Préface

Le titre de cet ouvrage peut surprendre au premier abord. Réforme sociale ou révolution ? La social-démocratie peut-elle donc être contre les réformes sociales ? Ou peut-elle opposer la révolution sociale, le bouleversement de l’ordre établi, qui est son but final, à la réforme sociale ? Assurément non ! Pour la social-démocratie, lutter à l’intérieur même du système existant, jour après jour, pour les réformes, pour l’amélioration de la situation des travailleurs, pour des institutions démocratiques, c’est la seule manière d’engager la lutte de classe prolétarienne et de s’orienter vers le but final, c’est-à-dire de travailler à conquérir le pouvoir politique et à abolir le système du salaire. Entre la réforme sociale et la révolution, la social-démocratie voit un lien indissoluble : la lutte pour la réforme étant le moyen, et la révolution sociale le but.

Ces deux éléments du mouvement ouvrier, nous les trouvons opposés pour la première fois dans les thèses d’Edouard Bernstein, telles qu’elles sont exposées dans ses articles sur les " Problèmes du socialisme ", parus dans la Neue Zeit en 1897-1898, ou encore dans son ouvrage intitulé : Die Vorausssetzungen des Sozialismus und die Aufgaben der Sozialdemokratie [1]. Sa théorie tout entière tend pratiquement à une seule chose : à nous faire abandonner le but final de la social-démocratie, la révolution sociale, et à faire inversement de la réforme sociale, simple moyen de la lutte de classe, son but ultime. Bernstein lui-même a formulé ses opinions de la façon la plus nette et la plus caractéristique, écrivant : " Le but final, quel qu’il soit, n’est rien, le mouvement est tout ".

Or, le but final du socialisme est le seul élément décisif distinguant le mouvement socialiste de la démocratie bourgeoise et du radicalisme bourgeois, le seul élément qui, plutôt que de donner au mouvement ouvrier la vaine tâche de replâtrer le régime capitaliste pour le sauver, en fait une lutte de classe contre ce régime, pour l’abolition de ce régime ; ceci étant, l’alternative posée par Bernstein : " réforme sociale ou révolution " équivaut pour la social-démocratie à la question : être ou ne pas être.

Dans la controverse avec Bernstein et ses partisans, ce qui est en jeu - et chacun, dans le parti, doit en être conscient - c’est non pas telle ou telle méthode de lutte, non pas l’emploi de telle ou telle tactique, mais l’existence tout entière du mouvement socialiste.

Or, il est doublement important pour les travailleurs d’en avoir conscience parce que c’est d’eux, très précisément, qu’il s’agit et de leur influence dans le mouvement, parce que c’est leur propre peau qu’on veut vendre ici. Le courant opportuniste à l’intérieur du parti, qui a trouvé, grâce à Bernstein, sa formulation théorique, n’est rien d’autre qu’une tentative inconsciente d’assurer la prédominance aux éléments petit-bourgeois venus au parti, et d’infléchir la pratique, de transformer les objectifs du parti dans leur esprit.

L’alternative : réforme sociale ou révolution, but final ou mouvement, est, sous une autre face, l’alternative du caractère petit-bourgeois ou prolétarien du mouvement ouvrier.

1.1 La méthode opportuniste

S’il est vrai que les théories sont les images des phénomènes du monde extérieur reflétées dans le cerveau humain, il faut ajouter, en ce qui concerne les thèses de Bernstein, que ce sont des images renversées. La thèse de l’instauration du socialisme par le moyen de réformes sociales, après l’abandon définitif des réformes en Allemagne ! La thèse d’un contrôle des syndicats sur la production - après la défaite des constructeurs de machines anglais ! La thèse d’une majorité parlementaire socialiste - après la révision de la constitution saxonne et les attentats contre le suffrage universel au Reichstag [2]. Cependant, l’essentiel de la théorie de Bernstein n’est pas sa conception des tâches pratiques de la social-démocratie ; ce qui compte, c’est la tendance objective de l’évolution de la société capitaliste et qui va de pair avec cette conception. D’après Bernstein, un effondrement total du capitalisme est de plus en plus improbable, parce que d’une part le système capitaliste fait preuve d’une capacité d’adaptation de plus en plus grande, et que, d’autre part, la production est de plus en plus différenciée. D’après Bernstein, la capacité d’adaptation du capitalisme se manifeste :
1. Dans le fait qu’il n’y a plus de crise générale ; ceci, on le doit au développement du crédit, des organisations patronales, des communications, et des services d’information ;
2. Dans la survie tenace des classes moyennes, résultat de la différenciation croissante des branches de la production et de l’élévation de larges couches du prolétariat au niveau des classes moyennes ;
3. Enfin, dans l’amélioration de la situation économique et politique du prolétariat, grâce à l’action syndicale.

Ces observations entraînent des conséquences générales pour la lutte pratique de la social-démocratie : celle-ci, selon Bernstein, ne doit pas viser à conquérir le pouvoir politique, mais à améliorer la situation de la classe ouvrière et à instaurer le socialisme non pas à la suite d’une crise sociale et politique, mais par une extension graduelle du contrôle social de l’économie et par l’établissement progressif d’un système de coopératives.

Bernstein lui-même ne voit rien de nouveau dans ces thèses. Il pense tout au contraire qu’elles sont conformes aussi bien à certaines déclarations de Marx et d’Engels qu’à l’orientation générale prise jusqu’à présent par la social-démocratie.

Il est cependant incontestable que la théorie de Bernstein est en contradiction absolue avec les principes du socialisme scientifique. Si le révisionnisme consistait seulement à prédire une évolution du capitalisme beaucoup plus lente que l’on a coutume de se la figurer, on pourrait seulement en déduire un ajournement de la conquête du pouvoir par le prolétariat ; dans la pratique, il en résulterait simplement un ralentissement de la lutte.

Mais il ne s’agit pas de cela. Ce que Bernstein remet en cause, ce n’est pas la rapidité de l’évolution, mais l’évolution elle-même de la société capitaliste et de ce fait même le passage au socialisme. Dans la thèse socialiste affirmant que le point de départ de la révolution socialiste serait une crise générale et catastrophique, il faut à notre avis distinguer deux choses : l’idée fondamentale qu’elle contient et sa forme extérieure.

L’idée est celle-ci : on suppose que le régime capitaliste fera naître de lui-même, à partir de ses propres contradictions internes, le moment où son équilibre sera rompu et où il deviendra proprement impossible. Que l’on ait imaginé ce moment sous la forme d’une crise commerciale générale et catastrophique, on avait de bonnes raisons de le faire, mais c’est finalement un détail accessoire pour l’idée fondamentale elle-même. En effet, le socialisme scientifique s’appuie, on le sait, sur trois données du capitalisme :
1. sur l’anarchie croissante de l’économie capitaliste qui en entraînera fatalement l’effondrement ;
2. sur la socialisation croissante du processus de la production qui crée les premiers fondements positifs de l’ordre social à venir ;
3. enfin sur l’organisation et la conscience de classe croissantes du prolétariat qui constituent l’élément actif de la révolution imminente.

Bernstein élimine le premier de ces fondements du socialisme scientifique : il prétend que l’évolution du capitalisme ne s’oriente pas dans le sens d’un effondrement économique général. De ce fait, ce n’est pas une forme déterminée de l’écroulement du capitalisme qu’il rejette, mais cet écroulement lui-même. Il écrit textuellement : " On pourrait objecter que lorsqu’on parle de l’écroulement de la société actuelle, on a autre chose en vue qu’une crise commerciale générale et plus forte que les autres, à savoir un écroulement complet du système capitaliste par suite de ses propres contradictions. "

Il réfute cette objection en ces termes : " Un écroulement complet et à peu près général du système de production actuel est, du fait du développement croissant de la société, non pas plus probable, mais plus improbable, parce que celui-ci accroît d’une part, la capacité d’adaptation, et d’autre part - ou plutôt simultanément - la différenciation de l’industrie. " (Neue Zeit, 1897-1898, V, 18, p. 555).

