travailleurs à l’écart du mouvement.

On peut dire la même chose à propos du puissant mouvement de 2023 contre la réforme des retraites – et d’autres mouvements encore, ces vingt dernières années. Le conservatisme délibéré et calculé des dirigeants réformistes est un élément central de la démocratie bourgeoise, en France comme ailleurs.

Contrairement à ce qu’affirme Révolution Permanente, la grande bourgeoisie française ne se dispose pas – pour le moment – à s’engager dans un «saut bonapartiste» retombant dans les bottes d’une dictature militaro-policière. Et pour cause : loin d’être épuisée, la classe ouvrière dispose toujours de réserves de forces et de combativité considérables. La majeure partie du salariat n’a pas participé aux mobilisations de ces dernières années, précisément du fait de la politique conservatrice des directions syndicales, qui craignent qu’un mouvement trop massif n’échappe à leur contrôle. Si elle tentait d’instaurer une dictature bonapartiste, la bourgeoisie française provoquerait une mobilisation des travailleurs potentiellement incontrôlable.

C’est exactement ce qu’il s’est passé en Corée du Sud en décembre dernier. La proclamation de la loi martiale par le président Yoon a provoqué des mobilisations explosives. Les masses sont descendues spontanément dans les rues pour bloquer les convois militaires, cependant que les dirigeants de la principale confédération syndicale étaient contraints de proclamer une grève générale, sous la pression des événements. L’écrasante majorité de la bourgeoisie sud-coréenne a dû condamner la tentative de coup d’Etat. Les impérialistes américains ont fait de même. Tous comprennent qu’il est dangereux de provoquer ainsi la puissante classe ouvrière sud-coréenne. De leur point de vue, mieux vaut compter sur les dirigeants réformistes et petit-bourgeois du Parti libéral et des syndicats réformistes. A l’heure où nous écrivons ces lignes, la bourgeoisie sud-coréenne a toutes les peines du monde à calmer la masse de la population, dont la défiance et la combativité ont été stimulées par l’aventurisme bonapartiste de Yoon. Ces événements ont été observés attentivement par les classes dirigeantes du monde entier, y compris la bourgeoisie française.

Un régime démocratique « plus large » ?

Nous ne disons pas qu’un régime bonapartiste est impossible en France. Si la classe ouvrière ne parvient pas à prendre le pouvoir au cours des prochaines années, le moment viendra où les conditions d’un tel régime seront créées. Mais ces conditions n’existent pas à ce stade. En agitant sans cesse la menace d’un « tournant bonapartiste » à court terme, les dirigeants de Révolution Permanente se trompent lourdement sur la dynamique de la lutte des classes et sur les perspectives immédiates qui en découlent.

Comme souvent, cette erreur est liée à un manque de confiance dans la capacité des travailleurs à prendre le pouvoir et transformer la société. Prenons l’exemple – parmi tant d’autres – d’un article publié par Révolution Permanente en avril 2023 et intitulé : « Face à la radicalisation autoritaire, pour une réponse démocratique radicale par en bas ». Après avoir souligné que le communisme est la « seule réponse progressiste et viable à la crise » du capitalisme, l’auteur de cet article, Juan Chingo, écrivait la chose suivante :

«Mais la réalité c’est que nous ne sommes pas encore en condition de remplacer Macron par “un gouvernement des travailleuses et des travailleurs, des classes populaires et de toutes et tous les exploités et opprimés, en rupture avec le capitalisme”. La majorité des travailleurs, en dépit de leur détestation croissante des institutions existantes, se situe encore sur le terrain de la démocratie bourgeoise. L’urgence du moment passe par combattre de façon décidée le projet bourgeois d’un Etat toujours plus autoritaire, dirigé contre tous les exploités et opprimés. Mais pour reconquérir tout ce qui a été perdu dans la radicalisation autoritaire, nous ne pouvons pas revenir aux combinaisons parlementaires de la IIIe ou de la IVe République comme le proposent les partisans de la France Insoumise. Plutôt que d’espérer le retour à des démocraties impérialistes renouvelées, nous devons nous inspirer de ce qui a fait toute la radicalité de la Révolution française, à commencer par 1793. (...) Un régime démocratique, plus large, qui sache en finir avec la séparation croissante entre gouvernants et gouvernés, où les premiers monopolisent le pouvoir de décision durant leur mandat, excluant ainsi les électeurs des affaires publiques, accélérerait l’éducation politique des travailleurs et des classes populaires et faciliterait la lutte pour un gouvernement des travailleurs.»

