Article paru le 23 septembre sur Fightback, le site de la section canadienne de la TMI
Récemment « l’inversion de la courbe de rendement des obligations », dans un ensemble de pays, a fait les gros titres de la presse économique, qui craint que cela ne soit présage de malheurs et de destructions. Beaucoup de travailleurs se grattent la tête en se demandant ce que tout cela peut bien signifier. Dix ans après la « grande récession » (crise de 2007-2008), on pourrait penser que nous vivons en récession permanente et que les choses ne peuvent pas aller plus mal. Si la situation n’est pas bonne dans de nombreux pays, en réalité elle pourrait être bien pire. Dans cet article, nous expliquerons pourquoi.
Que signifie l’inversion de la courbe des rendements et pourquoi est-ce important ?
Une obligation est un terme utilisé pour décrire le fait d’acheter une part de la dette de quelqu’un d’autre. Autrement dit, si vous achetez une obligation, vous prêtez de l’argent à quelqu’un (souvent un gouvernement ou une grande entreprise). Les obligations sont différentes des actions, qui donnent à son propriétaire une part des bénéfices d’une entreprise.
Une obligation peut être à court ou à long terme, selon la durée du prêt. En temps normal, plus l’argent est prêté pendant longtemps, plus il produit un rendement élevé. Si l’on prête de l’argent à quelqu’un pendant 12 mois, on pourrait vouloir demander 2 % de rendement ; mais si l’on prête pendant cinq ou 10 ans, alors on pourrait vouloir demander 4 ou 5 % de rendement. Il est normal de demander un taux plus élevé pour une période plus longue, parce qu’on prend un plus grand risque. Pendant la durée du prêt, la valeur de l’argent prêté pourrait avoir baissé en raison de l’inflation, ou la somme pourrait être entièrement perdue si l’entreprise faisait faillite ou si le gouvernement faisait défaut (refuse de payer). Le terme « rendement des obligations » signifie donc « taux d’intérêt ». L’inversion de la courbe des taux de rendement des obligations désigne donc un phénomène étrange et dangereux par lequel les taux d’intérêt des prêts à long terme tombent en dessous de ceux des prêts à court terme.
Pourquoi les dettes à long terme auraient-elles des taux d’intérêt plus bas que celles à court terme ? Parce que les risques à court terme sont beaucoup plus grands qu’à long terme (même en tenant compte des risques d’inflation et de faillite).
Imaginons un milliardaire qui doit décider quoi faire avec la montagne d’argent qu’il a siphonné des poches des travailleurs. Si l’économie semble aller bien, il investira son argent dans des actions afin d’obtenir une partie des profits réalisés par l’exploitation des travailleurs. C’est un investissement risqué, mais qui offre le plus haut rendement possible. Mais s’il s’attend à une récession, le milliardaire retirera son argent du marché boursier avant que tout le monde fasse la même chose et qu’il perde des millions en raison de la baisse de la valeur de ses actions. Maintenant, notre pauvre riche doit trouver une autre solution pour placer son argent. Il pourrait acheter des obligations à court terme, mais cela ne donnerait rien, parce que son débiteur le rembourserait en plein milieu de la crise. Sa seule option (autre que de laisser son argent dormir dans son coffre de banque ou acheter de l’or) est d’acheter des obligations à long terme.
Le rendement des obligations à long terme baisse quand beaucoup de gens veulent en acheter. En effet, les obligations sont vendues par un processus d’enchères. Par exemple, un gouvernement peut dire : « Je souhaite emprunter un million de dollars à 1 % d’intérêt, qui est intéressé? » Si personne ne veut de cette dette, par exemple s’il s’agit de la dette grecque, alors ce gouvernement devra hausser le taux pour attirer des preneurs. Mais s’il s’agit du gouvernement allemand, et que beaucoup de gens veulent acheter sa dette à un taux de 1 %, alors peut-être sera-t-il capable d’offrir seulement 0,5 %, voire 0 %, et tout de même obtenir l’argent dont il a besoin.