Mais alors une grande question se pose : atteindrons-nous le but final où tendent nos aspirations et, si oui, pourquoi et comment ? Pour le socialisme scientifique la nécessité historique de la révolution socialiste est surtout démontrée par l’anarchie croissante du système capitaliste qui enferme celui-ci dans une impasse. Mais si l’on admet l’hypothèse de Bernstein : l’évolution du capitalisme ne s’oriente pas dans le sens de l’effondrement - alors le socialisme cesse d’être une nécessité objective. Il ne reste plus, des fondements scientifiques du socialisme, que les deux autres données du système capitaliste : la socialisation du processus de production et la conscience de classe du prolétariat. C’est bien, en effet, ce à quoi Bernstein faisait allusion dans le passage suivant : " [Refuser l’effondrement de la thèse du capitalisme] n’affaiblit aucunement la force de conviction de la pensée socialiste. Car en examinant de plus près tous les facteurs d’élimination ou de modification des anciennes crises, nous constatons qu’ils sont tout simplement les prémisses ou même les germes de la socialisation de la production et de l’échange " (Neue Zeit, 1897-1898, V, n° 18, page 554).

Il suffit d’un coup d’œil pour apercevoir l’inexactitude de ces conclusions. Les phénomènes désignés par Bernstein comme étant les signes de l’adaptation du capitalisme : les cartels, le crédit, les moyens de communication perfectionnés, l’élévation du niveau de vie de la classe ouvrière, signifient simplement ceci : ils abolissent, ou du moins atténuent, les contradictions internes de l’économie capitaliste, les empêchent de se développer et de s’exaspérer. Ainsi la disparition des crises signifie l’abolition de l’antagonisme entre la production et l’échange sur une base capitaliste ; ainsi l’élévation du niveau de vie de la classe ouvrière soit comme telle, soit dans la mesure où une partie des ouvriers passe à la classe moyenne, signifie l’atténuation de l’antagonisme entre le capital et le travail. Si les cartels, le système du crédit, les syndicats, etc., abolissent les contradictions capitalistes, sauvant ainsi le système capitaliste de la catastrophe (c’est pourquoi Bernstein les appelle les " facteurs d’adaptation ") comment peuvent-ils en même temps constituer les " prémisses ou même les germes " du socialisme ? Il faut sans doute comprendre qu’ils font ressortir plus nettement le caractère social de la production. Mais en en conservant la forme capitaliste ils rendent superflu le passage de cette production socialisée à la production socialiste. Aussi peuvent-ils être des prémisses et des germes du socialisme au sens théorique et non pas au sens historique du terme, phénomènes dont nous savons, par notre conception du socialisme, qu’ils sont apparentés avec lui mais ne suffisent pas à l’instaurer et moins encore à le rendre superflu. Il ne reste donc plus, comme fondement du socialisme, que la conscience de classe du prolétariat. Mais même celle-ci ne reflète plus sur le plan intellectuel les contradictions internes toujours plus flagrantes du capitalisme ou l’imminence de son effondrement, puisque les " facteurs d’adaptation " empêchent celui-ci de se produire ; elle se réduit donc à un idéal, dont la force de conviction ne repose plus que sur les perfections qu’on lui attribue.

En un mot, cette théorie fait reposer le socialisme sur la " connaissance pure " autrement dit en termes clairs, il s’agit d’un fondement idéaliste du socialisme, excluant la nécessité historique : le socialisme ne s’appuie plus sur le développement matériel de la société. La théorie révisionniste est confrontée à une alternative : ou bien la transformation socialiste de la société est la conséquence, comme auparavant, des contradictions internes du système capitaliste, et alors l’évolution du système inclut aussi le développement de ses contradictions, aboutissant nécessairement un jour ou l’autre à un effondrement sous une forme ou sous une autre ; en ce cas, même les " facteurs d’adaptation " sont inefficaces, et la théorie de la catastrophe est juste. Ou bien les " facteurs d’adaptation " sont capables de prévenir réellement l’effondrement du système capitaliste et d’en assurer la survie, donc d’abolir ces contradictions, en ce cas, le socialisme cesse d’être une nécessité historique ; il est alors tout ce que l’on veut sauf le résultat du développement matériel de la société. Ce dilemme en engendre un autre : ou bien le révisionnisme a raison quant au sens de l’évolution du capitalisme - en ce cas la transformation socialiste de la société est une utopie ; ou bien le socialisme n’est pas une utopie, et en ce cas la théorie des " facteurs d’adaptation " ne tient pas.

That is the question : c’est là toute la question.

1.2 Adaptation du capitalisme

Les moyens d’adaptation les plus efficaces de l’économie capitaliste sont l’institution du crédit, l’amélioration des moyens de communication, et les organisations patronales [3].

Commençons par le crédit. De ses multiples fonctions dans l’économie capitaliste, la plus importante consiste à accroître la capacité d’extension de la production et à faciliter l’échange. Au cas où la tendance interne de la production capitaliste à un accroissement illimité se heurte aux limites de la propriété privée, aux dimensions restreintes du capital privé, le crédit apparaît comme le moyen de surmonter ces limites dans le cadre du capitalisme ; il intervient pour concentrer un grand nombre de capitaux privés en un seul - c’est le système des sociétés par actions - et pour assurer aux capitalistes la disposition de capitaux étrangers - c’est le système du crédit industriel. Par ailleurs, le crédit commercial accélère l’échange des marchandises, donc le reflux du capital dans le circuit de la production. On se rend aisément compte de l’influence qu’exercent ces deux fonctions essentielles du crédit sur la formation des crises. On sait que les crises résultent de la contradiction entre la capacité d’extension, la tendance à l’expansion de la production d’une part, et la capacité de consommation restreinte du marché d’autre part ; en ce sens le crédit est précisément, nous l’avons vu plus haut, le moyen spécifique de faire éclater cette contradiction aussi souvent que possible. Tout d’abord, il augmente la capacité d’extension de la production dans des proportions gigantesques ; il est la force motrice interne qui la pousse à dépasser constamment les limites du marché. Mais il frappe de deux côtés. En sa qualité de facteur de la production, il a contribué à provoquer la surproduction ; en sa qualité de facteur d’échange il ne fait, pendant la crise, qu’aider à la destruction radicale des forces productives qu’il a lui-même mises en marche. Dès les premiers symptômes d’engorgement du marché, le crédit fond ; il abandonne la fonction de l’échange précisément au moment où celui-ci serait indispensable ; il révèle son inefficacité et son inutilité quand il existe encore, et contribue au cours de la crise à réduire au minimum la capacité de consommation du marché. Nous avons cité les deux effets principaux du crédit ; il agit encore diversement sur la formation des crises. Non seulement il offre au capitaliste la possibilité de recourir aux capitaux étrangers, mais encore il l’encourage à faire un usage hardi et sans scrupules de la propriété d’autrui, autrement dit il l’incite à des spéculations hasardeuses. Ainsi, en qualité de facteur secret d’échange de marchandises, non seulement il aggrave la crise, mais encore il facilite son apparition et son extension, en faisant de l’échange un mécanisme extrêmement complexe et artificiel, ayant pour base réelle un minimum d’argent métallique ; de ce fait, il provoque, à la moindre occasion, des troubles dans ce mécanisme. Ainsi le crédit, loin de contribuer à abolir ou même à atténuer les crises, en est au contraire un agent puissant. Il ne peut d’ailleurs en être autrement. La fonction spécifique du crédit consiste - très généralement parlant - à corriger tout ce que le système capitaliste peut avoir de rigidité en y introduisant toute l’élasticité possible, à rendre toutes les forces capitalistes extensibles, relatives et sensibles. Il ne fait évidemment ainsi que faciliter et qu’exaspérer les crises, celles-ci étant définies comme le heurt périodique entre les forces contradictoires de l’économie capitaliste.