S’ensuit une description détaillée de ce « régime démocratique plus large » : suppression du Sénat et de la fonction présidentielle ; élection des députés pour deux ans et à la proportionnelle intégrale ; révocabilité des députés, dont les indemnités ne dépasseraient pas celles d’un ouvrier qualifié, etc.

Tout ceci est très sympathique, mais il y a un gros problème : ce « régime démocratique plus large », dont Révolution Permanente fait l’axe central de son programme, serait toujours un régime bourgeois, un régime reposant sur la propriété privée des moyens de production, de sorte que l’Etat y serait toujours au service des capitalistes. Il reposerait toujours sur l’abyssale «séparation» entre «gouvernants et gouvernés», capitalistes et travailleurs, milliardaires et salariés au Smic.

Comme le rappelait Lénine dans L’Etat et la révolution : « Nous sommes pour la république démocratique en tant que meilleure forme d’Etat pour le prolétariat en régime capitaliste ; mais nous n’avons pas le droit d’oublier que l’esclavage salarié est le lot du peuple, même dans la république bourgeoise la plus démocratique. Ensuite, tout Etat est un “pouvoir spécial de répression” dirigé contre la classe opprimée. Par conséquent, aucun Etat n’est ni libre, ni populaire. » Ceci vaut aussi, bien sûr, pour le régime démocratique « plus large » que les dirigeants de Révolution Permanente appellent de leurs vœux.

Encore une fois, cette erreur opportuniste découle d’un manque de confiance dans la classe ouvrière. Puisque la « majorité des travailleurs (...) se situe encore sur le terrain de la démocratie bourgeoise », il faudrait leur proposer de lutter non pour l’expropriation des grands capitalistes, mais seulement – dans un premier temps – pour une démocratie bourgeoise « plus large ». Cela revient à renoncer au devoir élémentaire des marxistes, qui est de toujours lier étroitement les revendications «partielles», démocratiques ou autres, à la nécessité de renverser le capitalisme et de réorganiser la société sur des bases socialistes.

Il est vrai que la «majorité des travailleurs» n’est pas encore prête à lutter massivement pour le programme de la révolution socialiste. Ce n’est que lors d’une révolution, par définition, que les masses ouvrières peuvent s’engager dans cette voie et prendre le pouvoir – à une condition : qu’elles disposent d’un parti révolutionnaire suffisamment solide et enraciné. Ce parti doit être construit bien avant que la «majorité des travailleurs» ne s’oriente vers le pouvoir, et il doit être construit dans les couches les plus conscientes de notre classe – sur la base du programme, des méthodes et des idées marxistes. Révolution Permanente fait tout l’inverse : cette petite organisation prétend s’adresser à la «majorité des travailleurs», et à cette fin range le drapeau d’Octobre 1917, le remplace par celui (glorieux, mais bourgeois) de 1793, milite pour un régime démocratique bourgeois «plus large» – bref, sombre dans le bourbier de l’opportunisme.

Face au renforcement de la répression et des éléments de bonapartisme au sein de la démocratie bourgeoise, les communistes révolutionnaires doivent défendre énergiquement tous les droits démocratiques de la classe ouvrière et souligner l’énorme responsabilité des dirigeants réformistes du mouvement ouvrier dans la remise en cause de ces droits. Cependant, nous ne devons jamais entretenir d’illusions ou laisser planer la moindre ambiguïté : seule la révolution socialiste permettra de réaliser une véritable démocratie, dans laquelle les travailleurs pourront non seulement élire leurs représentants politiques, mais aussi contrôler et planifier l’économie, pour enfin garantir la satisfaction des besoins de l’ensemble de la population.


1) Par exemple dans « Répression et tournant bonapartiste dans la France de Hollande et Valls », le 26 mai 2015

2) Dans « Barnier censuré : il faut une réponse ouvrière pour dégager Macron et imposer une Assemblée unique ! », le 4 décembre 2024

3) Dans L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat (1884).

4) Ted Grant, « Démocratie ou bonapartisme en Europe ? », 1946.

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