De faibles taux de rendement à long terme constituent un symptôme du fait que les capitalistes n’ont aucune foi dans leur système. Inutile d’écouter les propagandistes au service des patrons, qui affirment que le libre marché est la façon la plus efficace d’attribuer les ressources ; il faut observer ce que font les nantis de leur précieux pactole. Ils tiennent trop à garder leur butin pour croire même une seconde à leur propre propagande. Ils veulent seulement rester tranquilles en attendant que leurs obligations à long terme arrivent à échéance, en espérant que la crise soit passée d’ici là. Ils n’ont que faire d’être productifs, et ils n’ont certainement rien à cirer des emplois des travailleurs. Tout ce qui leur importe, c’est leur argent.
La situation est maintenant tellement hors de contrôle qu’il existe même des obligations à taux négatif. Cela signifie qu’il coûte de l’argent pour en prêter, et que le débiteur doit rembourser moins d’argent qu’il en a emprunté. La logique étant que, même si le créancier perdra de l’argent, il en perdra moins que s’il l’avait investi ailleurs. Cela peut sembler insensé, mais 16 000 milliards de dollars sont actuellement investis dans ces actifs qui ont 100 % de chance de perdre de l’argent. Une banque danoise offre même des prêts hypothécaires à taux d’intérêt négatif ; essentiellement, elle donne donc de l’argent au débiteur pour qu’il achète une maison. Le système capitaliste est sans dessus dessous.
Depuis la Seconde Guerre mondiale, chaque fois que le rendement des obligations sur deux ans du gouvernement américain a dépassé celui des obligations sur 10 ans, une récession a frappé peu de temps après. Bien qu’il soit possible d’avoir des rendements négatifs sans qu’une récession s’ensuive, à peu près toutes les récessions sont précédées de ce genre de phénomène.
Confusion chez les bourgeois
Toutefois, si l’on cherche à comprendre pourquoi une récession survient, on trouve surtout beaucoup de confusion. Les politiciens libéraux blâment Donald Trump et les risques causés par la guerre commerciale entre les Etats-Unis et la Chine qu’il a déclenchée. Dans un même ordre d’idées, ils soulignent les risques posés par le « Brexit dur » souhaité par Boris Johnson, par lequel le Royaume-Uni quitterait l’Union européenne sans accord, ce qui créerait davantage d’obstacles au libre-échange. Même les manifestations à Hong Kong ont rendu les marchés boursiers fébriles, en raison du potentiel de contagion du mouvement, en plus du fait que Hong Kong constitue un important centre financier.
Les populistes de droite comme Donald Trump pensent qu’ils peuvent gagner une guerre commerciale. Cela sème la consternation chez les bourgeois les plus intelligents, qui ont passé les 80 dernières années à essayer de répandre le libre-échange et d’éviter le protectionnisme. A leurs yeux, le protectionnisme a transformé le krach boursier de 1929 en une dépression qui a duré une décennie. Ils ont raison à ce sujet. Le protectionnisme étouffe l’économie capitaliste. Les barrières commerciales et les dévaluations compétitives signifient que plutôt que d’acheter des marchandises produites plus efficacement (et donc moins chères) à l’étranger, on est forcé d’acheter dans son propre pays des marchandises plus dispendieuses et produites moins efficacement. Si un pays est le seul à appliquer des mesures protectionnistes, cela lui permet d’exporter son chômage, mais si tous les pays l’appliquent, toute l’économie mondiale devient généralement moins efficace. Il faut alors travailler plus pour avoir les mêmes marchandises. Voilà pourquoi les grandes entreprises s’opposent aux guerres commerciales et préfèrent le libre-échange.
La soi-disant « communauté internationale » se plaint que Trump contrevient à « l’ordre international fondé sur des règles ». Est-ce que cela signifie que les travailleurs devraient appuyer ces libéraux contre Trump ? Quand l’Allemagne, la France ou le Canada font la promotion d’un « ordre international fondé sur des règles », il ne s’agit que d’un euphémisme pour parler du code d’honneur entre ces bandits dans le partage du butin de l’exploitation de la classe ouvrière mondiale. Trump, le plus gros gangster, tente seulement de réécrire en sa faveur les modalités de l’entente. Notre opinion sur ce conflit est la même que sur les différends entre la mafia new-yorkaise, la pègre de Londres et les Yakuzas de Tokyo.