Ceci nous amène à une autre question : comment le crédit peut-il apparaître comme un " facteur d’adaptation " du capitalisme ? Sous quelque forme qu’on s’imagine cette adaptation, sa fonction ne pourrait consister qu’à réduire un antagonisme quelconque du capitalisme, à en résoudre ou en atténuer une contradiction en débloquant des forces grippées à tel ou tel point du mécanisme. Or, s’il existe un moyen d’exaspérer au plus haut point les contradictions de l’économie capitaliste actuelle, c’est bien le crédit. Il aggrave la contradiction entre le mode de production et le mode d’échange en favorisant au maximum la tendance à l’expansion de la production, tout en paralysant l’échange à la moindre occasion. Il aggrave la contradiction entre le mode de production et le mode d’appropriation en séparant la production de la propriété, en transformant le capital en capital social ; mais par ailleurs en donnant à une partie du profit la forme d’intérêt du capital, donc en le réduisant à être un simple titre de propriété. Il aggrave la contradiction entre les rapports de propriété et les rapports de production, en expropriant un grand nombre de petits capitalistes et en concentrant entre les mains de quelques-uns des forces productives considérables. Il aggrave la contradiction entre le caractère social de la production et le caractère privé de la propriété capitaliste en rendant nécessaire l’intervention de l’Etat dans la production (création de sociétés par actions).

En un mot, le crédit ne fait que reproduire les contradictions cardinales du capitalisme, il les exaspère, il accélère l’évolution qui en précipitera l’anéantissement, l’effondrement. Le premier moyen d’adaptation du capitalisme quant au crédit devait être la suppression du crédit, l’abolition de ses effets. Tel qu’il est, celui-ci ne constitue nullement un moyen d’adaptation, mais un facteur de destruction à l’effet profondément révolutionnaire. Ce caractère révolutionnaire qui conduit le crédit à dépasser le capitalisme n’a-t-il pas été jusqu’à inspirer des plans de réforme d’esprit plus ou moins socialiste ? Il n’est qu’à voir ce grand représentant du crédit qu’est en France un Isaac Péreire [4] et que ces plans de réforme font apparaître, selon Marx, à moitié comme un prophète et à moitié comme une canaille.

Tout aussi fragile apparaît, quand on l’examine de plus près, le deuxième facteur d’adaptation de la production - les organisations patronales. D’après la théorie de Bernstein, elles doivent, en réglementant la production, mettre fin à l’anarchie et prévenir l’apparition des crises. Sans doute le développement des cartels et des trusts est-il un phénomène dont on n’a pas encore étudié toutes les diverses conséquences économiques. Il constitue un problème qu’on ne peut résoudre qu’à l’aide de la doctrine marxiste. En tout cas une chose est certaine : les associations patronales ne réussiraient à endiguer l’anarchie capitaliste que dans la mesure où les cartels, les trusts, etc., deviendraient, au moins approximativement, une forme de production généralisée ou dominante. Or la nature même des cartels l’interdit. Le but économique final et l’action des organisations consistent, en excluant la concurrence à l’intérieur d’une branche de la production, à influer sur la répartition de la masse du profit réalisée sur le marché de manière à augmenter la part de cette branche d’industrie. L’organisation ne peut augmenter le taux de profit dans une branche d’industrie qu’aux dépens des autres, c’est précisément pourquoi elle ne peut être généralisée. Étendue à toutes les branches d’industrie importantes, elle annule elle-même son effet.

Mais même dans les limites de leur application pratique les associations patronales sont bien loin de supprimer l’anarchie, au contraire. Les cartels n’obtiennent ordinairement cette augmentation du profit sur le marché intérieur qu’en faisant rapporter pour l’étranger à un taux de profit bien inférieur la part du capital excédentaire qu’ils ne peuvent utiliser pour les besoins intérieurs, c’est-à-dire en vendant leurs marchandises à l’étranger à meilleur marché qu’à l’intérieur du pays. Il en résulte une aggravation de la concurrence à l’étranger, un renforcement de l’anarchie sur le marché mondial, c’est-à-dire précisément le contraire de ce que l’on se proposait d’obtenir. C’est ce que prouve, entre autres, l’histoire de l’industrie mondiale du sucre.

Enfin, et plus généralement en leur qualité de phénomènes liés au mode de production capitaliste, les associations patronales ne peuvent être considérées que comme un stade provisoire, comme une phase déterminée du développement capitaliste. En effet, les cartels ne sont rien d’autre au fond qu’un palliatif à la baisse fatale du taux de profit dans certaines branches de production. Quelles méthodes utilisent les cartels à cet effet ? Il ne s’agit au fond que de la mise en jachère d’une partie du capital accumulé, c’est-à-dire de la même méthode employée sous une autre forme dans les crises. Or, du remède à la maladie il n’y a qu’une différence de degré, et le remède ne peut passer pour un moindre mal que pendant un certain temps. Le jour où les débouchés viendront à diminuer, le marché mondial étant développé au maximum et épuisé par la concurrence des pays capitalistes, - et l’on ne peut nier que ce mouvement arrivera tôt ou tard - alors la mise en jachère partielle et forcée du capital prendra des dimensions considérables : le remède deviendra le mal même et le capital fortement socialisé par l’organisation et la concentration se transformera de nouveau en capital privé. En présence de difficultés accrues pour se faire une place sur le marché, chaque portion privée du capital préférera tenter seule sa chance. À ce moment-là, les organisations crèveront comme des bulles de savon, laissant la place à une concurrence aggravée [5].

Dans l’ensemble les cartels, tout comme le crédit, apparaissent donc comme des phases déterminées du développement qui ne font, en dernière analyse, qu’accroître encore l’anarchie du monde capitaliste, manifestant en eux-mêmes et portant à maturité toutes ses contradictions internes. Ils aggravent l’antagonisme existant entre le mode de production et le mode d’échange en exaspérant la lutte entre les producteurs et les consommateurs ; nous en voyons un exemple aux Etats-Unis d’Amérique. Ils aggravent en outre la contradiction entre le mode de production et le mode d’appropriation en opposant à la classe ouvrière, de la manière la plus brutale, la force supérieure du capital organisé, exaspérant ainsi à l’extrême l’antagonisme entre le capital et le travail. Enfin ils aggravent la contradiction entre le caractère international de l’économie capitaliste mondiale et le caractère national de l’Etat capitaliste, parce qu’ils s’accompagnent toujours d’une guerre douanière générale ; ils exaspèrent ainsi les antagonismes entre les différents Etats capitalistes. À cela il faut ajouter l’influence révolutionnaire exercée par les cartels sur la concentration de la production, son perfectionnement technique, etc.

Ainsi, quant à l’action exercée sur l’économie capitaliste, les cartels et les trusts n’apparaissent pas comme un " facteur d’adaptation " propre à en atténuer les contradictions, mais bien plutôt comme l’un des moyens qu’elle invente elle-même pour aggraver sa propre anarchie, développer ses contradictions internes, accélérer sa propre ruine.

Cependant, si le système du crédit, si les cartels, etc., n’éliminent pas l’anarchie du monde capitaliste, comment se fait-il que pendant deux décennies, depuis 1873, nous n’ayons eu aucune grande crise commerciale ? N’est-ce pas là un signe que le mode de production capitaliste s’est - au moins dans ses grandes lignes - " adapté " aux besoins de la société, contrairement à l’analyse faite par Marx ? La réponse ne s’est pas fait attendre. À peine Bernstein avait-il relégué en 1898 la théorie marxienne des crises parmi les vieilles lunes qu’une violente crise générale éclata en 1900 ; sept ans plus tard une crise nouvelle éclatait aux Etats-Unis, gagnant tout le marché mondial. Ainsi la théorie de l’ " adaptation " du capitalisme fut démentie par des faits éloquents. Ce démenti même démontrait que ceux qui abandonnaient la théorie marxienne des crises pour la seule raison qu’aucune crise n’avait éclaté au " terme " prévu par l’échéance avaient confondu l’essence de cette théorie avec un de ses aspects extérieurs secondaires :le cycle de dix ans. Or la formule d’une période décennale accomplissant tout le cycle de l’industrie capitaliste était chez Marx et Engels dans les années 60 et 70 une simple constatation des faits : ces faits ne correspondaient pas à une loi naturelle, mais à une série de circonstances historiques déterminées ; ils étaient liés à l’extension par bonds de la sphère d’influence du jeune capitalisme.

La crise de 1825 fut en effet le résultat des grands investissements de capitaux dans la construction des routes, des canaux et des usines à gaz qui furent accomplis au cours de la décennie précédente et notamment en Angleterre où éclata la crise. De même la crise suivante, de 1836 à 1839, fut la conséquence de placements formidables dans la construction des moyens de transport. La crise de 1847 fut provoquée, on le sait, par l’essor fiévreux de la construction des chemins de fer anglais (de 1844 à 1847, c’est-à-dire en trois ans seulement, le Parlement anglais accorda des concessions de lignes de chemins de fer pour une valeur d’environ 1,5 milliard de thalers). Dans ces trois cas ce sont par conséquent différentes formes d’expansion nouvelle de l’économie grâce au capitalisme, de la création de nouvelles bases du développement capitaliste qui sont à l’origine des crises. En 1857 on assiste d’abord à l’ouverture brusque de nouveaux débouchés à l’industrie européenne en Amérique et en Australie, à la suite de la découverte des mines d’or : puis ce fut, en France notamment, à la suite des exemples anglais, la construction de nombreuses lignes de chemins de fer (de 1852 à 1856 on construisit en France pour 1 250 000 francs de nouvelles lignes de chemins de fer). Enfin la grande crise de 1873 fut, comme on sait, une conséquence directe de la création et de l’expansion brutale de la grande industrie en Allemagne et en Autriche, qui suivirent les événements politiques de 1866 et 1871.

Ce fut par conséquent chaque fois l’expansion brusque de l’économie capitaliste et non le rétrécissement de son champ ni son épuisement qui fut à l’origine des crises commerciales. La périodicité décennale de ces crises internationales est un fait purement extérieur, un hasard. Le schéma marxiste de la formation des crises tel qu’Engels et Marx l’ont exposé le premier dans l’Anti-Dühring, le second dans le livre I et le livre III du Capital, ne s’applique d’une façon juste à ces crises que dans la mesure où il découvre leur mécanisme interne et leurs causes générales profondes ; peu importe que ces crises se répètent tous les dix ou tous les cinq ans, ou encore alternativement tous les vingt ou tous les huit ans. Mais ce qui démontre le mieux l’inexactitude de la théorie bersteinienne, c’est le fait que ce sont précisément les pays où les fameux " facteurs d’adaptation " capitalistes : le crédit, les moyens d’information, et les trusts sont le plus développés, qui ont ressenti avec le plus de violence les effets de la crise de 1907-1908.

L’idée que la production capitaliste pourrait " s’adapter " à l’échange implique de deux choses l’une :ou bien que le marché mondial s’accroît sans limites, à l’infini, ou bien au contraire qu’il y a un frein au développement des forces productives afin que celles-ci ne débordent pas les limites du marché. La première hypothèse se heurte à une impossibilité matérielle ; à la seconde s’opposent les progrès constants de la technique dans tous les domaines de la production, suscitant tous les jours de nouvelles forces productives.

Reste un phénomène qui, d’après Bernstein, contredirait la tendance ci-dessus indiquée du développement capitaliste : c’est la " phalange inébranlable " des entreprises moyennes. Il voit dans leur existence un signe que le développement de la grande industrie n’a pas une influence aussi révolutionnaire du point de vue de la concentration des entreprises que ne le croient les tenants de la " théorie de la catastrophe ". Mais il est ici encore victime d’un malentendu qu’il a lui-même créé. Cela serait en effet mal comprendre le développement de la grande industrie que de s’imaginer qu’il entraîne nécessairement la disparition progressive des entreprises moyennes.

Dans le cours général du développement capitaliste, les petits capitaux jouent, d’après la théorie marxiste, le rôle de pionniers de la révolution technique et ceci à un double titre : d’abord, en ce qui concerne les méthodes nouvelles de production dans les anciennes branches fortement enracinées, ensuite dans la création de nouvelles branches de production non encore exploitées par les gros capitaux. On aurait donc tort de se figurer l’histoire des entreprises moyennes comme une ligne droite descendante qui irait du déclin progressif jusqu’à la disparition totale. L’évolution réelle est ici encore dialectique ; elle oscille sans cesse entre des contradictions. Les classes moyennes capitalistes se trouvent tout comme la classe ouvrière sous l’influence de deux tendances antagonistes, l’une ascendante, l’autre descendante. La tendance descendante est la croissance continue de l’échelle de la production qui déborde périodiquement le cadre des capitaux moyens, les écartant régulièrement du champ de la concurrence mondiale. La tendance ascendante est constituée par la dépréciation périodique du capital existant qui fait baisser pour un certain temps l’échelle de la production selon la valeur du capital minimum nécessaire, ainsi que la pénétration de la production capitaliste dans les sphères nouvelles. Il ne faut pas regarder la lutte des entreprises moyennes contre le grand capital comme une bataille en règle où la partie la plus faible verrait de plus en plus diminuer et fondre ses troupes en nombre absolu ; c’est plutôt comme si de petits capitaux étaient périodiquement fauchés pour s’empresser de repousser afin d’être fauchés à nouveau par la grande industrie. Des deux tendances qui se disputent le sort des classes moyennes capitalistes, c’est finalement la tendance descendante qui l’emporte. L’évolution est ici inverse de celle de la classe ouvrière. Cela ne se manifeste pas nécessairement dans une diminution numérique absolue des entreprises moyennes ; il peut y avoir 1° une augmentation progressive du capital minimum nécessaire au fonctionnement des entreprises dans les anciennes branches de la production ; 2° une diminution constante de l’intervalle de temps pendant lequel les petits capitaux conservent l’exploitation des nouvelles branches de la production. Il en résulte pour le petit capital individuel une durée d’existence de plus en plus brève et un changement de plus en plus rapide des méthodes de production ainsi que de la nature des investissements. Pour la classe moyenne dans son ensemble il en résulte une accélération du métabolisme social.

Bernstein le sait parfaitement bien et il le constate d’ailleurs lui-même. Mais ce qu’il semble oublier, c’est que c’est là la loi même du mouvement des entreprises moyennes capitalistes. Si on admet que les petits capitaux sont les pionniers du progrès technique, qui est lui-même le moteur essentiel de l’économie capitaliste, on doit conclure que les petits capitaux accompagnent nécessairement le développement du capitalisme, car ils font partie intégrante de celui-ci et ne disparaîtront qu’avec lui. La disparition progressive des entreprises moyennes - au sens statistique absolu dont parle Bernstein - signifierait non pas comme le pense ce dernier, la tendance révolutionnaire du développement capitaliste, mais le contraire, c’est-à-dire un arrêt, un assoupissement de ce développement.