Mais bien qu’une guerre commerciale puisse exacerber la récession à venir, comme les prêts à risque avaient empiré la crise en 2008, ou la bulle internet en 2000, ou la crise du pétrole en 1973, aucun de ces facteurs aggravants n’explique vraiment la cause de la récession. La dernière récession mondiale a eu lieu il y a plus de 10 ans maintenant, ce qui constitue une des plus longues périodes de croissance de l’histoire du capitalisme, et les processus généralisés exigent une explication générale. Le Manifeste du Parti communiste contient peut-être la meilleure explication des causes fondamentales des crises capitalistes :
« Chaque crise détruit régulièrement non seulement une masse de produits déjà créés, mais encore une grande partie des forces productives déjà existantes elles-mêmes. Une épidémie qui, à toute autre époque, eût semblé une absurdité, s’abat sur la société – l’épidémie de la surproduction. La société se trouve subitement ramenée à un état de barbarie momentanée ; on dirait qu’une famine, une guerre d’extermination lui ont coupé tous ses moyens de subsistance ; l’industrie et le commerce semblent anéantis. Et pourquoi ? Parce que la société a trop de civilisation, trop de moyens de subsistance, trop d’industrie, trop de commerce. Les forces productives dont elle dispose ne favorisent plus le régime de la propriété bourgeoise ; au contraire, elles sont devenues trop puissantes pour ce régime qui alors leur fait obstacle ; et toutes les fois que les forces productives sociales triomphent de cet obstacle, elles précipitent dans le désordre la société bourgeoise tout entière et menacent l’existence de la propriété bourgeoise. Le système bourgeois est devenu trop étroit pour contenir les richesses créées dans son sein. »
Les indices de la surproduction sont nombreux et s’accumulent. L’une des statistiques économiques essentielles qui en témoignent est ce qu’on appelle « l’utilisation de la capacité ». Cette statistique mesure le taux de potentiel productif des machines et des usines réellement utilisé. À l’échelle mondiale, ce taux a décliné au cours des 50 dernières années. Par exemple, aux Etats-Unis, l’utilisation de la capacité dépassait régulièrement 85 % dans les années 70. Cependant, après avoir chuté à près de 65 % lors de la dernière crise, le taux peine à remonter. Actuellement, entre 20 et 25 % des machines sont inutilisées, et ce, en plein « boom ». Ce gaspillage de potentiel productif représente un élément de preuve accablant contre le capitalisme au 21ème siècle, et confirme ce que Marx et Engels avaient expliqué à l’époque victorienne. En même temps, cela montre le potentiel d’une société qui produirait pour les besoins plutôt que pour les profits. Du jour au lendemain, nous pourrions augmenter la production de 20 % simplement en utilisant les forces productives existantes. Nous pourrions diriger ces ressources vers les besoins des gens, par exemple en mettant fin à la crise du logement, en construisant des infrastructures de transport vert, des écoles, des hôpitaux, etc.
Un autre indicateur de la crise de surproduction est l’accumulation grandissante d’« argent mort ». Mark Carney, l’ancien gouverneur de la Banque du Canada et gouverneur actuel de la Banque d’Angleterre, a fait la une des journaux en 2015 quand il a réprimandé les entreprises parce qu’elles restaient assises sur leur argent et qu’elles n’investissaient pas. Le manque d’investissement a mené à une stagnation de la productivité. A l’époque, au Canada, l’argent mort s’élevait à 700 milliards de dollars. Les patrons se sont indignés de cette critique venue d’un des leurs. Ils lui ont répondu en demandant pourquoi ils investiraient pour augmenter la productivité alors qu’il y avait une crise d’utilisation de la capacité. Pourquoi dépenser de l’argent pour produire davantage de marchandises alors qu’il y a déjà plus de marchandises que ce que le marché peut absorber ? Carney est discrètement passé à autre chose, les journalistes aussi, mais le problème n’est pas parti pour autant.