"Le taux du profit, c’est-à-dire l’accroissement proportionnel du capital, dit Marx, est important avant tout pour tous les nouveaux placeurs de capitaux se groupant indépendamment. Et dès que la formation de capital tomberait exclusivement aux mains d’une poignée de gros capitaux tout formés, le feu vivifiant de la production s’éteindrait - entrerait en somnolence." (Capital, livre III, ch. 15, 2, tome X, p. 202, traduction Molitor).

1.3 La réalisation du socialisme par des réformes sociales

Bernstein récuse la théorie de la catastrophe, il refuse d’envisager l’effondrement du capitalisme comme voie historique menant à la réalisation de la société socialiste. Quelle est donc la voie qui y mène selon les théoriciens de l’ " adaptation du capitalisme " ? Bernstein ne fait que de brèves allusions à cette question à laquelle Conrad Schmidt [6] a essayé de répondre en détail dans l’esprit de Bernstein (voir le Vorwärts du 20 février 1898, revue des livres). D’après Conrad Schmidt " la lutte syndicale et la lutte politique pour les réformes auraient pour résultat un contrôle social de plus en plus poussé sur les conditions de la production " ; et parviendraient à " restreindre de plus en plus au moyen de la législation les droits du propriétaire du capital en réduisant son rôle à celui d’un simple administrateur " jusqu’au jour où finalement on " enlèvera au capitaliste à bout de résistance, voyant sa propriété perdre de plus en plus de valeur pour lui, la direction et l’administration de l’exploitation " et où l’on introduira en fin de compte l’exploitation collective.

Bref les syndicats, les réformes sociales et, ajoute Bernstein, la démocratisation politique de l’Etat, tels sont les moyens de réaliser progressivement le socialisme.

Commençons par les syndicats : leur principale fonction - personne ne l’a mieux exposé que Bernstein lui-même en 1891 dans la Neue Zeit - consiste à permettre aux ouvriers de réaliser la loi capitaliste des salaires, c’est-à-dire la vente de la force de travail au prix conjoncturel du marché. Les syndicats servent le prolétariat en utilisant dans leur propre intérêt, à chaque instant, ces conjonctures du marché. Mais ces conjonctures elles-mêmes, c’est-à-dire d’une part la demande de force de travail déterminée par l’état de la production, et d’autre part l’offre de force de travail créée par la prolétarisation des classes moyennes et la reproduction naturelle de la classe ouvrière, enfin le degré de productivité du travail sont situées en dehors de la sphère d’influence des syndicats. Aussi ces éléments ne peuvent-ils pas supprimer la loi des salaires. Ils peuvent, dans le meilleur des cas, maintenir l’exploitation capitaliste à l’intérieur des limites " normales " dictées à chaque instant par la conjoncture, mais ils sont absolument hors d’état de supprimer l’exploitation elle-même, même progressivement.

Conrad Schmidt considère, il est vrai, le syndicalisme actuel comme étant " à un faible stade de début ", il espère que dans l’avenir le " mouvement syndical exercera une influence de plus en plus régulatrice sur la production ". Mais cette influence régulatrice sur la production ne peut s’entendre que de deux manières : il s’agit soit d’intervenir dans le domaine technique du processus de la production, soit de fixer les dimensions de la production elle-même. De quelle nature peut être, dans ces deux domaines, l’influence des syndicats ? Il est évident que, pour ce qui est de la technique de la production, l’intérêt du capitalisme coïncide jusqu’à un certain point avec le progrès et le développement de l’économie capitaliste. C’est la nécessité vitale qui le pousse aux améliorations techniques. Mais la situation de l’ouvrier individuel est absolument inverse : toute transformation technique s’oppose aux intérêts des ouvriers directement concernés et aggrave leur situation immédiate en dépréciant la force de travail, en rendant le travail plus intensif, plus monotone, plus pénible. Dans la mesure où le syndicat peut intervenir dans la technique de la production il ne peut évidemment le faire qu’en ce sens, c’est-à-dire en épousant l’attitude de chaque groupe ouvrier directement intéressé, par conséquent en s’opposant nécessairement aux innovations. En ce cas, on n’agit pas dans l’intérêt de l’ensemble de la classe ouvrière ni de son émancipation, qui coïncide plutôt avec le progrès technique, c’est-à-dire avec l’intérêt de chaque capitaliste, mais tout au contraire dans le sens de la réaction. En effet, de telles interventions dans le domaine technique se rencontrent non dans l’avenir, où les cherche Conrad Schmidt, mais dans le passé du mouvement syndical. Elles sont caractéristiques de la plus ancienne phase du trade-unionisme anglais (jusqu’au milieu des années 1860) où l’on retrouvait des survivances corporatives moyen-âgeuses et qui s’inspiraient du principe périmé du " droit acquis à un travail convenable ", selon l’expression des Webb [7] dans leur Théorie et pratique des syndicats anglais (t. II, p. 100 et suivantes). La tentative des syndicats pour fixer les dimensions de la production et les prix des marchandises est, tout au contraire, un phénomène de date récente. Ce n’est que dans les tout derniers temps que nous le voyons apparaître, encor une fois en Angleterre seulement (ibid., t. II, p. 115 et suiv.). Il est d’inspiration et de tendance analogues aux précédentes. À quoi se réduit en effet la participation active des syndicats à la fixation des dimensions et du coût de la production des marchandises ? À un cartel rassemblant des ouvriers et des entrepreneurs contre le consommateur : ils font usage contre les entrepreneurs concurrents de mesures coercitives qui ne le cèdent en rien aux méthodes de l’association patronale ordinaire. Il ne s’agit plus là d’un conflit entre le travail et le capital mais d’une lutte menée solidairement par le capital et la force de travail contre la société consommatrice. Si nous jugeons sa valeur sociale, c’est une entreprise réactionnaire, elle ne peut constituer un stade de la lutte pour l’émancipation du prolétariat, car elle est tout le contraire d’une lutte de classes ; si nous jugeons sa valeur pratique, c’est une utopie : il suffit d’un coup d’œil pour voir qu’elle ne peut s’étendre à de grandes branches de production travaillant pour le marché mondial.

L’activité des syndicats se réduit donc essentiellement à la lutte pour l’augmentation des salaires et pour la réduction du temps de travail ; elle cherche uniquement à avoir une influence régulatrice sur l’exploitation capitaliste en suivant les fluctuations du marché ; toute intervention sur le processus de production lui reste, par la nature même des choses, interdite. Mais, bien plus, le mouvement syndical se développe dans un sens tout à fait opposé à l’hypothèse de Conrad Schmidt : il tend à couper entièrement le marché du travail de tout contact direct avec le reste du marché. Citons un exemple caractéristique de cette tendance : toute tentative pour relier directement le contrat de travail à la situation générale de la production par le système de l’échelle mobile des salaires est dépassée par l’évolution historique, et les trade-unions s’en écartent de plus en plus (Webb, ibid, p. 115). Mais même à l’intérieur des limites de sa sphère d’influence, le mouvement syndical n’accroît pas indéfiniment son expansion, comme le supposait la théorie de l’adaptation du capitalisme. Bien au contraire. Si l’on examine d’assez longues périodes de développement social, on est obligé de constater que dans l’ensemble nous allons au-devant d’une époque non pas d’expansion triomphante, mais de difficultés croissantes pour le mouvement syndical. Les réformes se heurtent d’ailleurs aux limites des intérêts du capital. Certes, Bernstein et Conrad Schmidt estiment que le mouvement actuel n’est qu’à un " faible stade de début " ; ils espèrent pour l’avenir des réformes se développant à l’infini pour le plus grand bien de la classe ouvrière. Ils cèdent en cela à la même illusion que lorsqu’ils croient à l’expansion illimitée du syndicalisme. Quand le développement de l’industrie aura atteint son apogée et que sur le marché mondial commencera pour le capital la phase descendante, la lutte syndicale deviendra difficile : 1° parce que les conjonctures objectives du marché seront défavorables à la force de travail, la demande de force de travail augmentant plus lentement et l’offre plus rapidement, que ce n’est le cas aujourd’hui ; 2° parce que le capital lui-même, pour se dédommager des pertes subies sur le marché mondial, s’efforcera de réduire la part du produit revenant aux ouvriers. La réduction des salaires n’est-elle pas, en somme, selon Marx, l’un des principaux moyens de freiner la baisse des taux de profits ? (voir Marx, Capital, livre III, chap. XIV, 2, tome X, p. 162). L’Angleterre nous offre déjà l’exemple de ce qu’est le début du deuxième stade du mouvement syndical. À ce stade la lutte se réduit nécessairement de plus en plus à la simple défense des droits acquis, et même celle-ci devient de plus en plus difficile. Telle est la tendance générale de l’évolution dont la contre-partie doit être le développement de la lutte de classe politique et sociale.

Conrad Schmidt commet la même erreur de perspective historique en ce qui concerne la réforme sociale : il attend d’elle qu’elle " dicte à la classe capitaliste avec l’aide des coalitions ouvrières syndicales les conditions dans lesquelles celle-ci peut acheter la force de travail ". C’est dans le sens de la réforme sociale ainsi comprise que Bernstein appelle la législation ouvrière un morceau de " contrôle social " et comme tel, un morceau de socialisme. De même Conrad Schmidt dit en parlant des lois de protection ouvrière : " contrôle social " ; après avoir transformé ainsi avec bonheur l’Etat en société, il ajoute, avec une belle confiance : " c’est-à-dire la classe ouvrière ascendante " ; grâce à ce tour de passe-passe les inoffensives mesures de protection du travail décrétées par le Conseil fédéral allemand deviennent des mesures de transition vers le socialisme du prolétariat allemand.

La mystification saute aux yeux. L’Etat actuel n’est justement pas une " société " dans le sens de " classe ouvrière ascendante ", mais le représentant de la société capitaliste, c’est-à-dire un Etat de classe. C’est pourquoi la réforme qu’il propose n’est pas une application du " contrôle social ", c’est-à-dire du contrôle de la société des travailleurs libres sur son propre processus de travail, mais un contrôle de l’organisation d classe de capital sur le processus de production du capital. Les réformes se heurtent d’ailleurs aux limites des intérêts du capital ; certes Bernstein et Conrad Schmidt ne voient dans le courant actuel qu’un " faible stade de début ", ils espèrent pour l’avenir des réformes se développant à l’infini, pour le plus grand bien de la classe ouvrière. Ils sont victimes de la même illusion que lorsqu’ils cédaient à leur foi en une expansion illimitée du syndicalisme.

La théorie de la réalisation progressive du socialisme au moyen de réformes sociales implique, et c’est là son fondement, un certain développement objectif tant de la propriété capitaliste que de l’Etat. En ce qui concerne la première, le schéma du développement futur tend, d’après Conrad Schmidt, à " restreindre de plus en plus les droits du propriétaire du capital en réduisant son rôle à celui de simple administrateur ". Pour compenser la prétendue impossibilité d’abolir d’un seul coup la propriété des moyens de production, Conrad Schmidt invente une théorie de l’expropriation progressive. Il imagine que le droit de propriété se divise en " droit suprême de propriété " attribué à la " société " et appelé selon lui à s’étendre toujours davantage, et en droit de jouissance qui, dans les mains du capitalisme, se réduirait de plus en plus à la simple gestion de l’entreprise. Or, de deux choses l’une : ou bien cette construction théorique n’est qu’une innocente figure de rhétorique à laquelle il n’attache guère d’importance, et alors la théorie de l’expropriation progressive perd tout fondement. Ou bien elle représente à ses yeux le véritable schéma de l’évolution juridique ; mais alors il se trompe du tout au tout. La décomposition du droit de propriété en diverses compétences juridiques, dont Conrad Schmidt se réclame pour échafauder sa théorie de " l’expropriation progressive " du capital, caractérise la société féodale fondée sur l’économie naturelle : la répartition du produit social entre les différentes classes de la société se faisait en nature et se fondait sur des relations personnelles entre le seigneur féodal et ses sujets. La décomposition de la propriété en divers droits partiels correspondait à l’organisation établie de la répartition de la richesse sociale. En revanche, le passage à la production marchande et la dissolution de tous les liens personnels entre les différents participants au processus de la production renforcent les rapports entre l’homme et la chose, c’est-à-dire la propriété privée. La répartition ne se fondait plus désormais sur des liens personnels, mais s’accomplissait par le moyen de l’échange, les différents droits de participation à la richesse sociale ne se mesurant pas en fractions de droits de propriété d’un objet commun, mais selon la valeur apportée par chacun sur le marché. Aussi bien le premier grand changement introduit dans les rapports juridiques et consécutif à la naissance de la production marchande dans les communes urbaines du Moyen-âge fut-il la création de la propriété privée absolue au sein même des rapports juridiques féodaux, dans un régime de droit de propriété morcelé. Mais dans la production capitaliste cette évolution ne fait que se poursuivre. Plus le processus de production est socialisé, plus la répartition se fonde exclusivement sur l’échange, et plus la propriété privée capitaliste prend un caractère absolu et sacré ; la propriété capitaliste, qui était un droit sur les produits de son propre travail, se transforme de plus en plus en un droit de s’approprier le travail d’autrui. Tant que le capitaliste gère lui-même l’usine, la répartition reste liée, dans une certaine mesure, à une participation personnelle au processus de la production. Mais dans la mesure où on peut se passer du capitaliste pour diriger l’usine - ce qui est tout à fait le cas dans les sociétés par actions - la propriété du capital en tant que participation à la répartition se détache complètement de toute relation personnelle avec la production, il apparaît alors dans sa forme la plus pure et la plus absolue. C’est dans le capital-action et le capital de crédit industriel que le droit de propriété capitaliste est parvenu à son stade le plus achevé.

Le schéma historique de Conrad Schmidt qui montre le propriétaire passant de la fonction de " propriétaire à celle de simple gestionnaire " ne correspond donc aucunement à la tendance réelle de l’évolution : celle-ci nous le montre au contraire passant du rôle de propriétaire et de gestionnaire au rôle de simple propriétaire.

Il en va de Conrad Schmidt ici comme de Goethe : " ce qu’il possède il le voit comme lointain, ce qui n’est plus devient réalité à ses yeux ".

Son schéma historique nous indique une évolution économique qui rétrograderait du stade moderne de la société par actions à celui de la manufacture ou même de l’atelier artisanal ; de même juridiquement il veut ramener le monde capitaliste à son berceau, le monde féodal de l’économie naturelle.

Dans cette perspective le " contrôle social " tel que nous le montre Conrad Schmidt apparaît sous un autre jour. Ce qui joue aujourd’hui le rôle de " contrôle social " - la législation ouvrière, le contrôle des sociétés par actions, etc. - n’a, en fait, rien de commun avec une participation au droit de propriété, avec une " propriété suprême " de la société. Sa fonction n’est pas de limiter la propriété capitaliste, mais au contraire de la protéger. Ou encore - économiquement parlant - il ne constitue pas une atteinte à l’exploitation capitaliste, mais une tentative pour la normaliser. Lorsque Bernstein pose la question de savoir si telle ou telle loi de protection ouvrière contient plus ou moins de socialisme, nous pouvons lui répondre que la meilleure des lois de protection ouvrière contient à peu près autant de socialisme que les ordonnances municipales sur le nettoyage des rues et l’allumage des becs de gaz - qui relèvent aussi du " contrôle social ".