L’argent mort au Canada a augmenté de 65 milliards de dollars par année et totalise maintenant 950 milliards de dollars. La classe des milliardaires agit comme un dragon d’un roman de Tolkien, jalousement assis sur son magot d’or. Mais quand les travailleurs osent demander que ce magot soit utilisé pour des emplois, des logements, l’éducation, on leur crache des flammes. Voilà un autre exemple frappant de pourquoi l’humanité ne peut plus vivre avec ce système monstrueux. Complètement incapable de faire progresser la société, le dragon du capitalisme doit être abattu pour que les gens puissent prospérer.
Au cœur du capitalisme réside la contradiction par laquelle les travailleurs ne sont pas payés la pleine valeur de leur travail. Conséquemment, les travailleurs ne peuvent pas racheter toutes les marchandises qu’ils ont produites. Mais alors que toute une série de facteurs restreint le pouvoir d’achat de la classe ouvrière, les capitalistes individuels continuent de planifier la production comme si ces limites n’existaient pas. Cela mène inévitablement le système capitaliste dans des crises récurrentes de surproduction.
Les capitalistes peuvent contourner temporairement ce problème de différentes façons. Ils peuvent réinvestir le surproduit dans la production. Mais ce faisant, ils ne font qu’exacerber le problème puisqu’à long terme, une augmentation de la production fait qu’encore plus de marchandises sont produites, que les travailleurs ne peuvent pas acheter non plus. Toutefois, à l’heure actuelle, comme nous le voyons avec l’utilisation de la capacité et la crise de l’argent mort, les entreprises ont cessé de réinvestir. Les patrons peuvent également exporter le surproduit, mais encore une fois, cela augmente le potentiel productif des autres pays et recrée la même crise de surproduction. Mais présentement, la guerre commerciale de Trump empêche d’utiliser cette méthode d’ajournement de la crise. Enfin, ils peuvent stimuler artificiellement le marché en prêtant de l’argent aux travailleurs, entreprises et gouvernements. Cela peut fonctionner pour un temps, mais un jour ou l’autre, ces dettes doivent être payées avec intérêt. Encore une fois, le Manifeste l’explique clairement :
« Comment la bourgeoisie surmonte-t-elle ces crises ? D’un côté, en détruisant par la violence une masse de forces productives ; de l’autre, en conquérant de nouveaux marchés et en exploitant plus à fond les anciens. À quoi cela aboutit-il ? À préparer des crises plus générales et plus formidables et à diminuer les moyens de les prévenir. »
En 2009, les gouvernements ont renfloué les banques et ont massivement augmenté la dette. Cette dette – des ménages, des entreprises et des gouvernements – demeure intacte, mais une nouvelle crise approche. La classe capitaliste a utilisé presque tous les outils à sa disposition pour éviter une nouvelle crise. Toutes les issues sont bloquées et elle ne sait pas quoi faire. Les capitalistes craignent les conséquences sociales de la « destruction par la violence d’une masse de forces productives », qui mènerait à des pertes d’emplois massives et à la misère. Il y a 10 ans, la bureaucratie syndicale pourrie avait encouragé les travailleurs à baisser la tête et à ne pas lutter. Mais depuis ce temps, le socialisme a gagné en popularité comme jamais depuis des générations. Le système politique est au bord de l’effondrement dans un pays après l’autre, en pleine période de croissance modeste. On peut facilement imaginer ce qui arrivera dans une récession généralisée.
Un chroniqueur politique pour la CBC a récemment affirmé : « Nous sommes en territoire inconnu, bien au-delà du panneau “danger”. Personne ne sait comment cela se terminera, y compris les économistes. Comme nous l’avons vu en 2008, quand les choses tourneront mal, les dommages collatéraux pourraient être dévastateurs. Personnellement, j’ai un mauvais pressentiment. »
Théoriquement, il n’y a pas de « crise finale » du capitalisme. Les capitalistes trouveront toujours une sortie, d’une façon ou d’une autre. Mais ils n’ont aucune idée d’où se trouve cette porte de sortie, et nous non plus. Une chose est cependant claire : quelle que soit cette solution, ce sont les travailleurs et les pauvres qui paieront. Les patrons ne peuvent plus faire avancer la société et se tiennent au bord du précipice. Le socialisme représente la seule solution de rechange à la catastrophe capitaliste. Nous devons dès maintenant construire les forces nécessaires à la création de cette nouvelle société.