1.4. La politique douanière et le militarisme

La deuxième condition nécessaire à la réalisation progressive du socialisme selon Edouard Bernstein est la transformation graduelle de l’Etat en société. C’est aujourd’hui un lieu commun que de dire que l’Etat actuel est un Etat de classe. Il faut prendre cette affirmation non pas dans un sens absolu et rigide, mais dans un sens dialectique comme tout ce qui a trait à la société capitaliste.

Par la victoire politique de la bourgeoisie, l’Etat est devenu un Etat capitaliste. Certes, le développement du capitalisme lui-même modifie profondément le caractère de l’Etat, élargissant sans cesse la sphère de son action, lui imposant constamment de nouvelles fonctions, notamment dans le domaine de l’économie où il rend de plus en plus nécessaires son intervention et son contrôle. En ce sens il prépare peu à peu la fusion future de l’Etat et de la société, et, pour ainsi dire, la reprise des fonctions de l’Etat par la société. Dans cet ordre d’idées on peut parler également d’une transformation progressive de l’Etat capitaliste en société ; en ce sens il est incontestable, comme Marx le dit, que la législation ouvrière est la première intervention consciente de la " société " dans son processus vital social, phase à laquelle se réfère Bernstein.

Mais d’autre part, ce même développement du capitalisme réalise une autre transformation dans la nature de l’Etat. L’Etat actuel est avant tout une organisation de la classe capitaliste dominante. Il assume sans doute des fonctions d’intérêt général dans le sens du développement social ; mais ceci seulement dans la mesure où l’intérêt général et le développement social coïncident avec les intérêts de la classe dominante. La législation de protection ouvrière, par exemple, sert autant l’intérêt immédiat de classe des capitalistes que ceux de la société en général. Mais cette harmonie cesse à un certain stade du développement capitaliste. Quand ce développement a atteint un certain niveau, les intérêts de classe de la bourgeoisie et ceux du progrès économique commencent à se séparer même à l’intérieur du système de l’économie capitaliste. Nous estimons que cette phase a déjà commencé ; en témoignent deux phénomènes extrêmement importants de la vie sociale actuelle : la politique douanière d’une part, et le militarisme de l’autre. Ces deux phénomènes ont joué dans l’histoire du capitalisme un rôle indispensable et, en ce sens, progressif, révolutionnaire. Sans la protection douanière, le développement de la grande industrie dans les différents pays eût été presque impossible. Mais actuellement la situation est tout autre. La protection douanière ne sert plus à développer les jeunes industries, mais à maintenir artificiellement des formes vieillies de production. Du point de vue du développement capitaliste, c’est-à-dire du point de vue de l’économie mondiale, il importe peu que l’Allemagne exporte plus de marchandises en Angleterre ou que l’Angleterre exporte plus de marchandises en Allemagne. Par conséquent, si l’on considère le développement du capitalisme, la protection douanière a joué le rôle du bon serviteur qui, ayant rempli son office, n’a plus qu’à partir. Il devrait même le faire ; étant donné l’état de dépendance réciproque dans lequel se trouvent actuellement les différentes branches d’industrie, les droits de douane sur n’importe quelle marchandise ont nécessairement pour résultat de renchérir la production des autres marchandises à l’intérieur du pays, c’est-à-dire d’entraver à nouveau le développement de l’industrie. Il n’en est pas de même du point de vue des intérêts de la classe capitaliste. L’industrie n’a pas besoin, pour son développement, de la protection douanière, mais les entrepreneurs en ont besoin, eux, pour protéger leurs débouchés. Cela signifie qu’actuellement les douanes ne servent plus à protéger une production capitaliste en voie de développement contre une autre plus avancée, mais qu’ils favorisent la concurrence d’un groupe national de capitalistes contre un autre groupe national. En outre, les douanes n’ont plus la fonction nécessaire de protection de l’industrie naissante, elles n’aident plus celle-ci à créer et conquérir un marché intérieur ; elles sont des agents indispensables dans la cartellisation de l’industrie, c’est-à-dire dans la lutte des producteurs capitalistes contre la société consommatrice. Enfin, dernier trait spécifique de la politique douanière actuelle : ce n’est pas l’industrie mais l’agriculture qui joue aujourd’hui le rôle prédominant dans la politique douanière, autrement dit le protectionnisme est devenu un moyen d’expression des intérêts féodaux et sert à les maquiller des couleurs du capitalisme.

On assiste à une évolution semblable du militarisme. Si nous considérons l’histoire non telle qu’elle aurait pu ou dû être, mais telle qu’elle s’est produite dans la réalité, nous sommes obligés de constater que la guerre a été un auxiliaire indispensable du développement capitaliste. Aux Etats-Unis d’Amérique du Nord, en Allemagne, en Italie, dans les Etats balkaniques, en Russie, et en Pologne, dans tous ces pays le capitalisme dut son premier essor aux guerres, quelle qu’en fût l’issue, victoire ou défaite. Tant qu’il existait des pays dont il fallait détruire l’état de division intérieure ou d’isolement économique, le militarisme joua un rôle révolutionnaire du point de vue capitaliste, mais aujourd’hui la situation est différente. L’enjeu des conflits qui menacent la scène de la politique mondiale n’est pas l’ouverture de nouveaux marchés au capitalisme ; il s’agit plutôt d’exporter dans d’autres continents les antagonismes européens déjà existants. Ce qui s’affronte aujourd’hui, les armes à la main, qu’il s’agisse de l’Europe ou des autres continents, ce ne sont pas d’une part les pays capitalistes, et d’autre part les pays d’économie naturelle ; ce sont des Etats d’économie capitaliste avancée, poussés au conflit par l’identité de leur développement. Il est vrai que le conflit, s’il éclate, ne pourra être que fatal à ce développement ; en effet, il ébranlera et bouleversera profondément la vie économique de tous les pays capitalistes. Mais la chose apparaît tout à fait différente du point de vue de la classe capitaliste. Pour elle, le militarisme est actuellement devenu indispensable à un triple point de vue : 1° Il lui sert à défendre des intérêts nationaux en concurrence contre d’autres groupes nationaux ; 2° il constitue un domaine d’investissement privilégié, tant pour le capital financier que pour le capital industriel, et 3° il lui est utile à l’intérieur pour assurer sa domination de classe sur le peuple travailleur, tous intérêts qui n’ont, en soi, rien de commun avec le progrès du capitalisme. Deux traits spécifiques caractérisent le militarisme actuel : c’est d’abord son développement général et concurrent dans tous les pays ; on le dirait poussé à s’accroître par une force motrice interne et autonome : phénomène encore inconnu il y a quelques décennies ; c’est ensuite le caractère fatal, inévitable de l’explosion imminente, bien que l’on ignore l’occasion qui la déclenchera, les Etats qui seront d’abord touchés, l’objet du conflit et toutes les autres circonstances. Le moteur du développement capitaliste, le militarisme, à son tour, est devenu une maladie capitaliste.

Dans ce conflit entre le développement du capitalisme et les intérêts de la classe dominante, l’Etat se range du côté de cette dernière. Sa politique, de même que celle de la bourgeoisie, s’oppose au développement social. Il cesse ainsi toujours plus d’être le représentant de l’ensemble de la société et en même temps se transforme toujours plus en un pur Etat de classe, ou plus exactement ces deux qualités cessent de coïncider pour devenir des données contradictoires internes de l’Etat. Et cette contradiction ne fait que s’aggraver de jour en jour. Car d’une part on voit s’accroître les fonctions d’intérêt général de l’Etat, ses interventions dans la vie sociale, son " contrôle " sur celle-ci. Mais d’autre part son caractère de classe l’oblige toujours plus à accentuer son activité coercitive dans des domaines qui ne servent que le caractère de classe de la bourgeoisie et n’ont pour la société qu’une importance négative : à savoir le militarisme et la politique douanière et coloniale. Et par ailleurs le " contrôle social " qu’il exerce est également marqué par son caractère de classe (que l’on songe à la façon dont est appliquée la protection ouvrière dans tous les pays).

Bernstein voyait dans l’extension de la démocratie un dernier moyen de réaliser progressivement le socialisme : or une telle extension, loin de s’opposer à la transformation du caractère de l’Etat telle que nous venons de la décrire, ne fait que la confirmer.

Conrad Schmidt affirme même que la conquête d’une majorité socialiste au Parlement est le moyen direct de réaliser le socialisme par étapes. Or les formes démocratiques de la politique sont incontestablement un signe très net du passage progressif de l’Etat en société ; il y a bien là en ce sens une étape vers la transformation socialiste. Mais le caractère contradictoire de l’Etat capitaliste se manifeste de manière éclatante dans le parlementarisme moderne. Certes, formellement, le parlementarisme sert à exprimer dans l’organisation de l’Etat les intérêts de l’ensemble de la société. Mais d’autre part, ce que le parlementarisme représente ici, c’est uniquement la société capitaliste, c’est-à-dire une société dans laquelle prédominent les intérêts capitalistes. Par conséquent, dans cette société, les institutions formellement démocratiques ne sont, quant à leur contenu, que des instruments des intérêts de la classe dominante. On en a des preuves concrètes : dès que la démocratie a tendance à nier son caractère de classe et à se transformer en instrument de véritables intérêts du peuple, les formes démocratiques elles-mêmes sont sacrifiées par la bourgeoisie et par sa représentation d’Etat. Aussi l’idée de la conquête d’une majorité parlementaire apparaît-elle comme un faux calcul : en se préoccupant uniquement, à la manière du libéralisme bourgeois, de l’aspect formel de la démocratie, on néglige entièrement l’autre aspect, son contenu réel. Et le parlementarisme dans son ensemble n’apparaît pas du tout, comme le croit Bernstein, comme un élément immédiatement socialiste, qui imprégnerait peu à peu toute la société capitaliste, mais au contraire comme un instrument spécifique de l’Etat de classe bourgeois, un moyen de faire mûrir et de développer les contradictions capitalistes.

Si l’on considère ce développement objectif de l’Etat, on se rend compte que le mot de Bernstein et de Conrad Schmidt sur le " contrôle social " croissant n’est qu’une formule creuse contredite de jour en jour davantage par la réalité.

La théorie de l’instauration progressive du socialisme évoque finalement une réforme de la propriété et de l’Etat capitaliste évoluant dans le sens du socialisme. Or la propriété et l’Etat évoluent, des faits sociaux en témoignent, dans un sens absolument opposé. Le processus de production se socialise de plus en plus, et l’intervention du contrôle de l’Etat sur ce processus de production s’étend de plus en plus. Mais en même temps la propriété privée prend toujours plus la forme de l’exploitation capitaliste brutale du travail d’autrui, et le contrôle exercé par l’Etat est toujours plus marqué par des intérêts de classe. Par conséquent, dans la mesure où l’Etat, c’est-à-dire l’organisation politique, et les rapports de propriété, c’est-à-dire l’organisation juridique du capitalisme deviennent de plus en plus capitalistes, et non pas de plus en plus socialistes, ils opposent à la théorie de l’introduction progressive du socialisme deux difficultés insurmontables.

Fourier avait eu l’invention fantastique de transformer, grâce au système des phalanstères, toute l’eau des mers du globe en limonade. Mais l’idée de Bernstein de transformer, en y versant progressivement les bouteilles de limonade réformistes, la mer de l’amertume capitaliste en l’eau douce du socialisme, est peut-être plus plate, mais non moins fantastique.

Les rapports de production de la société capitaliste se rapprochent de plus en plus des rapports de production de la société socialiste. En revanche, ses rapports politiques et juridiques élèvent entre la société capitaliste et la société socialiste un mur de plus en plus haut. Ce mur, non seulement les réformes sociales ni la démocratie ne le battront en brèche, mais au contraire elles l’affermissent et le consolident. Ce qui pourra l’abattre, c’est uniquement le coup de marteau de la révolution, c’est-à-dire la conquête du pouvoir politique par le prolétariat.

Rosa luxemburg


[1] Paru en français sous le titre : Socialisme théorique et social-démocratie pratique, Paris, Stock 3e éd. 1912.

[22] Chaque Etat (Land) de l’Empire allemand avait sa constitution et son Parlement (Landtag). Après l’expansion considérable du mouvement socialiste, dès l’abolition de la loi d’exception, la Saxe avait instauré un système électoral analogue à celui existant en Prusse et fondé sur les catégories de revenus (Dreiklassenwahl).

[3] Rosa Luxemburg appelle ainsi les diverses formes modernes de concentration de capital : trusts, cartels, etc.

[4] Isaac Péreire (1806-1890) et son frère Jacob (1800-1875) nés à Bordeaux, furent introduits dans le groupe saint-simonien. Ils s’enthousiasment pour le chemin de fer et contribuèrent à la fondation du Crédit Mobilier, ce qui les place dans une position de concurrence acharnée avec Rothschild.

[5] Dans une note au livre III du Capital, F. Engels écrit en 1894 : " Depuis que les lignes ci-dessus ont été écrites (1865) la concurrence a considérablement augmenté sur le marché mondial, grâce au développement rapide de l’industrie dans tous les pays civilisés, particulièrement en Amérique et en Allemagne. La constatation que l’accroissement rapide et gigantesque des forces productives modernes dépasse chaque jour de plus en plus les lois de l’échange capitaliste des marchandises, dans le cadre duquel ces forces doivent se mouvoir, cette constatation s’impose à l’heure actuelle avec une évidence sans cesse croissante même à la conscience des capitalistes. Cette constatation se montre notamment dans deux symptômes. D’abord, dans la nouvelle manie protectionniste devenue générale et qui diffère de l’ancien système protectionniste surtout en ce qu’elle protège particulièrement les articles les plus aptes à l’exportation. Ensuite dans les trusts par lesquels les fabricants de grandes sphères entières de production réglementent la production et, par suite, les prix et les profits. Il va de soi que ces expériences ne sont possibles que si la situation économique est relativement favorable. La première perturbation les réduira à néant et démontrera que, bien que la production ait besoin d’être réglementée, ce n’est assurément pas la classe capitaliste qui est appelée à le faire. En attendant, ces trusts ou cartels n’ont qu’un seul but : prendre toutes les mesures pour que les petits soient mangés par les gros plus rapidement encore que par le passé ". (Capital, III, tome IX, pp. 204-205, traduction Molitor, éd. Costes).

[6] Conrad Schmidt (mort en 1932), socialiste allemand, économiste. Vers la fin de la période de la loi d’exception, il fit partie du groupe des " Jeunes " (ou aile anarchiste de la S. P. D.). Rédacteur du Vorwärts, plus tard il passe à la tendance révisionniste et collabore aux Sozialistische Monatschefte

[7] Sidney Webb et sa femme Béatrice Potter-Webb (1858-1943), économistes anglais. S. Webb fut l’un des fondateurs de la Fabian Society (1889), fonda l’hebdomadaire The New Statesman en 1913. Les Webb rédigèrent en commun leurs ouvrages : The History of Trade-Unionism (1894), Industrial Democracy (1897), etc

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